mercredi 3 mars 2010 - par lisca

Ribauds

« Je regrette l’Europe aux anciens parapets  »

Europa, comme Ophelia, flotte au gré des vents qui l’emportent. Ses nations sont des bateaux ivres sous les soleils amers. Pas des épaves, ils voguent. Pas des galères, ils tanguent, sans savoir où ils vont, dévorant les azurs verts où, flottaison blême et ravie, un noyé pensif parfois descend.

Arthur Rimbaud fugue aux premières jonquilles, en février-mars 1871. Il a dix-sept ans. Le 18 mars c’est la Commune, toute en idéal, poudre et drame, comme lui. Fut-il le dernier de nos boute-feux ? Sa trajectoire météorique offre un raccourci précurseur du déclin européen au 20e siècle, jusqu’au bouquet final, encore à venir.
Les lunes atroces, l’Europe les a pourtant connues dans les débuts du vingtième siècle. Armée, retranchée, saignée, tancée, démoralisée, la blanche Europe s’est couchée comme un grand lys. Plus jamais elle ne ferait de guerre contre elle-même. Ses fils dormaient sous les glaïeuls dans le petit val qui mousse de rayons. Ils avaient si froid, la main sur la poitrine et deux trous rouge au côté droit.

Et rebelote.

Quand avec ses haleurs ont fini ces tapages, les reflux l’ont laissée descendre où je ne sais, l’Europe.
Cette fois, pas toute seule. Plus jamais seule. Big Bro à l’ouest, Big Brat à l’est avant qu’ils ne se pacsent, la tenaient solidement pas la main.

Troisième millénaire. A l’aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes, les petits enfants de l’an dix ne dérivent pas sur les varechs. Ils avancent en coque de noix et en ordre relatif. Ils s’en iraient bien, féaux de la Muse, dans les sentiers, les poings dans leurs poches crevées, sous le ciel, en paletot idéal.
Mais tintin. Dés potron minet, des harcèlements binaires dans le poste leur frappent les oreilles. En fait d’amour, on traite leurs mères, on souille leurs sœurs.
Jusque dans leurs yeux fermés, les petits rimbauds voient des points d’exclamation.
Place aux ribauds.

Plus tard, c’est l’instit et son miel qui colle entre eux leurs petits neurones mal réveillés.
Tous ensemble, tous ensemble !
Nan !
Contre la forte tête des poètes de sept ans, il faudra adopter des mesures plus contraignantes encore.

Pas moyen d’être seul.
Et ces braillards qui invectivent.
Oh que leurs quilles éclatent, oh qu’ils aillent à la mer !

Les ribauds de l’an dix ont quelques points communs avec Arthur :
* Père absent
* Juron facile
* Errances et errements
* Des deals pas toujours très catholiques
* Politesse relative
* Proies, prédations et déprédations
* Dévalorisation sociale, déclassement,
* Fureur perpétuelle
* Et parfois une saison en enfer.

Détruire, disent-ils, mais la comparaison s’arrête là. Pour le reste, tout le reste, Rimbaud se distingue du ribaud

* par son éducation rigoureuse et SANS PITIÉ, avec un objectif d’excellence,
* par sa maîtrise admirable de la langue française, puis des langues étrangères,
* par sa grande culture et sa soif de savoir inépuisable,
* par un deuxième degré d’écorché sur tous les silex,
* par un art consommé de l’auto-dérision
* par une solitude très ardennaise et une énergie hors du commun

Les ribauds crient. Le producteur de mauvais rythmes leur a dit qu’ils sont des petits Rimbaud. Ils ont compris Rambo. Ils sont d’accord. Ils se la pètent vraiment. Vraiment ils se croient rebelles.
Morsay, Diam’s et les autres se trémoussent en ressassant leurs textes courtisans, ou leurs onomatopées chaloupantes et loupées en l’honneur de la finance. On se bouche les oreilles, mais ils sont partout. Leurs malédictions canalisées en égout, leurs pollutions sonores se répandent en mare dans l’espace public. Pas beau le ribaud, pas belle la rebelle.

Pendant que pour eux tout baigne, ceux qui au temps du latin, du piano et du grec entamaient leurs destinées de prodiges, les petits génies indétectés surfent mélancoliquement sur les flots encrassés qu’on appelle rouleurs éternels de victimes.
La tempête ne les bénit pas. Ils ne participent pas, ni présents ni passés. Tout gonflés des torpeurs enivrantes d’un ennui sans fond, ils ne voient pas la prof qui a trop à faire avec les autres. Les petits rimbauds ne bronchent pas, en attendant le grand soir.
Autour de la table ronde, les valets de pique ont remplacé les chevaliers d’antan. La famille est dans la cour et le roi ne boit même pas : il n’est plus. Les enfants ont perdu le privilège arthurien : ni grec, ni latin, ni même le français des romanciers et des poètes pour guider leurs éveils maritimes, au plus glauque de l’Oceano Nox.

Arthur qui sait les cieux crevant en éclairs, et les trombes, et les ressacs et les courants qui sait le soir, Arthur les entend bien dans la coque sans gouvernail, mais eux ils ne l’entendent pas.
Ce qu’ils entendent, c’est le ribaud, la ribaude. Au supermarché, aux Galeries, dans le RER, par les écouteurs du voisin de métro, ça chuinte, ça crie, ça vocifère depuis d’inaccessibles enceintes. Un vrai concert de Satan. Les vendeurs désabusés vous confient souffrir : ils n’en peuvent mais.

Cet été au coeur d’une petite ville des Pyrénées, vasouillait une telle sauce malsonnante au Carrefour local. N’ont-ils rien d’occitan, au moins pour les touristes ?

Nous ne décidons pas, répond la gérante. La direction des magasins Carrefour impose à tous ceux de la chaîne le même programme musical choisi d’en haut, de loin, partout.

Et c’est ainsi qu’ils font tous. Vous détestez ? Vous étouffez ? Tenez, encore une louche !

Le ribaud jacasse, vous menace et vous agace, il est payé pour ça. Vous vous bouchez les oreilles. Il s’en "bat les couilles", partie obsédante de son anatomie ; ou encore il prétend niclash nouf les pauvre mères des autres. De toutes façons, il est subventionné. Il va vous plumer un par un. C’est un poète de 7 ans de malheur au moins.

Arthur a pu être un dealer, un déserteur, une tête de pioche, il ne fut jamais ribaud. Le ribaud est le pendant du cuistre qui vous le lance à la figure comme un paquet de mégots. A deux, ils se tiennent et enchaînent, au nom du bourge et pour le bourge, le gros bien sûr.
Arthur n’aimait pas les bourgeois. Il n’aimerait pas les bobos qui diamsent sur les podiums en se foutant de vous. Bobo, ribaud, rengaine.

Les petits bouchons sur les flots n’ont même pas lu le Bateau Ivre. A l’esquif, ils ont mis une voile en papier. De leurs exils en sous-France, ils rament, en percevant quelque chose si loin si proche dans l’ouragan :

Si je désire une eau d’Europe, c’est la flache
Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche
Un bateau frêle comme un papillon de mai.
 


5 réactions


  • Antoine Diederick 3 mars 2010 11:49

    bien aimé votre texte....

    c’est vrai que comme bruit permanent nous sommes servis à l’envi...


  • Gabriel Gabriel 3 mars 2010 13:36

     Je n’ai jamais été de ce peuple-ci, je n’ai jamais été chrétien, je suis de la race qui chantait dans le supplice. De nouveau j’entends ce chant..... 


  • Antoine Diederick 3 mars 2010 19:50

    je ne sais plus de quel auteur , je me souviens , de ce passage, des enfants à la blouse, qui pour le rêve faisaient naviguer des bateaux de papier dans les caniveaux dans le temps de la pluie. Gageons que ces exercices enfantins des navires en papier à l’âge adulte seront des entreprises sidérantes , que ces enfants là muris, seraient enfin des constructeurs des navires de toutes les quêtes.


  • sisyphe sisyphe 4 mars 2010 07:25

    Très beau texte, très bel hommage au Prince des poètes, au génie aux semelles de vent.

    Ceci dit, je vous trouve bien sévère pour les « ribaud actuels » ; combien d’Arthur dans une, deux, dix générations ?
    Et parmi ses contemporains ?

    Le génie n’illumine que quelques êtres ; les autres font avec ce qu’ils peuvent...

    Il est vrai que la civilisation de l’écran a remplacé celle de l’écrit ; ce qui ne facilite pas...

    Ne désespérons pourtant pas du présent, ni de l’avenir ; il en est et sera certainement, encore, pour « pressentir violemment la voile »...


  • rocla (haddock) rocla (haddock) 4 mars 2010 09:51

    kiffe le frêle esquif ,
    obscur l’ astre obture ,
    il flotte autour du récif 
    un reflet de mercure

    merci auteur pour ce moment délicieux .

     


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