Leonard Cohen : Requiem Dandy
LEONARD COHEN : REQUIEM DANDY
Il aurait pu être lui aussi, non moins légitimement que Bob Dylan, prix Nobel de littérature : Leonard Cohen, mémorable auteur de chansons aussi stylistiquement ciselées que l'émouvante « Suzanne », le révolutionnaire « The Partisan », le nostalgique « Bird on the Wire », l'élégant « Dance me to the End of Love » ou le somptueux « Hallelujah » (https://www.youtube.com/watch?v=YrLk4vdY28Q), vient de s'éteindre, à l'âge de 82 ans, laissant donc ainsi encore un peu plus orphelins ceux qui, en cette maudite année 2016, avaient déjà dû s'incliner, l'âme en peine, devant la mortelle dépouille de ces autres légendes, au sein de la musique dite « pop rock », que furent Prince ou David Bowie.
« YOU WANT IT DARKER » : TESTAMENT SPIRITUEL ET TOMBEAU MUSICAL
David Bowie, justement : c'est tout juste dix mois, jour pour jour, après sa mort, advenue le 10 janvier 2016, que Leonard Cohen s'en est allé, à son tour, en ce 10 novembre 2016 ! Mais, surtout, c'est avec un même genre de testament spirituel, tel un véritable tombeau musical, si ce n'est métaphysique, qu'ils ont tous deux choisi de tirer, avec leur dernier disque, leur poignante révérence en ce bas monde : « Blackstar », chef-d’œuvre absolu, pour le premier, et « You want it Darker », d'une sublime noirceur, pour le second.
La plage titulaire de cet ultime opus, sorti il y a deux semaines seulement, ne laisse, d'autre part, aucun doute, ainsi tissée d'accents résolument funèbres, sur son aspect prémonitoire, d'une admirable quoique tragique lucidité. D'autant que c'est la finitude humaine, pour se référer à un terme propre à l'existentialisme philosophique, qui se heurte ici, de manière à la fois critique et résignée, à la puissance divine.
Ainsi commence donc, bouleversant mais toujours digne dans sa sobre intériorité, ce chant d'adieu au monde, emprunté à la liturgie juive, un peu à la manière des superbes « Hebrew Melodies » de Lord Byron, et porté par les chœurs de la synagogue de Montréal, ville natale de Leonard Cohen (le mot « hineni », à la fin de ce texte, est hébreu et signifie littéralement, en guise d'acceptation de son mortel destin à l'heure du trépas, « me voici ») :
« If you are the dealer, I'm out of the game. If you are the healer, I'm broken and lame. If thine is the glory, then mine must be the shame. You want it darker. We kill the flame. Magnified, sanctified is your holy name. Vilified, crucified in the human frame. A million candle burning for the help that never came. You want it darker. Hineni, Hineni, I'm ready my Lord. »
En français :
« Si tu es le dealer, je suis hors-jeu. Si tu es le guérisseur, je suis brisé et faible. Si la gloire est tienne, alors la mienne doit être honte. Tu veux que cela soit encore plus sombre. Nous tuons la flamme. Magnifié, sanctifié est ton saint nom. Avili, crucifié dans la nature humaine. Un million de bougies brûlent pour un secours qui n'est jamais venu. Tu veux que cela soit encore plus sombre. Me voici, me voici, je suis prêt Seigneur. »
LA PARADOXALE SUBLIMITE DE L'ESTHETISME NOIR
C'est, du reste, la paradoxale sublimité de l'esthétisme noir, comme je l'avais déjà qualifié dans une de mes précédentes tribunes (http://leplus.nouvelobs.com/contribution/315116-leonard-cohen-et-son-dernier-album-old-ideas-le-sublime-dandysme-noir.html), qui définit le mieux cet inclassable dandy, toujours paré d'une sombre mais fine élégance, que fut aussi Leonard Cohen, lequel, avec ce dernier « You want it Darker », aura ainsi réussi lui aussi, à l'instar de David Bowie avec son « Lazarus », à faire de sa mort, et non seulement de sa vie ou de sa personne, une œuvre d'art, fût-elle, en l'occurrence, crépusculaire !
Pierre Soulages, peintre de l’ « outrenoir », cet « éclat d'une non-couleur » comme le dit le philosophe Alain Badiou, déclare, analysant là ses propres tableaux, à propos du noir :
« J'aime l'autorité du noir, sa gravité, son évidence, sa radicalité. Son puissant pouvoir de contraste donne une présence intense à toutes les couleurs, et lorsqu'il illumine les plus obscures, il leur confère une grandeur sombre. »
« Paint it Black » chantèrent naguère, en un rythme endiablé, vaguement orientalisant, Mick Jagger et ses Rolling Stones !
LEONARD COHEN, DANDY CREPUSCULAIRE
Le dandy Cohen, donc : un très contrasté, quoique toujours harmonieux, clair-obscur en chair et en os, comme un oxymore vivant, à l'image de Baudelaire, au soir de sa vie, portant, revêtu de ses éternels habits noirs, le deuil de son époque.
Ce romantisme noir, René Girard, dans son essai « Mensonge romantique et vérité romanesque », le circonscrit bien à travers l’examen d’un roman tel que Le Rouge et le Noir de Stendhal, et en particulier de la figure de Julien Sorel, l’un des dandys les mieux campés de la littérature classique. Il y écrit :
« Le dandysme est lié à la grande question de l’ascèse pour le désir. (…). Le dandy appartient tout entier à l’univers du Noir. C’est le triomphe de la vanité triste sur la vanité gaie (…) »
Cette étincelante noirceur, inhérente à un certain type de dandysme, de Lou Reed (dont « Berlin » est un des disques les plus désespérément « dark » de l'histoire du rock) à Amy Winehouse (dont l'album « Back to Black » représente un sommet de beauté mélancolique), tant David Bowie, avec une œuvre telle que « Blackstar », que Leonard Cohen, avec son récent et ultime « You want it Darker », l'ont exprimé, chacun à leur manière dans leur style propre, à merveille !
C'est là, comme la regrettée Marguerite Yourcenar le précisa naguère, dans le titre d'un livre resté célèbre, « l’œuvre au noir ». Mieux : la transcendance du sublime !
Il ne manque donc plus, pour parfaire cet hommage au crépusculaire Leonard Cohen, que l'un de ces élégiaques et mélodiques Nocturnes de Chopin, qui ne sont certes pas ici une « petite musique de nuit » mais bien plutôt, pour demeurer dans la tonalité mozartienne, un somptueux, par son insondable profondeur et imposante grandeur tout à la fois, Requiem. Frédéric Chopin, auteur, également, d'une célébrissime Marche Funèbre, troisième mouvement de sa deuxième Sonate pour piano.
Leonard Cohen, c'est donc, pour l'éternité désormais, l'expression musicale et poétique, en majesté, du dandysme noir. Immortel !
DANIEL SALVATORE SCHIFFER*
*Philosophe auteur, notamment, de « Philosophie du dandysme - Une esthétique de l'âme et du corps » (Presses Universitaires de France), « Lord Byron » (Gallimard - Folio Biographies), « Oscar Wilde - Splendeur et misère d'un dandy » (Éditions de La Martinière) et « Petit éloge de David Bowie - Le dandy absolu » (Éditions François Bourin). A paraître : « Requiem Dandy - Méditation sur l'art de mourir, de Socrate à Bowie ».