lundi 4 avril 2016 - par Orélien Péréol

Le renversement de l’axe de la politique (2)

Dans une émission, http://www.france24.com/fr/20151222-entretien-gilles-kepel-attentats-paris-nouveaux-jihadistes-radicalisation-france, Gilles Kepel dit (à 8’56’’) : « Ce qu’on voit bien, à mon sens, c’est que des questions sociales, des questions d’exclusion qui autrefois étaient traitées à travers la sphère politique, à travers le combat gauche droite, ou le parti communiste contre la bourgeoisie si vous voulez, aujourd’hui que la sphère politique ne joue plus ce rôle, eh bien ce sont les éléments identitaires, les réflexes identitaires qui fournissent un exutoire à ces sentiments d’exclusion… »

Je partage le constat mais en fait une analyse sensiblement divergente : ce n’est pas tout-à fait un système de vase communicant. La déficience de la « sphère politique » institue les réflexes identitaires comme nouvelle sphère politique. Ce n’est pas un exutoire, c’est une substitution. Ce n’est pas un exutoire, c’est la définition du (nouveau) champ de la (nouvelle) politique. On ne verra pas le retour des questions sociales dans le combat gauche-droite, même en faisant beaucoup d’efforts en ce sens (il faudrait d’autre part savoir quels pourraient être ces efforts ?).

D’une certaine façon, cette différence entre le propos de Gilles Kepel et le mien peut sembler une question de logique, voire un élément de langage, une question secondaire puisque, au fond, cela dit la même chose ; d’une autre façon, cela change toute l’action politique, l’opposition politique passant de nos jours entre celles et ceux qui veulent continuer à voir la politique comme principalement organisation de l’économie et celles et ceux qui veulent y voir une adhésion forte à une identité forte, tellement forte qu’exclusive. A mon sens, il faudrait quitter la division droite-gauche (capital-travail ; offre-demande…) qui s’estompe et devient quasiment invisible : la gauche fait une politique « de droite », ce qui est imputé aux acteurs, dans un paradigme moral, à leur manque d’honnêteté, trahison. Il faudrait rassembler ceux qui veulent travailler avec la communauté nationale, la République, contre ceux qui veulent rassembler des communautés plus petites pour se glorifier dans l’entre soi de l’excellence de l’identité (voire « décider », par le meurtre, les autres à les rejoindre).

On sera sûrement étonné de voir des régionalismes français, dont certains sont inoffensifs, sans violence, voire muets apparaître ici, dans un texte faisant état du « communautarisme » comme nouveau paradigme politique et non pas comme inconvénient parasitant, polluant l’ancien paradigme dans une marge assez grande pour qu’on s’en inquiète mais marge tout-de-même.

Ce champ politique existe depuis longtemps. En général, on l’appelle le légitimisme. Philippe De Villiers et les Vendéens s’en réclament, ils sont peut-être les seuls à le faire aussi explicitement, la chose existant à bas bruit, en souterrain dans pas mal d’endroits (Pays Basque, Alsace, Corse, Bretagne ; les bretons étant de loin les plus diserts en ce domaine). Le légitimisme consiste à vouloir fonder la politique sur ce que l’on reçoit de culture locale à l’endroit où on nait. Les Vendéens ressassent la violence républicaine envers eux. De nombreux Vendéens bénévoles font le Puits du Fou pour alerter le monde entier sur ce problème avec une grande longévité et un grand succès. A part ça, ils vivent selon les lois de la République en parfaite harmonie. Les Bretons sont souvent cités (parfois par l’un d’entre eux) comme un modèle d’attachement aux racines locales légitimes non-problématiques. Le plus souvent, cet exemple des Bretons sert à montre qu’il est possible d’appartenir à sa région sans tomber dans le très critiquable communautarisme. Si j’explicite ce parallèle (cette équivalence), c’est qu’il est présent et se manifeste de façon fugitive, comme allant de soi, suffisamment souvent pour que cela porte signification durable.

Il me semble que les luttes contre la loi dite travail représentent aussi, en plus de ce qu’elles sont, qu’elles disent qu’elles sont, une sorte d’attachement au (de retour du) paradigme éco-politique, sur fond de marxisme, dans notre vie publique, ce qui donne un caractère jubilatoire supplémentaire à ces luttes juvéniles de printemps qui en ont toujours pas mal. Tout se passe comme si l’année 2015 avait été passée par une sidération de proie devant un prédateur à gros yeux et que,

d’une part une stratégie d’évitement pouvait être gagnante par rapport à eux (on fait semblant de ne pas les voir et ça les tue ! ils ne sont là, avec leur problématique sans antécédent dans notre pays, dans notre culture, et dont nous ne savons que faire, qui nous désarçonne, ils ne sont là que parce que nous les prenons en considération… si nous ne les écoutons pas, ils perdront leur pouvoir et finiront bien par se taire, et peut-être plus tôt qu’on croit)

et d’autre part, cette joie de reprendre les lignes de combat qu’on connaît bien, qu’on aime, qu’on comprend dans lesquelles on sait se comporter et interpréter le discours de l’autre s’apparente, discrètement, à un retour d’un certain entre-soi. L’opium du peuple ne fait plus notre agenda politique, retour à nos vieilles querelles « familiales », qu’on connait bien, qu’on aime bien.

La suite pourrait être l’abandon par la société elle-même de la question du terrorisme musulman aux forces de police, laissant le terrain symbolique, le discours en ce domaine, à la propagande de l’Islam extrême, continuant à abonder dans les sillons connus de l’inégalité sociale comme source de tout. C’est une hypothèse à mes yeux terrifiante mais qui a l’air de s’engager dans le réel. Qu’on range le djihadisme dans les inconvénients inévitables comme les accidents de voiture, les cancers... les fléaux inévitables et non réellement politiques.

En gros, il nous faudrait faire une révolution mentale. Se souvenir par exemple de cet aphorisme de Staline : « le pape, combien de divisions ? », de le rapporter au fait que le communisme n’a plus que deux pays fort peu enviables, tandis que le pape est toujours là à promettre l’amour universel comme loi des bonnes volontés adhérents à cette croyance issue de Dieu, alors que deux mille ans d’histoire en montrent l’inanité.

Je vois dans la séparation de l’espace de la place de la République un signe de ces deux politiques. La statue (et son socle) est un mausolée aux morts qui endeuillent la République, qui nous endeuillent. Les tenants de la démocratie directe, aux espoirs magnifiques, (les puissants vont cesser de nous dominer économiquement) s’étant installés ailleurs un peu plus loin. Il serait temps de voir cette dichotomie et de se regrouper selon l’urgence de nos problèmes.

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Crédits photos : Orélien Péréol


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