jeudi 10 mars 2016 - par Sylvain Rakotoarison

Vivons heureux en attendant la mort !

« De mémoire de rose, on n’a jamais vu mourir un jardinier. » (Fontenelle).

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Le lendemain de Noël 2015, je suis retourné dans la maison de retraite au bord de l'agglomération. Un établissement d'habitation pour personnes âgées dépendantes, plus exactement, qu'on peut trouver après avoir traversé une dense zone commerciale et l'entrée d'un petit village. Le but, visiter mon compère Gauthier.

Je dis "compère" mais il n’est pas vraiment un compère. Il y a plusieurs dizaines d’années, j’étais encore sur ses genoux et gamin, je m’amusais follement avec lui. Jamais avare d’histoires drôles, il est le genre de personne avec qui on ne s’ennuie jamais parce qu’il a toujours le mot pour rire. Le temps ne l’a jamais érodé ; il a gardé un visage de poupon, au ton très rose de la peau à peine fripée, et les yeux pétillants de l’enfant émerveillé.

Gauthier est aujourd’hui le survivant de quelques personnes très vieilles que je voyais régulièrement depuis quelques années. Je les connaissais et les rencontrais depuis plusieurs dizaines d’années, et parce qu’elles arrivaient à un certain stade de leur vie, j’essayais de les voir le plus souvent possible lors de mes passages dans la région.

L’incontournable devait nécessairement arriver. C’était obligatoire. Certes, au début, ces personnes n'étaient pas nonagénaires, mais ce qui était troublant, c'est qu'elles sont parties dans l'ordre chronologique inverse : la plus jeune est partie la première. Et les autres ont suivi plus tard. Odette, la belle-sœur de Gauthier, est partie en été 2014 à l’âge de 98 ans. Et Angèle, l’épouse de Gauthier et sœur d’Odette, la plus en forme, est partie à 99 ans en été 2015.

Angèle avait gardé toutes ses facultés tant mentales que physiques. De corpulence frêle, on ne lui aurait pas garanti une longévité à toute épreuve. Elle pouvait encore écrire des cartes où elle me racontait quelques histoires précieuses, avec la belle écriture des élèves studieuses, une écriture appliquée et un peu hésitante.

Malgré un très long amour fusionnel, de plus de soixante-dix-sept ans, elle avait accepté que Gauthier s’en allât en maison médicalisée en septembre 2014. La corpulence de Gauthier, l’incapacité de ses genoux à le porter, à le soulever, faisaient qu’il était devenu une "personne dépendante", comme on dit. Et c’était finalement un moindre mal et un grand soulagement de ne plus devoir s’en occuper toute seule. Il y a des personnes dévouées dont c’est le métier. Les conjoints sont parfois moins résistants que les personnes qu’elles aident.

Ce fut finalement le cas de la pauvre Angèle, qui fut en quelques sortes une victime de la canicule et de sa peur de la médecine en général. Elle n’a appelé que trop tard son médecin lorsque, par manque d’eau, elle a fait une péritonite, elle a terminé une vie qui aurait pu se poursuivre encore en bon état. En quelques jours, elle est partie, et a bénéficié des soins palliatifs pour éviter de souffrir sans pour autant perdre sa conscience. Elle a pu dire au revoir à ses enfants, mais pas à son mari bloqué dans sa maison médicalisée.

Angèle est partie à quelques "encablures" de ses 100 ans et le bon Gauthier était toujours là, habité par une vie pétillante (pour les rigoristes, je précise toutefois qu’une "encablure" n’est pas une mesure de temps mais de distance).

Je n'avais pas pu le revoir depuis l'enterrement de son épouse. À l'époque, je l'avais quitté dans son fauteuil roulant, la tête abattue, l'esprit effondré, ne reconnaissant plus personne, cassé par la nouvelle, et surtout, par le fait que tous les deux s'étaient préparés à fêter le centenaire d’Angèle. Le "destin" en a voulu autrement. Gauthier pensait évidemment partir le premier et surtout, était relié au monde réel par Angèle, qui avait gardé toute sa tête, qui était dans le concret et qui le visitait presque tous les jours.

L'établissement semble très bien tenu. Des sécurités nombreuses ont été installées pour réduire au maximum tous les risques : un digicode pour pénétrer dans la propriété, pour entrer ou sortir, un sas pour entrer dans le bâtiment, qui nécessite que la première porte automatique soit fermée pour ouvrir la seconde porte. Dans le hall, il n'y avait personne, une table où se tenaient des objets d'une braderie. Il y avait encore un sapin de Noël, la température était très élevée, et les escaliers étaient sécurisés, avec un double portillon au sommet pour éviter de tomber dans la cage d’escalier.

Je suis arrivé vers quinze heures trente et je connaissais déjà les lieux. Deuxième étage, au fond et sur la gauche. En parcourant le long couloir, je pouvais admirer des photographies de chats et de chiens plutôt sympathiques. La porte de la chambre de Gauthier était entrouverte. J'ai frappé et suis entré. Il était seul.


Gauthier était allongé dans son lit, on avait dû l’y remettre peu de temps avant. L'œil vif et malicieux, il m'a immédiatement reconnu, le sourire élargi jusqu'à ses grandes oreilles. J'étais rassuré. Non seulement Gauthier était bien vivant, mais il était en bonne forme, il avait tous ses esprits, mieux que les dernières fois que je l'avais vu, et surtout, il avait digéré la mort douloureuse de sa femme. Dans la conversation, il m'en a parlé deux ou trois fois, avec un peu d'amertume, un goût d'amour, mais pas seulement de la nostalgie, aussi de la plaisanterie, que cette fichue Angèle, elle voulait toujours aller trop vite, elle ne l’attendait jamais...

Dans la conversation, j’ai compris que son gendre ne lui avait pas dit la vérité à propos d’Angèle. Il ne l’avait pas prévenu de sa mort imminente. Quel dommage ! Ils n’ont pas pu se dire adieux, eux qui s’aimaient autant ! Il a eu droit à une histoire romancée qu’il se plaisait ainsi de me raconter. Lorsque Angèle a appelé le médecin, le premier jour, il lui aurait prescrit un médicament, et le second jour, voyant que le médicament ne faisait pas d’effet, il lui aurait dit d’aller en urgence à l’hôpital mais elle n’aurait pas survécu au transport pourtant bref, elle serait morte dans l’ambulance. C’était dû à pas de chance !

En fait, Angèle était arrivée à l’hôpital trois jours avant sa mort et le médecin lui a dit qu’il n’y avait plus rien à faire car à cet âge, on ne pouvait pas l’opérer. Ces quelques jours, oui, cela aurait été difficile, mais je suis sûr que Gauthier les aurait soigneusement utilisés pour dire au revoir. Tant pis. Je croyais qu’il ne se relèverait pas, et en fait non, chez lui, la vie est trop éclatante, il était donc capable d’en parler comme d’une mauvaise plaisanterie de sa femme. Sacrée Angèle !

Sept minutes après mon arrivée, une très charmante infirmière est venue le changer. Elle était prête à revenir après ma visite mais j'ai préféré plutôt attendre un peu, l'opération ne durait que cinq minutes et je suis allé dans le couloir pour attendre.

Là, comme j’étais au bout du bâtiment, j'ai aperçu une très vieille dame avec son déambulateur qui s'était "écrasée" contre la vitre du bout du couloir. Elle était allée dans le mauvais sens et ne savait plus comment faire, bloquée contre la vitre. Une aide-soignante, patiemment, la tenait un peu, lui disait de lâcher la rampe de la main droite, de négocier un demi-tour, etc. mais c'était laborieux. Vision des difficultés habituelles du grand âge. La charmante infirmière est partie sans rien dire, j'ai juste eu le temps de lui demander si je pouvais rentrer dans la chambre de Gauthier et j'ai laissé la pauvre voisine à sa difficile manœuvre de déambulateur.

Gauthier était même plus heureux ainsi changé. Grosse tête un peu amaigrie, sur un corps allongé quasi-inexistant sous les draps, sauf deux grandes mains encore très capables de saisir toute sorte de choses sur sa petite table à roulettes, et en particulier les délicieux chocolats que je lui avais offerts pour l’occasion.

Il m'a expliqué qu'il était très bien traité ici, qu’il y mangeait bien, qu'il avait plein d’amoureuses, et l’infirmière d’ailleurs avait confirmée quand elle était venue, c’était sa première des amoureuses. Il est chouchouté, et s’il n’a pas oublié Adèle, la vie ne l’a pas quitté.

Au cours de la conversation, je lui avais donné des nouvelles d’une personne en lui disant qu’il avait son bonjour. Alors, farceur comme il l’a toujours été, il m’a répliqué en disant : « Toi aussi, tu as son bonjour ! ». Et moi de lui demander, le bonjour de qui ? « De ma guibole ! ». Humour sans doute de potache mais qui prouvait qu’il était toujours le même, le plaisant compagnon de la bonne humeur.

En discutant sérieusement avec lui, j’ai pu comprendre qu’il lui manquait deux précieux objets restés dans sa maison où vivait seule Angèle. Un casque pour écouter la télévision, car son niveau d’audition est tel qu’il ne peut pas écouter la télévision dans sa chambre sans cet outil indispensable… et son livre d’histoires drôles.

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C’était toute une affaire, et je savais à quel point ce livre lui manquait. Il y a déjà une vingtaine d’années, quand j’allais les visiter, Angèle et lui, je venais souvent à l’improviste car pour moi, c’était du temps volé, non planifié. Je retardais un départ vers Paris pour prendre quelques heures à les revoir.

Mais Angèle avait eu la simplicité de m’avertir qu’ils préféraient que je les prévinsse avant, quitte à ce que cela fût quelques heures seulement avant. Je comprenais très bien, car ils préféraient être bien habillés, me recevoir avec la décence de leur coquetterie, mais je n’appréciais pas beaucoup non plus, car c’était l’occasion pour eux d’ouvrir une bouteille de champagne, de préparer un goûter sophistiqué et je ne voulais surtout pas trop les déranger.

J’ai su un peu plus tard que la raison était tout autre : Gauthier, chaque fois que je le rencontrais, me sortait de nombreuses histoires drôles, parfois hilarantes, d’autres moins, mais ce n’était pas l’important, l’important, c’était que cette personne vivait en permanence dans la bonne humeur et dans la farce, autant dire, dans la jeunesse ! Or, l’âge venant, il ne se souvenait plus de ses histoires drôles. Donc, avant l’arrivée de ses visiteurs, il révisait un peu, histoire de pouvoir les raconter comme il le fallait !


Quand j’avais discuté avec l’infirmière, je lui avais demandé si Gauthier était le pensionnaire le plus âgé. Non, il y avait deux autres pensionnaires qui avaient atteint les 105 ans. Gauthier n’est donc pas le doyen.

Ah, au fait, je ne vous ai pas donné l’âge de Gauthier. Il n’est plus nonagénaire depuis longtemps. Ce jeudi 10 mars 2016, il fête ses 103 ans. Joyeux anniversaire, cher Gauthier ! et tous mes vœux pour que ta retraite se poursuive avec une si large vivacité d’esprit que bien des "moins âgés" ont perdue depuis longtemps !

Ton secret ? Comme les poêles Tefal : tu es détaché depuis longtemps. Dans ton esprit, ta philosophie de vie est simple : « Vivons heureux en attendant la mort ! », comme disait un autre humoriste très regretté…



Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (10 mars 2016)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Une sacrée centenaire.
Résistante du cœur.
Une existence parmi d’autres.
Soins palliatifs.
Dépendance.
La dignité et le handicap.
Alain Minc et le coût des soins des "très vieux".



4 réactions


  • Donbar 10 mars 2016 15:24

    Bon anniversaire à Gauthier, comme à tous les vrais philosophes.


  • foufouille foufouille 10 mars 2016 17:17

    "En fait, Angèle était arrivée à l’hôpital trois jours avant sa mort et le médecin lui a dit qu’il n’y avait plus rien à faire car à cet âge, on ne pouvait pas l’opérer."
    très très nul ce médecin.
    il a de la chance cet homme de ne pas vivre dans un mouroir.


  • Le p’tit Charles 11 mars 2016 07:04

    +++++

    Journée ordinaire sur la condition humaine bien rafraichissante avant l’oubli du temps... !

  • L'enfoiré L’enfoiré 12 mars 2016 08:54

    Bonjour, J’ai vu la pièce à Bruxelles pendant la saison 2014-2015. Je l’ai même enregistré.

    Excellente pièce avec l’humour grinçant de Desproges.
    Je dois en parler dans un des mes articles 

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