lundi 23 novembre 2015 - par Pierre Régnier

Désacraliser la violence religieuse (partie 2)

La confusion philosophico-théologique.

En fait, depuis le massacre des juifs par les nazis le problème -et c'est là toute sa difficulté- se présente de façon plus complexe. On tient à juste titre à ce qu'une pareille horreur ne soit plus jamais possible. On tient aussi, et là encore à juste titre, à écarter, contrairement à ce que suggèrent certains antisémites, toute espèce de responsabilité des victimes dans ce qui leur est arrivé. Mais on en conclut, à tort, qu'il faut écarter de toute étude sur les origines du génocide nazi un quelconque rappel du massacre des cananéens par les hébreux il y a trois mille ans, massacre présenté comme une exigence de Dieu par l'auteur du livre de Josué.

On confond ce qui a contribué à former la mentalité des bourreaux avec l'attribution d'une responsabilité à leurs victimes. La mauvaise conscience catholique y est pour beaucoup. On sait qu'elle donne lieu maintenant à des manifestations de "repentance", de demandes de pardon, qui ne vont cependant jamais jusqu'à une exigence de désacralisation de la violence (7). On continue d'enseigner ou, au moins, de laisser entendre que, dans certains cas, les massacres étaient justifiés, puisqu'ils étaient commandés par Dieu.

L'AT fonde la violence sacrée de toute la tradition abrahamique de bien des manières. On oublie trop, par exemple, qu'il est aussi la source de la misogynie et du racisme religieux (et Desmond Tutu se trompe s'il croit vraiment qu'il ne peut inspirer l'apartheid (8)) mais il ne fonde pas que cela, et l'on peut fort heureusement le voir avant tout comme une recherche spirituelle incluant l'avancée de l'homme vers la non-violence. Ce qui fait problème c'est le refus de voir ce qu'implique aujourd'hui cette seconde démarche, c'est la pérennisation du caractère sacré de la violence (9).

Le fondamentalisme juif n'est pas, il s'en faut de beaucoup, le seul responsable. On peut même dire que le dogmatisme catholique - qui n'est pas le christianisme - l'est beaucoup plus parce qu'il fige plus encore les positions aberrantes, parce qu'il empêche plus encore la réflexion libre (10). Enfermés dans le dogme, conscients que leur église a presque toujours étudié la "question juive" dans un contexte de haine cultivée, ce qui, croient-ils, rend les fidèles incapables de réexamen raisonnable, des théologiens catholiques bien intentionnés accréditent la notion de "conquête purement défensive" de la terre de Canaan pour n'avoir pas à s'attaquer au vrai problème : la sacralisation de cette conquête.

Il faut rappeler ici que le christianisme authentique, loin de bâtir des forteresses dogmatiques et de déclarer la guerre au judaïsme se situait, tout spécialement par rapport au dilemme violence / non-violence, dans la continuité des interventions de ses meilleurs prophètes.

Très tôt dans l'AT Dieu donne des arguments pour l'exercice de ce qui deviendra historiquement la plus terrible et la plus stupide des violences, celle qui s'exercera sur la descendance de ceux qui sont supposés avoir commis une faute. Dans le Décalogue, où l'on voit à juste titre d'excellentes bases morales de la civilisation judéo-chrétienne, il y a aussi cette précision que l'on oublie généralement : Yahvé s'y déclare par la voix de Moïse "un Dieu jaloux, châtiant la faute des pères sur les fils, sur la troisième et sur la quatrième génération" (Ex 20). Mais plus tard Jérémie (Jr 31, 29) et surtout Ezéchiel (Ez 18 et 33,10) modifient cette conception et établissent la nouvelle règle, celle de la "rétribution personnelle", inclue dans la Nouvelle Alliance : "Qu'avez-vous à proférer ce dicton en terre d'Israël : "Les pères mangent du raisin vert, et les dents de leurs fils sont agacées" ? …/… La personne qui pèche c'est elle qui mourra" (Ez 18)

Un autre prophète juif, Jésus, élargit encore la notion de justice, le rejet de la violence exercée contre des innocents et la générosité. L'amour du prochain, désormais, doit être universel, s'adresser à tous les peuples et non plus seulement au peuple élu.

Dès son origine l'église catholique, traduisant dans les faits le terme grec "katholicos" par "totalitaire" plutôt que par "universel" a, sur le problème de la violence, non seulement annulé le progrès amené par Jérémie et Ezéchiel mais introduit une épouvantable aggravation de la conception énoncée par le "Dieu jaloux" de l'Exode. Son nouveau dogme de "Jésus homme-Dieu" l'a amenée à considérer logiquement que ceux qui l'avaient condamné à mort étaient "déicides" mais elle n'a pas arrêté là sa folie interprétative. Elle a décidé que ce n'étaient pas seulement les quelques juifs qui, avec Pilate, avaient effectivement prononcé la sentence qui se faisaient ainsi déicides mais aussi tous leurs contemporains juifs qui refusaient le nouveau dogme. Puis elle est allée beaucoup plus loin encore : seraient aussi déicides tous leurs descendants. Et pas seulement jusqu'à quatre générations : presque vingt siècles plus tard ceux des juifs qui continuaient toujours la tradition de l'AT étaient encore considérés comme déicides par le catholicisme papiste.

 

L'aggravation islamique.

La sacralisation maintenue des sources de la violence religieuse est commune au judaïsme, au catholicisme papiste et aux autres branches du "christianisme". Malgré l'abondance des violences dans ses textes et ses principes sacrés on peut dire cependant que le judaïsme ancien a fait plus de mal par ce qu'il a transmis à ceux qui s'en sont écartés qu'à l'intérieur de la communauté qui en a poursuivi la tradition. Il ne faut d'ailleurs pas oublier que le peuple juif de l'AT fut beaucoup opprimé, exploité, déporté, massacré lui-même et que - les historiens nous le montrent de plus en plus clairement - ses lois les plus barbares attribuées à Dieu furent le plus souvent copiées sur celles des civilisations voisines ou antérieures.

La communauté juive, globalement pacifique depuis 2000 ans, s'est attachée de plus en plus à appliquer ce que lui demandaient ses nouveaux prophètes en matière d'amélioration individuelle et collective, en recherche de vertu et de spiritualité authentiques. Pour le reste on pourrait dire, en employant un terme de la psychanalyse, qu'elle a "sublimé".

Une réserve doit cependant être ici exprimée : on a assisté à un certain retour de la violence sacrée hébraïque lors de la nouvelle conquête d'Israël et elle est encore revendiquée par des juifs, par exemple les "fous d'Hébron", en certaines occasions. Ce qu'il faut souligner, surtout, c'est que le judaïsme n'a guère été animé d'un esprit missionnaire. Aussi désagréable qu'elle puisse paraître aux yeux des autres sa croyance en un "peuple élu" ne le poussait pas à aller convertir le monde entier.

A l'opposé, ce qui fut souvent une pseudo-évangélisation pratiquée par différentes branches de la "chrétienté" - en réalité la diffusion, souvent par la force, d'un dogmatisme totalitaire - a aggravé le côté très négatif du pseudo-christianisme que constituait son antisémitisme.

Et pourtant c'est, je crois, à juste titre qu'on voit aujourd'hui la relance au 7e siècle, par l'islam, de la violence de l'AT comme la forme la plus dangereuse de la violence sacralisée. C'est qu'elle était réactivée explicitement pour l'avenir. En effet, le livre sacré des musulmans, qui contient lui aussi des exigences meurtrières "de Dieu" (11) ne les présente pas, contrairement aux précédentes religions abrahamiques, comme des exigences passées ; elles sont partie intégrante d'un contenu qui s'affirme dans sa totalité œuvre immuable de Dieu, valable pour l'éternité.

Il y a, certes, différentes interprétations du Coran lui-même. Certains croyants pensent par exemple que c'est en soi qu'il faut "tuer l'injuste", celui qui a une conception religieuse erronée, lorsque le texte sacré le demande. Certains pensent qu'il s'agit bien de tuer des hommes mais seulement ceux qui combattent le prophète lui-même durant la période d'établissement de la foi. Certains pensent que la mise au point définitive du Coran, durant plusieurs générations après la mort du prophète, a pu donner lieu à des modifications du message transmis.

Au lecteur de culture occidentale que je suis, et qui reconnaît ses limites dans l'approche de l'islam, celui-ci apparait cependant avant tout comme un retour à l'AT (12). Je le vois en tous cas comme une religion qui réanime la violence sacrée et il me semble que l'histoire, hélas jusqu'à nos jours, le confirme.

Longtemps l'islam, la religion des "soumis à la volonté de Dieu" est apparue comme la moins apte à la révision de ses bases théologiques de la violence, l'idée même d'une telle révision étant plus qu'ailleurs antinomique avec la notion d'écriture sainte.

On peut constater que même un penseur exigeant comme Averroes, dans ses efforts - au 12e siècle, en milieu terrorisé - pour faire comprendre L'accord de la religion, de la philosophie et des sciences logiques (13) ne met pas en question le caractère à nouveau (par rapport à la révélation précédente) fermé, définitif, totalitaire (comme on dirait aujourd'hui), de la dernière révélation divine. Et même s'il s'autorise, en prenant d'énormes risques, une forme de libre pensée c'est en précisant bien qu'une telle liberté ne saurait être tolérée chez le commun des croyants. Seuls les érudits doivent selon lui en bénéficier.

Jusqu'à une époque récente la terreur spirituelle du monde musulman et du monde "christianisé" pouvaient être comparées. Le parallèle pouvait tout particulièrement être établi durant l'Inquisition. Des événements historiques comme la révolution française et le grand mouvement de laïcisation du 19e siècle ont modifié la situation mais c'est bien, toujours, le degré de sacralisation de la violence dans les écritures saintes - et donc dans les consciences individuelles - qui est déterminant.

Parce que le Coran l'affirme totale et définitive les intellectuels musulmans ont continué de réfléchir dans la terreur et, dans les ouvrages où ils réexaminent les bases et l'histoire de leur religion la justification de leur démarche occupe une très grande place. Ils ont toujours à prouver qu'eux au moins "sont dans le droit chemin" tracé par le prophète, qu'ils ne méritent pas les rigueurs de sa "juste loi" avant de tenter, avec les plus grandes précautions, de réfléchir sur la qualité du chemin lui-même et sur la validité de la loi.

Comment en serait-il autrement dès lors qu'existe toujours par ailleurs des religieux qui, par seule initiative personnelle ou par cooptation (peu importe évidemment), affirment être choisis par Dieu ou son prophète pour vérifier dans le présent que les croyants restent bien sur le bon chemin, et pour leur faire subir les rigueurs de la loi "divine" lorsque ce n'est pas le cas ? Dès lors que ces "représentants de Dieu sur la terre pour le temps présent" s'attribuent le "devoir", en mentant ou après avoir réellement cru en trouver la confirmation dans les textes saints - et là je ne dis pas : peu importe - de commander des assassinats de déviants.

Est-ce que je rêve ? Il me semble que, en Europe au moins, l'attitude des intellectuels en milieu musulman est en train de changer, que beaucoup d'entre eux s'autorisent à entrer directement et publiquement dans le domaine de réflexion de leur choix sans passer par la phase préalable d'auto-justification-soumission. Une forme particulière de cette prise de liberté mérite d'être soulignée : beaucoup s'autorisent à n'être pas musulmans "dans le monde musulman", et à le montrer. Le fait est d'autant plus remarquable que, jusqu'à maintenant, le monde extérieur était particulièrement lâche face à l'obligation d'être musulman, ou de se conduire comme tel, dans une société majoritairement musulmane.

Le plus souvent les sociétés laïques, républicaines et démocratiques considéraient dans les faits qu'une société musulmane avait une sorte de "droit totalitaire" de considérer tous les ressortissants des pays où elle était implantée majoritairement comme étant obligatoirement musulmans (et donc soumis, eux aussi, aux religieux et à leurs lois). Ce "préjugé de fait", méprisant pour les consciences individuelles autant que menaçant pour les libertés publiques, a la vie si dure que, même en France, on continue de nommer fréquemment "musulman" un arabe ou un turc dont on n'a pas la moindre information sur le choix personnel en matière de religion.

 

notes

(7) Dans Le Monde des Débats n° 9 (déc. 99) Jacques Derrida arrête là où il était le plus nécessaire de la poursuivre son étude sur Le siècle et le pardon. Dans le n° 11 (fév. 2000) Edgar Morin la poursuit et, à propos du problème "fondamental pour toute société, que pose l'auteur d'un mal ou d'un dommage" il laisse espérer la mise en cause de la violence théologique d'aujourd'hui : "La réponse archaïque est le talion, c'est-à-dire le mal pour le mal. Cette structure archaïque demeure très profonde en chacun d'entre nous et tout le problème de la civilisation est de la dépasser". Mais la suite ne laisse pas supposer que, pour Edgar Morin, la désacralisation de la violence est indispensable à ce dépassement.

(8) La manière dont Henri Tincq rapporte cette croyance dans Le Monde du 26 juil. 99 (Des témoins de la foi dans un monde sans Dieu) n'est pas claire. C'est à propos de "la Bible" que Desmond Tutu "est formel" en affirmant que "l'apartheid ne s'y trouve pas", ce qui est faux, mais il ajoute aussitôt "les lois de l'apartheid sont antichrétiennes", ce qui est vrai : elles ne sont que dans l'AT.

(9) L'absence, dans ce texte, de référence à René Girard ne doit pas être prise pour une contestation de son analyse des rapports entre la violence et le sacré dans les sociétés anciennes, ni même pour une volonté d'en minimiser l'importance. Il s'agit plutôt de s'étonner -et de s'indigner- que, même après un tel éclairage la société contemporaine, désormais débarrassée de la "nécessité" d'une certaine forme au moins de "violence sacrée", s'entête à la cultiver comme une composante toujours valable de la foi religieuse, et à l'enseigner toujours comme une exigence de Dieu plutôt que comme une regrettable création humaine avant la mise en place de l'institution judiciaire. Aux grands classiques de R. Girard sur le sujet il faut ajouter désormais Je vois Satan tomber comme l'éclair (éd. Grasset 99).

(10) A titre d'exemple de position judaïque plus avancée citons le rabbin Marc-Alain Ouaknin. Il écrit dans Lire aux éclats (Points/Seuil 92 pour la 3e édition) page 168 : "La pensée talmudique et midrachique s'oppose radicalement à la logique dogmaticienne qui fonde le vrai dans le "c'est écrit". La loi orale ne vient pas répéter ou expliciter l'écriture, mais, au contraire, l'éclater. La vérité talmudique n'est pas dans le Mektoub mais dans son échec". Et page 215, à propos du verset 16,31 de L'Exode : "La violence, de manière générale, est le refus de poser encore et encore les questions. La violence, c'est considérer que nous avons déjà un savoir sur l'Autre, sur le monde".

(11) Sourate II, verset 191, à propos de ceux qui "luttent contre vous" (qui croyez) et qui "transgressent les Lois de Dieu" : "Tuez-les partout où vous les rencontrerez". Sourate IV, verset 89, à propos des "hypocrites", des "incrédules" qui "se détournent du chemin de Dieu" : "Saisissez-les, tuez-les partout où vous les trouverez". Sourate IX, verset 5 : "Tuez les polythéistes"… (Le Coran, éd. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1967).

(12) Le livre d'Amin Maalouf Les croisades vues par les Arabes (éd. Jean-Claude Lattès, 1983) montre bien que les "combattants du Christ", comme ceux "de Mahomet" expriment en réalité, par le caractère des violences pratiquées et les justifications invoquées, un retour aux conceptions de l'AT. Plus près de nous, on peut rapprocher de la "justice divine" telle que la présente l'AT la punition de la famille d'Oufkir après la trahison de celui-ci, punition infligée -en violation flagrante des principes élémentaires du Droit civil- par le roi Hassan II, Commandeur des croyants musulmans. Il y a de nombreux cas semblables dans l'AT après que le Dieu jaloux eut annoncé qu'il punirait les descendants des fautifs.

(13) L'accord de la religion et de la philosophie par Ibn Rochd (Averroès), éd. Sindbad, 1988.

(à suivre)



3 réactions


  • eric 23 novembre 2015 11:19

    Certaines questions pourraient être intéressantes, mais l’absence de culture de base sur ces questions rend difficile d’envisager un débat. Trop de boulot.

    Juste un exemple, vous semblez tout ignorer des rapports entre ancien et nouveau testament dans le christianisme en général et le catholicisme en particulier...

    Vous avez l’air d’avoir un connaissance de ces trucs similaire à celle des instits athées qui imaginent encore, après avoir lu Harry Potter, qu’il y a eu des brulements de sorcières en Grand Bretagne....


  • philouie 23 novembre 2015 12:20

    oui, allons expliquer aux familles des 130 victimes et aux français traumatisés qu’il faut tendre l’autre joue.
     


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