Seul un dieu peut nous sauver !
Dieu ! Ce mot en dit long sur l’état de notre civilisation occidentale. Ce mot rend les fidèles serviles et obéissant alors qu’il suscite chez nombre d’athées des réactions d’aversion qu’on ne peut expliquer par une quelconque supériorité de la rationalité. L’athée est parfois un individu qui, incapable de comprendre Dieu, finit par confondre la religion et la théologie si bien qu’il mélange tout et que, orgueilleux de sa liberté de pensée face aux fidèles, il détruit la pensée de Dieu. Cela dit, je préfère vivre dans une société d’athées raisonnables que de fidèles hystériques. Dans notre Etat de droit laïque, le blasphème est permis, ce qui ne signifie pas pour autant que le blasphème est un devoir, comme l’a rappelé récemment Régis Debray. Il y a quelques années, quelques dizaines d’intellectuels ont publié un livre collectif pour déclarer qu’ils ne sont pas chrétiens. C’est leur droit mais je ne suis pas sûr qu’ils aient vraiment compris ce qu’est la théologie chrétienne. Ces petits détails sont finalement sans importance. Ils ne servent qu’à tracer un trait d’une époque marquée par une présence du religieux viral et une absence de foi authentique. Au milieu, des gens affairés, entre travail, loisir, divertissement et souvent quelque peu désorientés par un monde qui ne sait pas où il va et que les médias présentent en accentuant des menaces qui n’en sont pas tout en voilant les explications fondamentales. Dieu est absent mais nous constatons le règne du religieux toxique, de la marchandise, des addictions consuméristes, de la diffusion du superflu et surtout, de l’ignorance.
« Seul un dieu peut nous sauver ! ». Qui connaît l’auteur de cette formule ? Il s’agit d’un philosophe qui, bien que décrié, n’en reste pas moins le plus important du 20ème siècle. Heidegger a en effet répété plusieurs fois cette formule à la fin de sa vie alors que les deux grands blocs issus de l’Occident et de Yalta se faisaient face pour jouer une guerre froide. Nul ne sait si un dieu est intervenu mais toujours est-il que nous avons échappé à l’apocalypse nucléaire. Cette chose est une certitude. Je suis sûr que si une guerre nucléaire s’était produite, cela ne nous aurait pas échappé et que les médias n’auraient pas pu nous le cacher. Mais je ne suis pas certain que le dieu dont nous parlait Heidegger ait été pensé à l’image d’un superman censé sauver l’humanité. Ce dieu philosophique n’est pas nécessairement un dieu personnel.
C’est en effet ce qui ressort de l’interprétation proposée par l’un des spécialistes de Heidegger dans l’excellent Cahier de l’Herne consacré à ce penseur majeur et publié en 1983. Jean Greish, théologien et brillant exégète de Etre et Temps, était bien placé pour livrer un avis éclairé sur cette sibylline formule qui, dans l’univers de pensée de son énonciateur, ferait allusion à un dieu qui ne parle pas dans un monde où le sacré apparaît mais dans lequel le dieu reste au loin. Autrement dit, nous savons qu’un monde habité par le divin est présent mais nous ne savons nommer l’habitant de cette demeure. Une telle situation peut durer longtemps et ne résulte pas d’un échec de la raison. Le Dieu qui nous sauve serait un dieu qui fait signe mais ne parle pas tout en ne se cachant pas. Il faudrait alors penser le « faire signe » comme manifestation de ce dieu tout aussi mystérieux qu’un ange (Greish, L’Herne, 1983). Et je me permets de préciser, un ange passant entre les regards attentifs des consciences ouvertes et désirant être éclairées. En ajoutant une question.
Ce dieu qui fait signe nous sauve, mais de quoi ? Sans doute de la perte du sens, de la déréliction, de l’absurde au sens de Camus, de l’étrange solitude de l’homme seul, égaré entre l’individualisme et le scientisme de Monod qui a détruit l’ancienne alliance. L’individualisme représente l’aboutissement de la conscience égoïque subjective et moderne, la conscience de l’homme qui instrumentalise et veut tout ce que son désir projette et que la technique permet. Alors que l’alliance rompue avec les dieux repose sur un autre pilier de la modernité, celui de la science mécaniste et « matérialiste ». Le propos de Heidegger se situe parfaitement dans une orientation qui, bien qu’ancrée dans la modernité, veut dépasser le modernisme et en quelque sorte, nous « guérir » de cette maladie moderniste. Heidegger fait partie d’une galaxie où naviguent les trans-modernes, les anti-modernes et les post-modernes, les Baudelaire, Guénon, Husserl sans oublier le maître de la grande critique moderne que fut Nietzsche et qui fascina tant Heidegger.
Allez, une formule que je suggère, science et fausse conscience n’est que ruine de l’humanité. C’est sur ce champ de ruines que se dessine tel un chant du cygne ou alors un oracle de l’advenir le dieu qui fait signe de Heidegger quelque part entre 1960 et 1980. Alliance rompue ou amenée à être retrouvée ? Telle est la question. Voyez-vous les anges qui trônent dans le ciel ? Et qui dansent au rythme du chant des signes.
Comment adviennent ces signes du divin ? Il faut être dans la voix et la voie pour les pro-voquer, étymologiquement parlant, les inciter à donner de la voix mais sans parole quoique, pourquoi refuser la parole du dieu qui sauve et suivre la crainte émise par Greish de céder à une éventuelle apologétique, crainte qu’on peut imaginer comme la défense d’un représentant du clergé face à des libres penseurs et autres hérétiques s’emparant du Dieu chrétien pour lui faire cracher une parole nouvelle à la mesure de notre époque (Les nouveaux philosophes ont façonné une farce médiatique mais ce n’est pas une raison pour refuser l’avènement des nouveaux théologiens et cette fois, ce sera du sérieux !)
L’oracle de Heidegger résonne d’une étrange manière avec une autre formule, celle de Nietzsche prononçant la mort de Dieu. Encore faut-il préciser ce que pensait l’auteur. Dieu est mort et ce sont les hommes qui l’ont tué. Voilà la formule complète. Le Dieu en question étant le Dieu moral. Cette formule décrit le passage de la fausse conscience à l’absence de conscience, ou si l’on veut la généalogie des âges moraux dont la phase terminale serait le nihilisme européen. Nous sommes en plein dans cette phase d’achèvement avec la technique qui joue un rôle avec son idéologie moderniste accomplie. Mais Dieu n’est pas forcément mort. Il se cache certainement dans le sacré des âmes qui vivent. Hegel, Nietzsche et Heidegger on tenté de se substituer à la théologie en élaborant les fragments d’un Dernier Testament. Ils ont réussi à tracer des voies mais leur tentative a échoué. Il n’y a pas de Testament sans le retour de Dieu et la compréhension du divin accompagnée d’une théologie à la hauteur de la puissance moderniste qu’il faut dompter. C’est là l’échec des religieux contemporains qui au lieu d’aider les peuples à dépasser le modernisme ont fait régresser les fidèles vers des âges infantiles, se rendant complice du système de la marchandise qui lui aussi, infantilise.
Que peut faire le divin dans ce monde qui va vers le chaos social et politique avec une profusion de moyens technologiques et des flux d’informations qui intoxiquent les âmes des vivants avec leur consentement pas du tout éclairé ? Le mal est à la fois dans la matière et dans la domination. La plupart des hommes n’ont pas conscience du mal.
L’idée du signe de dieu est intéressante. Elle entre en résonance avec les symboles qui structurent les actions humaines, parfois individuelles mais en règle générale, collective. Les symboles donnent du sens, ils relient les hommes entre eux dans leurs actions. Pareillement, le signe divin est un symbole de sa présence, un signe attestant d’une sorte de lien entre les hommes et le divin. Peut-être que notre époque se prête pour vivre une nouvelle alliance entre l’homme, ses symboles et le divin, ce qui place cette éventualité au-dessus des lignes tracées par Heidegger mais aussi des limites de la religion instituée qui ne va pas forcément dans le sens de l’Histoire transfigurée par Dieu. Bref, ces pistes relèvent du possible mais pour l’instant, les hommes se laissent aller aux instincts les plus bas alors que les élites se servent du chaos pour asseoir leur pouvoir. La transformation de l’homme ne passe plus par la lutte matérialiste mais par l’alliance avec le divin. Cette vérité ne vaut pas nécessité. L’humanité est libre de se suicider.
Dieu ne peut rien sauver sauf si l’homme le décide. Nietzsche et Heidegger n’auraient rien opposé à cette sentence d’une évidence si criante. Mais sans doute, l’homme préfère se perdre dans la frénésie du présent hédoniste que de se projeter dans une éternité qui lui échappe. Le modernisme n’est rien d’autre que le suicide de la destination la plus haute de l’humanité. Sortir du modernisme, c’est refuser ce suicide. Le divin accompagne l’homme dans ce refus mais l’abandonne si l’homme décide de se suicider car l’homme est la créature qui possède non seulement la raison mais aussi la liberté. Dieu laisse l’homme du 21ème siècle se suicider comme il a laissé la Shoah se produire le siècle précédent.
J’espère que vous saurez apprécier ce billet, c’est l’un des mieux pensés et sans doute l’un des plus importants parmi ceux que j’ai publiés.