lundi 10 octobre 2016 - par lephénix

Vers la reconquête de soi

Comment renouer avec le « réel » sans filtre ni écran(s) ? Le philosophe-mécanicien Matthew B. Crawford propose de restaurer notre capacité d’attention en nous ressourçant dans le travail artisanal ou manuel…

 

Matthew B. Crawford, chercheur en philosophie à l’université de Virginie, avait connu une première vie dite « active » dans l’« économie du savoir », plus précisément en dirigeant un think thank conservateur à Washington : il y résumait « vingt-trois très longs articles par jour »... Après un premier accès de dépression, il en a démissionné pour… ouvrir un atelier de réparation de motos : « Je me sentais plus engagé intellectuellement quand je réparais des motos que quand je travaillais pour le think thank »...

Une expérience dont il a tiré un très incisif premier essai, célébrant la grandeur du « faire », best-seller dès sa parution outre-Atlantique en 2009, dans le sillage d’un autre succès, l’inusable Traité du zen et de l’entretien des motocyclettes de Robert Pirsig. Réédité par les éditions de La Découverte dans leur collection de poche, Eloge du carburateur, sous-titré « essai sur le sens et la valeur du travail », rappelle des fondamentaux bien oubliés : alors que l’individu techno-zombifié de notre spongiforme « postmodernité » se laisse griser par un fondamentalisme technologique envisagé comme une extension de sa volonté de puissance infantile, « le métier de réparateur, en revanche, consiste à se mettre au service de nos semblables et à restaurer le fonctionnement des objets dont ils dépendent. » L’aurait-on oublié ?

Prendre soin des choses de notre quotidien, n’est-ce pas aussi prendre soin des êtres et s’inscrire dans une communauté véritable se nourrissant et s’irriguant de ses solidarités ? Pourtant, riches et pauvres, rentiers et soutiers de notre système du tout-jetable habitent des univers irrémédiablement parallèles quand bien même ils seraient présumés partager la même planète et la même dette envers elle – ainsi que « la même réalité physique » dont certains croient pouvoir s’abstraire à grand renfort de chimères et de prothèses « transhumanistes »…

Or, le travail véritablement productif n’est-il pas le « fondement de la prospérité » commune – de moins en moins « commune » car de moins en moins partagée ?

 

Pour une écologie de l’attention

 

Le réparateur de machines à rouler ou à laver détient « un savoir réel sur les choses réelles, celles dont nous dépendons tous dans notre existence quotidienne  ». L’artisan indépendant, responsable de son travail, exerce sa liberté au service d’une communauté d’usagers là où un mercenaire de « l’économie de la connaissance » abdique la sienne en s’en remettant à des « arts serviles » et des faux semblants au service de rapports de manipulation, de « compétition » et de domination entre « cols blancs »...

Mais… et « l’éducation » ? Un échec avéré : « En sommes-nous vraiment arrivés là en tant que société : acheter et consommer toujours plus d’éducation dans le seul but d’atteindre de nouveaux sommets de stupidité ?  » De plus en plus d’ « éducation » marchandisée, de moins en moins de sens commun ?

Seul le « faire » par soi-même éduque et élève en permettant d’être en prise avec le monde par le biais de ces humbles objets matériels pris en réparation – ou de ces outils et instruments de musique avec lequel on ne fait plus qu’un, comme le font le facteur d’orgue, le pianiste, le menuisier ou le violoniste.

Plus fondamentalement, « s’interroger sur le sens du travail manuel, c’est en fait s’interroger sur la nature de l’être humain », sur « l’interaction manuelle entre l’homme et le monde  » - et

 « la caractéristique fondamentale de l’agir humain 

En matière d’apprentissage de la mécanique ou de toute autre discipline tout aussi exigeante, l’individu doit accepter de se plier aux « exigences d’objets qui ont leur propre façon d’être non négociable  ». Or, le consommateur d’aujourd’hui, autiste dans sa bulle technologique et « exproprié de toute capacité de production et aussi de jugement », n’a que peu d’occasion de faire quelque chose par lui-même dans un « environnement prédéterminé ». Pire encore : il s’abîme dans ses inutiles gadgets électroniques de destruction massive qui épuisent tant sa faculté de penser que d’agir – comme ils ruinent les « ressources attentionnelles » tant individuelles que collectives...

Analysant, dans son second essai Contact sous-titré « Pourquoi nous avons perdu le monde et comment le retrouver », la « crise attentionnelle » qui mine rien moins que le projet d’émancipation hérité des Lumières, le philosophe-mécano constate : « Nous pensons souvent que la liberté équivaut à la capacité de faire des choix ; maximiser cette liberté nécessiterait donc de maximiser plus le nombre de possibilités qui s’offrent à nous. Alors que c’est précisément cette multiplication qui capte toujours plus notre énergie et notre attention…  »

Ainsi, le fardeau qui pèse sur l’individu n’en finit pas de s’aggraver d’addictions supplémentaires, de dispersions et d’émiettements suscités par toutes ces « sollicitations mécanisées » dévorant inexorablement son « temps de cerveau disponible » - sans oublier cette propension à faire spectacle de tout… Le monde à portée de clic, vraiment ? Ou sa contrefaçon « digitale » ? Manipuler sa souris ou bidouiller dans une tuyauterie virtuelle est-ce là ce que l’on appellerait se confronter avec « l’épaisseur du réel » ? Le temps, on le sait, est aussi une « matière première » cotée en Bourse – il y a même des « contrats de volatilité » pour ça… Et le temps de vie plus ou moins « active » devant nous constitue notre seule richesse, convoitée par nombre de prédateurs à l’affût de notre « temps de cerveau disponible » et de nos « ressources attentionnelles » rudement mises à mal…

Le moyen d’en sortir ? Matthew B. Crawford recommande de « s’investir dans une activité qui structure notre attention et nous oblige à « sortir » de nous » afin de repartir à la rencontre du monde… En réparant des motos, des vélos ou des… chaises, histoire de retrouver une assise ?

« Le travail manuel, artisanal par exemple, l’apprentissage d’un instrument de musique ou d’une langue étrangère, la pratique du surf nous contraignent par la concentration que ces activités imposent, par leurs règles internes. Ils nous confrontent aux obstacles et aux frustrations du réel. Ils nous rappellent que nous sommes des êtres « situés », constitués par notre environnement, et que c’est précisément ce qui nous permet d’agir et de nous épanouir. »

Redevenir attentif à soi et aux autres, reconquérir son attention voire sa pleine conscience va bien au-delà de la simple présence à soi et aux autres car « l’attention est aussi une ressource, comme l’air que nous respirons ou l’eau que nous buvons » : « Leur disponibilité généralisée est au fondement de toutes nos activités. De même, le silence, qui rend possible l’attention et la concentration, est ce qui nous permet de penser. Or le monde actuel privatise cette ressource, ou la confisque.  »

Les ressources attentionnelles, un nouveau bien commun à préserver d’une « exploitation de plus en plus agressive » voire à reconquérir ? Le retour vers le réel passe par une « nouvelle économie politique » et par un nouveau « grand récit contemporain » renouant avec « l’agir véritable », s’opposant aux « expériences préfabriquées » proposées par un « art de l’ingénierie attentionnelle », élaboré à notre intention par « toute une série de fonctionnaires de l’ajustement psychologique »…

Le philosophe-mécano ne propose pas seulement un nouveau regard sur notre « culture » sursaturée de ces inutiles « technologies visant à capter notre attention et notre vie mentale » ( ainsi colonisées et transformées en « ressources exploitables »…) mais aussi un stimulant exercice de lucidité agissante voire de joie armée pour nous retrouver dans un monde véritablement commun – pour en prendre soin et nous recréer avec lui.

 

Matthew B. Crawford, Contact, La Découverte, 348 p., 21€

Eloge du carburateur, La Découverte/Poche, 250 p., 11 €

 



5 réactions


  • Clark Kent Jeussey de Sourcesûre 10 octobre 2016 08:57

    Crawford joue les « Candide » et remplace le jardin par le garage, les semences par le carburateur. Mais son cheminement est le même que celui de Voltaire qui, après avoir fréquenté « Pangloss », la crème des communicants de l’époque, s’était retiré à Ferney pour « cultiver son jardin ».


    • Rincevent Rincevent 10 octobre 2016 23:55

      @Jeussey de Sourcesûre

      Surtout que son jardin jouxtait la frontière suisse. Bien pratique pour notre philosophe, en cas de changement d’humeur du Roi à son égard…


  • Taverne Taverne 10 octobre 2016 10:39

    Notre énergie naturelle est non seulement émiettée, elle est soumise au tout mécanique, elle est comprimée par les règles sociales. Ajoutons qu’avec les médias et les réseaux sociaux, on passe plus de temps à parler de soi qu’à faire. Je dis « faire » comme l’auteur« , parce que »agir« n’est pas synonyme de faire, pas plus que  »réagir" qui nous occupe tant.

    Il serait sain en effet de reprendre la main sur l’énergie que l’on nous vole. De retrouver le contact avec la nature et le cosmos. Pour que la post humanité (*) ne prenne pas la funeste orientation que l’on devine et ne prenne pas le large vers le transhumanisme et les manipulations génétiques..., mais que cette post humanité rejoigne la pré humanité (préhistoire) dans le faire et dans le lien direct avec le Vrai, pour reformer une boucle que l’on n’aurait jamais dû rompre.

    (* néologisme de mon cru)


  • lephénix lephénix 10 octobre 2016 11:24

    @jeusseydesourcesure

    que ce soit à l’atelier, au jardin, à l’usine ou au garage, il s’agit toujours de se ressourcer dans le faire - un faire qui s’harmonise avec le monde et donne prise sur sa destinée

    depuis Frankenstein (1818) le rythme insoutenable du fondamentalisme technologique se soldera par un remplacement d’homo sapiens demens par une toute autre espèce à l’univers cognitif et émotionnel tout à fait différent... autant cultiver son jardin...


  • lephénix lephénix 10 octobre 2016 11:32

    @Taverne

    en 3000 ans de « civilisation » la masse de souffrance n’a pas regressé, bien au contraire, il y a même accélération vers plus de souffrance... les gadgetolâtres ayant consenti à leur asservissement avec date de péremption ont enclenché le processus d’un « grand remplacement » d’homo demens par une autre espèce en voie d’apparition...

    il serait encore possible de vouloir garder le contrôle de la direction où nous allons mais avec l’implacable extension des gadgets « intelligents »/« connectés » dont la wouahturrrrrrrrrrr sans chauffeur ça ne prend justement pas cette direction...

    la question pourrait être : « que voulons-nous devenir » ? ou « que voulons-nous vouloir » ?

    autant transmuter l’irresponsabilité ambiante en sagesse agraire, renouer avec le génie du réel, transformer nos désirs avant qu’il ne soit trop tard...


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