jeudi 6 avril 2017 - par Sylvain Rakotoarison

Débat à onze : entre confusion et spectacle ? (2)

« Les populations spectatrices ne peuvent certes pas tout savoir du terrorisme, mais elles peuvent toujours en savoir assez pour être persuadées que, par rapport à ce terrorisme, tout le reste devra leur sembler plutôt acceptable, en tout cas, plus rationnel et plus démocratique. » (Guy Debord, "La Société du spectacle"). Débat à onze : seconde partie.



Le mardi 4 avril 2017 a eu lieu sur BFM-TV et CNews le débat sans précédent faisant intervenir les onze candidats du premier tour de l’élection présidentielle. Ce sera le seul puisque le lendemain, malgré la forte audience (6,3 millions de téléspectateurs), la chaîne France 2, qui avait initialement prévu un second débat le jeudi 20 avril 2017, y a finalement renoncé après le refus de Jean-Luc Mélenchon puis d’Emmanuel Macron.

Peut-être finalement n’est-ce pas très grave car un débat à onze, c’est particulièrement difficile de s’y retrouver entre les multiples candidats, petits ou grands, et c’est laborieux de comprendre ce qu’ils proposent, de ne pas sombrer dans les invectives, les postures, les interpellations, etc.

C’était, en tout cas, l’occasion rare des "petits candidats" de se faire connaître. Les plus spontanés furent Philippe Poutou et Jacques Cheminade. Le moins spontané François Asselineau qui récitait ses homélies à en endormir l’auditoire le plus concentré. C’était aussi difficile pour les "grands candidats" puisque, par exemple, Emmanuel Macron s’est trompé en appelant François Asselineau "Philippe Poutou" !

Au-delà de la forme, j’ai cependant tenté de mettre en lumière quelques réflexions sur le fond. Tout ce qui va suivre va donc sembler sans ordre précis, un peu décousu, pourtant, il l’est d’un point de vue chronologique, mais c’est le résultat du débat lui-même confus.

Dans l’introduction, Emmanuel Macron répète ses fameux "nouveaux visages" et "nouveaux usages" qu’il avait déjà posés au débat précédent. La formule est d’autant plus creuse qu’elle sert de paravent répétitif. Marine Le Pen, dans son introduction, y va carrément : cette élection aurait un "enjeu de civilisation".

François Fillon démarre assez vite, dès les premiers sujets, sur le chômage et sur la grande différence entre le taux en Allemagne et celui en France, les taux de la zone euro de février 2017 venant d’être publiés le 3 avril 2017 par l’office européen des statistiques Eurostat : 3,9% en Allemagne et 10,0% en France, soit au-dessus de la moyenne de la zone euro (9,5%). C’est cette différence que François Fillon dénonce et il souhaite donc mettre en œuvre les mêmes réformes que celles que l’Allemagne a mises en œuvre en 2003-2004 pour aboutir à cette réussite économique (on peut télécharger le rapport original ici).

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C’est en fin de compte la seule chose qui explique la détermination de François Fillon : son programme et sa capacité de réunir une majorité au parlement sont ses grands atouts pour se présenter comme le seul candidat capable de réduire efficacement le chômage en cinq ans et de faire une véritable alternance.

Jean-Luc Mélenchon propose de réduire le temps de travail et de revenir à la retraite à 60 ans avec 40 annuités pour un taux plein. Tout cela financé par un redressement de la conjoncture.

Philippe Poutou veut carrément interdire les licenciements. Et quand l’entreprise est en faillite, on fait quoi ?

Jacques Cheminade propose de dépenser 100 milliards d’euros chaque année pendant cinq ans pour financer des projets de recherche et développement dans plein de domaines et créer 5 millions d’empois. Qui dit mieux ?

Benoît Hamon est moins ambitieux puisqu’il veut créer un million d’emplois sur cinq ans (il ne dit pas comment il s’y prendrait) et veut augmenter le pouvoir d’achat de 19 millions de français grâce à son revenu universel pour un coût de 35 milliards d’euros. Il veut que le burn out soit reconnu comme maladie professionnelle (ce qui est déjà le cas : il répète ce qu’il avait dit au premier débat).

Jean Lassalle expose quelques statistiques effrayantes, comme le fait que la dette publique augmente à raison de 300 000 euros par minutes ! ou encore qu’il y a 30 suicides par jour, et 254 tentatives de suicide (Jacques Cheminade et François Asselineau aussi parlent du suicide des agriculteurs). Trois heures plus tard, François Fillon dit : « Il est 23 heures 45 et on n’a toujours pas abordé une question qui est pourtant fondamentale : 2 200 milliards d’euros de dette. ».

Benoît Hamon s’emmêle les paroles en disant qu’il faut contrôler les inspecteurs du travail. Il veut dire en fait qu’il faut en recruter plus pour qu’ils contrôlent plus.

Emmanuel Macron emploie le seul bon argument contre le protectionnisme de Marine Le Pen : comment faire pour exporter les produits français si la France met des barrières douanières à ses importations ?

Nathalie Arthaud insiste plusieurs fois (en boucle) sur le fait que taper sur l’Europe est une diversion car le problème, ce sont les patrons qui exploitent les ouvriers pour augmenter leurs profits : « Dans les entreprises, ce n’est pas l’Europe qui force le grand patronat à augmenter le temps de travail. C’est un choix politique pour verser plus aux actionnaires. En faisant de l’Europe la "source de tous les maux", les candidats eurosceptiques trompent les travailleurs et servent le patronat car il peut écraser la condition ouvrière. ».

Je ne sais plus si c’est elle ou Philippe Poutou qui a lu le dernier classement des personnes les plus riches et de l’évolution du patrimoine de ces milliardaires (+18% en un an). Cela fait toujours son petit effet, celui de l’envie plus que de la réflexion efficace.

Jean-Luc Mélenchon dit une chose fausse sur le fait que les traités européens interdisent l’harmonisation sociale. C’est faux, c’est simplement que ce n’est pas dans les prérogatives communes. Rien n’empêche de proposer un nouveau traité pour harmoniser les règles sociales (afin d’harmoniser le coût du travail). Quand Jean-Luc Mélenchon parle du seuil de 48 heures par semaine de l’Europe, il oublie que les règles nationales s’appliquent avant tout, sous réserve qu’elles respectent cette règle européenne de ne pas dépasser les 48 heures, c’est donc un maximum, pas un minimum ! Un argument fallacieux déjà servi lors de la campagne référendaire de 2005. Et cette règle n’a pas été rédigée pour la France beaucoup très privilégié dans ce domaine-là mais pour des pays comme la Pologne, la Roumanie ou même le Royaume-Uni.
Benoît Hamon veut investir 1 000 milliards d’euros dans la transition énergétique et propose une nationalisation temporaire des chantiers navals de Saint-Nazaire. François Fillon n’est pas loin de penser aussi qu’il faut effectivement nationaliser temporairement ces chantiers navals.

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Philippe Poutou veut exproprier toutes les banques en Europe.



Nicolas Dupont-Aignan interpelle François Fillon sur l’Europe et le Traité de Lisbonne (annoncé lors de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy), et François Fillon discrédite son ancien camarade de l’UMP en disant que la première fois qu’il l’avait rencontré, il était le chef de cabinet du ministre François Bayrou.

Incontestablement, François Asselineau et Jacques Cheminade, par leurs positions profondément europhobes, renvoient du coup de Marine Le Pen une image de modération ! C’est un comble pour la présidente du FN. Ou alors, c’est concerté ?

Emmanuel Macron parle de l’Europe qui a construit la paix, ce qui est vrai, mais il évoque, pour convaincre en bon démagogue, je dirais presque qu’il convoque les milliers de morts des cimetières militaires qui peuplent sa région d’origine (autour d’Amiens). Cette évocation ne le grandit pas car c’est de la récupération assez pitoyable. Cela me fait penser à cette tirade prononcée par Jean Gabin (Président du Conseil en train de se faire renverser) dans l’excellent film "Le Président" d’Henri Verneuil : « Messieurs, Monsieur le Député Chalamont vient d’évoquer en termes émouvants les victimes de la guerre. Je m’associe d’autant plus volontiers à cet hommage qu’il s’adresse à ceux qui furent les meilleurs de mes compagnons. Au moment de Verdun, Monsieur Chalamont avait 10 ans… Ce qui lui donne, par conséquent, le droit d’en parler. Étant présent sur le théâtre des opérations, je ne saurais prétendre à la même objectivité. On a, c’est bien connu, une mauvaise vue d’ensemble lorsqu’on voit les choses de trop près ! Monsieur Chalamont parle d’un million cinq cent mille morts, personnellement je ne pourrais en citer qu’une poignée, tombés tout près de moi. J’ai honte, Messieurs… Je voulais montrer à Monsieur Chalamont que je peux, moi aussi, faire voter les morts. Le procédé est assez méprisable, croyez-moi ! ».

Jean Lassale veut créer une quatrième armée (j’aurais dit cinquième puisqu’il y a déjà la gendarmerie), à savoir une armée cybernétique pour lutter contre les attaques sur Internet.

Je ne sais plus si c’est François Asselineau ou Jacques Cheminade qui conteste le fait que des banques prêtent à des partis politiques (il cite notamment Les Républicains et le FN). François Fillon ne se sent pas visé puisqu’il n’a jamais géré l’UMP ou LR (et ce n’est pas faute d’avoir essayé !).

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Nicolas Dupont-Aignan interpelle Emmanuel Macron sur un directeur du trésor qui aurait négocié le rachat d’Alstom par une banque qui l’aurait recruté ensuite (il s’avère qu’il y a une erreur dans ce qu’il dit, Emmanuel Macron n’était pas encore ministre).

Vient ensuite la fameuse tirade de Philippe Poutou, sans doute la seule qui restera de ce très long débat, d’abord contre François Fillon : « Plus on sent la corruption, plus on sent la triche ! » et ensuite, contre Marine Le Pen, qui n’est pas anti-système et qui n’est pas anti-Europe puisqu’elle se sert de l’Europe pour récupérer de l’argent et du système pour ne pas se rendre aux convocations de juges. Là, Marine Le Pen a la mauvaise intuition de lui répondre en disant que pour une fois, il est du côté de la police, et Philippe Poutou sort alors son fameux (et préparé) : « Nous, quand on est convoqué par la police, on n’a pas d’immunité ouvrière, on y va ! ». Au point de se faire applaudir par la salle, dont Jean-Luc Mélenchon.

François Fillon fait une longue tirade, un peu à l’instar du "Moi Président de la République, je…", la célèbre anaphore de François Hollande du 2 mai 2012, en disant plusieurs phrases commençant par "Un Président exemplaire, c’est un Président qui…" : « Un Président exemplaire est un Président qui dit la vérité aux Français sur la réalité de la France et la réalité du monde. Un Président exemplaire, c’est un Président qui met en œuvre les engagements qu’il a pris devant le peuple, quelles que soient les difficultés. Un Président exemplaire, c’est un Président qui respecte son Premier Ministre, qui respecte le gouvernement et qui respecte l’équilibre des pouvoirs prévus par la Constitution. Un Président exemplaire, c’est un Président qui ne se sert pas des moyens de l’État pour affaiblir ses adversaires. Et un Président exemplaire, c’est un Président qui ne confie pas à des journalistes des secrets défense. Pour finir, un Président exemplaire, c’est un Président qui, au bout de cinq ans, peut dire qu’il a amélioré la situation et la vie des Français. ».

François Fillon retourne ainsi assez habilement cette partie consacrée à l’exemplarité du Président de la République et à la moralisation de la vie politique : François Fillon propose concrètement sur ce sujet de nommer trois magistrats incontestables pour qu’ils formulent les meilleures recommandations en la matière.

Jean Lassalle (maire rural) veut garder les communes et les départements, et supprimer les intercommunalités et les régions, exactement comme …Marine Le Pen.

François Asselineau, lorsqu’il explique que la sortie de la France de l’Union Européenne n’en ferait pas un pays isolé, il cite la Suisse en disant notamment que c’est le pays qui a reçu le plus de conférences ! Un peu auparavant, Emmanuel Macron dit justement à Marine Le Pen : « Ce que vous proposez, c’est la guerre économique. Et nous ne sommes ni la Suisse, ni la Corée du Sud, Madame Le Pen ! ».

Sur le plus des idées, François Fillon cherche peu le combat avec les autres candidats et ne fait que présenter ses propositions. Par exemple, il explique que c’est uniquement par son programme que les fonctionnaires pourront voir leur salaire augmenter notablement, par l’augmentation du temps de travail et l’amélioration de leurs conditions de travail.

Sur l’Europe, Emmanuel Macron essaie de répondre à l’armée d’europhobes qui peuplent le plateau de télévision. Ainsi, il défend la directive des travailleurs détachés, rappelant qu’il y a 300 000 Français qui sont travailleurs détachés et que ceux-ci comptent aussi. Sur les travailleurs détachés, François Fillon propose un assouplissement : « Les travailleurs détachés doivent payer des charges équivalentes à celles des travailleurs nationaux. ».

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Tout au long de ce débat, il était clair qu’à l’exception de Nicolas Dupont-Aignan, énarque et homme politique classique (député-maire), tous les "petits candidats" ont montré qu’il n’avait pas la hauteur de vue d’être un jour Président de la République, restant souvent sur des marottes obsessionnelles et des lubies personnelles (ou collectives lorsqu’elles sont trotskistes). En revanche, par leur "fraîcheur" et leur "crudité" (je ne dis pas "cruauté" !), ces "petits candidats" ont été des aiguillons et les "grands candidats" ont dû ainsi se défendre, répondre, argumenter.

Le problème, c’est que même en suivant le débat avec attention, ici, j’ai eu à deux reprises un doute sur l’identité de l’auteur d’une remarque ou réflexion, tant le nombre de protagoniste est grand et la durée des interventions est faible.

Ce débat, sans doute éprouvant tant pour les animatrices que pour les protagonistes, risque de ne plus se renouveler, pour cette élection, c’est sûr, mais peut-être aussi pour les élections présidentielles à venir, car rien de très constructif n’en est finalement sorti, si ce n’est le "spectacle" en tant que tel.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (05 avril 2017)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Un Président exemplaire, c’est…
Deuxième débat télévisé du premier tour de l’élection présidentielle (4 avril 2017).
Les propositions des cinq grands candidats (20 mars 2017).
Programme 2017 de François Fillon (à télécharger).
Programme 2017 d’Emmanuel Macron (à télécharger).
Programme 2017 de Benoît Hamon (à télécharger).
Programme 2017 de Jean-Luc Mélenchon (à télécharger).
Programme 2017 de Marine Le Pen (à télécharger).
Le bilan comptable du quinquennat Hollande.
La déclaration de patrimoine des candidats (à télécharger).
Liste des parrainages des candidats à l’élection présidentielle au 18 mars 2017.
Liste officielle des onze candidats à l’élection présidentielle (21 mars 2017).
Premier débat télévisé du premier tour de l’élection présidentielle (20 mars 2017).
Les 500 parrainages.
Liste des parrainages des candidats à l’élection présidentielle au 18 mars 2017.
Le grand remplacement.
Campagne en état d’urgence.
Autorité et liberté.
Comptes à débours.
Et si… ?
L’élection présidentielle en début janvier 2017.
François Fillon.
Emmanuel Macron.
Benoît Hamon.
Jean-Luc Mélenchon.
Marine Le Pen.
Nicolas Dupont-Aignan.
Nathalie Arthaud.
Philippe Poutou.
François Hollande.
Manuel Valls.
François Bayrou.
Nicolas Sarkozy.
Alain Juppé.
Primaire de la droite et du centre (novembre 2016).
Primaire des socialistes (janvier 2017).
Primaire des écologistes (novembre 2016).

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1 réactions


  • zygzornifle zygzornifle 6 avril 2017 11:24

    heureusement qu’il y avait les « petits » autrement ça aurait été morne plaine, la morsure des sans dents a réveillé les bourdonnants ......


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