jeudi 26 février 2015 - par Alain-Patrick Umucyo

L’aliénation de l’infrastructure French Tech

Le récent partenariat entre l'État français et la société américaine Cisco confirme l'externalisation de la French Tech plutôt que sa consolidation. 

1 La préférence étrangère

1.1 L'exemple Cisco

Le 16 février 2015, le premier ministre français, Manuel Valls, annonçait des « échanges fructueux avec John Chambers [Président Directeur général] de @Cisco qui choisit d'investir en France : 100 millions $ dans la #FrenchTech »1.

Quelques heures plus tard, le PDG américain encensait la France qui « en réalité va être leader, l'Allemagne suivra, le Royaume-Uni juste derrière, puis l'Europe du Nord ».2

Mr. Chambers a également mis en avant un Président de la république et un gouvernement qui « comprennent que le futur de leur pays pour la croissance du PIB, la création d'emplois, l'inclusion partout, l'accès au haut-débit pour chaque citoyen en France, les villes intelligentes, la sécurité totale, l'infrastructure nationale sera basé sur la formation de partenariats et ils se sont engagés avec Cisco d'une manière inédite pour un gouvernement français ou même d'un autre pays ».3 Cet éloge a le mérite d'exposer les objectifs du partenariat conclu avec la France. Parmi ceux présentés, deux ont été explicitement confirmés par le gouvernement français.

Concernant « la création d'emplois », la première ambition affichée par le gouvernement à l'égard du partenariat est de « coopérer dans le domaine de l’éducation et de la formation professionnelle aux métiers des réseaux numériques. Objectif : 200 000 personnes formées en trois ans et le financement de plusieurs chaires d’excellence. » Cela signale la volonté d'adapter le marché du travail à un contexte économique au sein duquel les perpétuelles innovations technologiques obligent à une rapide adaptation ou à une inévitable exclusion.4 Cela supporte donc les objectifs de « croissance du PIB » et d' « inclusion » exposés par le PDG de Cisco.

Au sujet des « villes intelligentes », la deuxième ambition présentée par le gouvernement français est de « mener un projet pilote "smart city" dans une ville française et expérimenter de nouveaux modes d’accès numériques aux services publics , notamment dans des zones rurales. »5 La concrétisation d'une telle ambition passera certainement par un renforcement de « l'accès au haut-débit pour chaque citoyen » concerné. Elle nécessitera également le déploiement d'une « infrastructure nationale » ainsi que des garanties liées à une « sécurité totale ».

 

1.2 La menace NSA

Le deuxième ambition du gouvernement expose l'infrastructure nationale française à l'emprise d'une société américaine, elle-même soumise à l'autorité du gouvernement américain. En effet, conformément aux dispositions spécifiques du Foreign Intelligence Surveillance Act, l'État américain est en mesure de procéder à une « collecte incontrôlée de données »6. Cela a été rappelé par Brad Smith, Vice-Président exécutif et Directeur juridique de Mirosoft, au cours d'une conférence à la Brookings Institution le 24 juin 2014.

L'État français a donc offert un accès aisé à l'infrastructure nationale. L'agence de renseignement américaine NSA pourra aussi aisément exploiter cet accès en dehors de tout cadre juridique comme l'ont démontré les révélations permises par Edward Snowden. La plus récente actualité liée à ces révélations a exposé le piratage de la société Gemalto par la NSA.7

Gemalto, leader mondial de la sécurité digitale,8 est issue de la fusion d'une société néerlandaise avec une société française.9 Elle est l'une des entreprises mise en avant par le gouvernement pour mettre en valeur la présence française au prochain Mobile World Congress, « qui se tient tous les ans à Barcelone ».10

 

2 La désertion nationale

2.1 Le désintérêt des grandes sociétés françaises

En réaction à l'annonce de partenariat entre la France et la société américaine Cisco, un constat évident a été émis au sujet de cette dernière : “C'est un concurrent d'alcatel lucent boîte française ! »11

Les deux sociétés semblent en effet avoir exactement le même objet social. Quand Alcatel-Lucent est présentée comme « le spécialiste leader dans le domaine des connexions IP, l'accès très haut-débit, et la technologie cloud »12, Cisco est mise en avant pour avoir « façonné le futur de l'Internet » et être « devenu le leader mondial des réseaux – en transformant la manière dont les personnes se connectent, communiquent et collaborent. »13

Que le gouvernement français ait préféré la société américaine à la française semble donc surprenant. The Economist a offert une information cruciale pour comprendre la préférence étrangère de la France. Dans un article consacré à la présence française au Consumer Electronic Show organisé aux États-Unis, le journal britannique indiquait que « les start-ups [françaises] regrettent que les grandes sociétés françaises soient réticentes à placer les commandes nécessaires à leur croissance. »14 Cette situation incite donc les jeunes entreprises française à aller voir ailleurs. Ainsi Criteo, entreprise française, est maintenant une société cotée au NASDAQ, bourse américaine. Les actions d'Alcatel-Lucent sont également disponibles aux États-Unis, via le New-York Stock Exchange, mais la société bénéficie d'une seconde cotation en France, via Euronext Paris.15

 

2.2 L'encouragement de l'État français

Loin de refréner la désertion nationale, l'État français l'encourage. Un an après le lancement de l'initiative French Tech, le plan d'internationalisation de cette initiative a été présenté. La mesure phare de ce plan est la création de « French Tech Hub », « 'écosystème entrepreneurial' [« au sein de grandes métropoles internationales »] structuré pour y accélérer le développement des start-up françaises souhaitant s’y implanter et y renforcer l’attractivité de la French Tech auprès des entrepreneurs, investisseur ou média locaux. »16 Les premières métropoles internationales choisies sont américaines : Boston et San Francisco.17

Au lieu de renforcer l'aspect national de l'initiative French Tech, l'État français a donc choisi de favoriser son externalisation. Il a choisi de déplacer ses forces vives pour « renforcer l’attractivité de la French Tech auprès des entrepreneurs, investisseur » étrangers.18 Cela favorisera l’absorption de ces envoyés par l'environnement où ils seront implantés, au profit de ce dernier et au détriment de l'économie française.

Une solution alternative aurait été de renforcer l'attractivité de la French Tech en France. L'attitude de consolidation de l'infrastructure nationale pour favoriser l'attractivité a été adoptée par les États-Unis, qui ont su attirer une large quantité d'entreprises françaises durant le Consumer Electronic Show (CES) 2015. Le gouvernement français s'est targué d'y avoir été « la première délégation d'Europe et la cinquième mondiale. »19 Précisément, en Europe, l'Allemagne dispose du CeBIT, présenté par Wikipedia comme « la plus grande et la plus internationale foire informatique du monde »20 alors que le CES est dépeint comme « une exposition commerciale internationale sur les produits électroniques et technologiques »21. En Europe encore, l'Espagne accueille le Mobile World Congres (MWC). Une récente communication du gouvernement français le qualifie de « rendez-vous incontournable et mondial des télécommunications mobiles, des services et des contenus. »22

 

Le présent article est adapté de la lettre d'information -The Series- du 23 février 2015.

 

1@MANUELVALLS. Échanges fructueux avec John Chambers … [en ligne]. 16 février 2015. Twitter. <https://twitter.com/manuelvalls/status/567399188057841667> consulté le 26 février 2015

2CHAMBERS John. Interview with Susie Gharib for Fortune magazine. 00:09. In : GHARIB Susie. Cisco CEO : France is the next big thing [en ligne]. 19 février 2015. Fortune. <http://fortune.com/2015/02/19/cisco-ceo-france-is-the-next-big-thing/> consulté le 22 février 2015

3CHAMBERS John. Interview with Susie Gharib for Fortune magazine. 01:14. In : GHARIB Susie. Cisco CEO : France is the next big thing [en ligne]. 19 février 2015. Fortune. <http://fortune.com/2015/02/19/cisco-ceo-france-is-the-next-big-thing/> consulté le 22 février 2015

4UMUCYO Alain-Patrick. La France et l'Allemagne à la recherche du capital risque [en ligne]. 23 février 2015. AgoraVox. <http://www.agoravox.fr/actualites/economie/article/la-france-et-l-allemagne-a-la-163957> consulté le 26 février 2015

5GOUVERNEMENT.FR. Partenariat entre l'État et Cisco : ce PDG américain qui fait le choix de la France [en ligne]. 18 février 2015. Gouvernement.fr. <http://www.gouvernement.fr/partenariat-entre-l-etat-et-cisco-ce-pdg-americain-qui-fait-le-choix-de-la-france> consulté le 22 février 2015

6KERRY Cameron & SMITH Brad. The future of global technology, privacy, and regulation [en ligne]. 24 juin 2014. Brookings. p. 10. <http://www.brookings.edu/ /media/events/2014/06/24%20future%20technology/20140624_global_tech_privacy_transcript.pdf> consulté le 26 février 2015

7LE MONDE INFORMATIQUE. Gemalto admet des attaques mais aucun vol massif de clés de chiffrement [en ligne]. 25 février 2015. Le monde informatique. <http://www.lemondeinformatique.fr/actualites/lire-gemalto-admet-des-attaques-mais-aucun-vol-massif-de-cles-de-chiffrement-60353.html> consulté le 26 février 2015

8GEMALTO. Who we are [en ligne]. Gemalto. <http://www.gemalto.com/companyinfo/about> consulté le 26 février 2015

9GEMALTO. History [en ligne]. Gemalto. <http://www.gemalto.com/companyinfo/about/history> consulté le 26 février 2015

10LA FRENCH TECH. La French Tech au MWC15 [en ligne]. 23 février 2015. La French Tech. <http://www.lafrenchtech.com/actualites-du-numerique/la-french-tech-au-mwc15> consulté le 26 février 2015.

11@JAAH211. @manuelvalls lol ! C'est un concurrent d'alcatel lucent boîte française ! [en ligne]. 16 février 2015. Twitter. <https://twitter.com/Jaah211/status/567399870521425921> consulté le 26 février 2015

12ALCATEL-LUCENT. About us [en ligne]. Alcatel.Lucent. <http://www.alcatel-lucent.com/about> consulté le 22 février 2015

13CISCO. Cisco overview [en ligne]. Cisco. <http://newsroom.cisco.com/overview> consulté le 22 février 2015

14THE ECONOMIST. French technology firms : Gambling on success - France goes to Vegas to bat for its tech sector [en ligne]. 7 janvier 2015. The Economist. <http://www.economist.com/news/business-and-finance/21638048> consulté le 22 février 2015

15ALCATEL-LUCENT. Alcatel-Lucent fast facts [en ligne]. Alcatel.Lucent. <http://www.alcatel-lucent.com/about> consulté le 22 février 2015

16LA FRENCH TECH. Internationalisation de la French Tech [en ligne]. La French Tech. <http://www.lafrenchtech.com/content/internationalisation-de-la-french-tech> consulté le 22 février 2015

17FRENCH TECH HUB. Locations [en ligne]. 2015. French Tech Hub. <http://www.frenchtechhub.com/about/locations/> consulté le 22 février 2015

18LA FRENCH TECH. Internationalisation de la French Tech [en ligne]. La French Tech. <http://www.lafrenchtech.com/content/internationalisation-de-la-french-tech> consulté le 22 février 2015

19GOUVERNEMENT.FR. Partenariat entre l'État et Cisco : ce PDG américain qui fait le choix de la France [en ligne]. 18 février 2015. Gouvernement.fr. <http://www.gouvernement.fr/partenariat-entre-l-etat-et-cisco-ce-pdg-americain-qui-fait-le-choix-de-la-france> consulté le 22 février 2015

20WIKIPEDIA. CeBIT [en ligne]. 17 février 2015. Wikipedia. <http://en.wikipedia.org/w/index.php?title=CeBIT&oldid=647512054> consulté le 22 février 2015

21WIKIPEDIA. Consumer Electronic Show [en ligne]. 18 février 2015. Wikipedia. <http://en.wikipedia.org/w/index.php?title=Consumer_Electronics_Show&oldid=647733627> consulté le 22 février 2015

22LA FRENCH TECH. La French Tech au MWC15 [en ligne]. 23 février 2015. La French Tech. <http://www.lafrenchtech.com/actualites-du-numerique/la-french-tech-au-mwc15> consulté le 26 février 2015.



2 réactions


  • lsga lsga 26 février 2015 15:18

    l’incompétence crasse du management d’Alcatel est la cause principale de ce fiasco. 

     
    On ne va pas s’équiper « français » pour s’équiper « français ».
    Sinon, que l’auteur cesse d’utiliser Internet et retourne au Minitel.

  • Alren Alren 26 février 2015 15:26
    Merci pour cet éclairage que ne reprendrons pas les merdias !

    Tout démontre que les gouvernements français depuis de Gaulle, mis à part le court épisode du gouvernement Mauroy avant le tournant de la « rigueur », autrement dit de l’imbécile austérité, se sont montrés les adversaires des intérêts du peuple français, des travailleurs français.

    Celui-là ne fait pas exception à la règle, au contraire, hélas ! 

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