samedi 4 février 2017 - par Sylvain Rakotoarison

Olivier Costa de Beauregard, physicien du temps symétrique

« L’humanisme n’a pas encore pris une pleine conscience du fait que notre vision du monde est radicalement transformée, qu’aucun problème fondamental, ni physique (cela va sans dire), ni biologique, ni psychologique, ni probablement philosophique, ne peut plus être aujourd’hui posé dans les mêmes perspectives qu’avant 1900. » (1996).

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La science a ceci de révolutionnaire qu’elle est à la fois indiscutable (elle est le résultat de démonstrations, d’expériences, de raisonnements logiques, d’équations) et en même temps, spéculative : elle permet soit de rêver, soit d’imaginer des idées les plus folles. Folie ? Peut-être mais parfois, dans l’histoire des sciences, la réalité a largement dépassé la fiction. Le 5 février 2007, il y a dix ans, à Poitiers, le physicien et philosophe Olivier Costa de Beauregard est mort à 95 ans. Il était de ces scientifiques qui ont osé, au risque de leur crédibilité, dépasser la frontière du réel en proposant une vision du monde qui, pour les uns, serait farfelue, pour les autres, une tentative inachevée de compréhension de la nature.

Il faut absolument séparer le scientifique du spéculatif, et il me semble qu’Olivier Costa de Beauregard a réussi à le faire, même si ce n’était pas facile. Après tout, la Relativité d’Einstein était du spéculatif jusqu’au moment où elle fut confirmée par l’observation. La longue existence d’Olivier Costa de Beauregard a été ancrée en plein XXe siècle, le siècle de la révolution relativiste et de la révolution quantique. Le caractère discontinu de la nature, faite de "quanta", pour l’infiniment petit, et une reconsidération de l’Espace-temps, où le temps n’est pas plus invariant que l’Espace mais où la vitesse des photons, en revanche, l’est, pour l’infiniment grand, ont été les deux révolutions intellectuelles de ce siècle pourtant dominé par bien d’autres (graves) événements.

Comme beaucoup de scientifiques, Olivier Costa de Beauregard, "d’origine relativiste", fut rapidement motivé pour chercher des ponts entre la Relativité et la physique quantique, entre le macroscopique et le microscopique. Sa particularité a été qu’au-delà de la physique théorique, il fut également un philosophe des sciences (premiers articles d’épistémologie en 1944) et a même fait de la théologie en raison de sa foi catholique (premiers articles de théologie en 1946). Ses réflexions furent donc en physique les relations entre relativité et quanta et en philosophie, les relations entre science et religion. Il s’aventura aussi dans le domaine incertain de la parapsychologie (premiers articles en 1973) qui l’ont mis un peu à l’écart de la "communauté scientifique".



Né le 6 novembre 1911 à Paris, dans une famille aisée, Olivier Costa de Beauregard a été reçu à l’École Polytechnique en 1931 mais préféra ne pas y aller pour prendre deux années de "bon temps" en sport et lecture. Il repris ensuite ses études de physique à l’université et fut recruté en 1938 comme ingénieur de recherche dans l’aéronautique (il proposa une méthode pour mesurer précisément les traînées).

Mobilisé en 1939, il quitta l’industrie en novembre 1940 et entra au CNRS pour y commencer une thèse dirigée par l’un des géants de la physique quantique, Louis de Broglie (1892-1987), Prix Nobel de Physique en 1929, à l’Institut Henri-Poincaré. Son jeune frère Robert (1913-2002) fut un résistant héroïque dans le Vercors et est devenu général. Olivier Costa de Beauregard fit une carrière de quarante ans au CNRS et fut nommé directeur de recherches au CNRS en 1971.

Le 29 juin 1943 à Paris, Olivier Costa de Beauregard a soutenu sa thèse de doctorat ès sciences mathématiques : "Contribution à l’étude de la théorie de l’électron de Dirac" : « Le mécanisme par lequel la théorie de Dirac parvient à concilier, sinon à harmoniser, les deux formalismes [relativité et quanta] est vraiment paradoxal, et paraît bien cacher une énigme. ».

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Il publia, en 1949, "La Théorie de la relativité restreinte" préfacée par Louis de Broglie ; puis en 1957, "Théorie synthétique de la relativité restreinte et des quanta" ; en 1963, "Le second principe de la science du temps, entropie, information, irréversibilité" (prix Lecomte du Nouÿ) ; en 1964, "Précis de relativité restreinte" ; en 1967, "Précis de mécanique quantique relativiste" ; en 1980, "La Physique moderne et les pouvoirs de l’esprit" ; en 1988, "Le Temps déployé, passé, futur, ailleurs" ; en 1995, "Le Corps subtil du réel éclaté".

Dès 1947, Olivier Costa de Beauregard a proposé devant Louis de Broglie son hypothèse de la "rétrocausalité" pour interpréter le paradoxe Einstein, Podolsky et Rosen (exprimé au congrès Solvay de 1927 puis en 1935). Louis de Broglie, qui s’écarta de son étudiant à cause de cette interprétation, accepta néanmoins de la présenter à ses collègues de l’Académie des sciences en 1953 dans une communication officielle : "Une réponse à l’argument dirigé par Einstein, Podolsky et Rosen contre l’interprétation bohrienne des phénomènes quantiques".

Pour expliquer très rapidement : le paradoxe EPR (Einstein, Podolsky, Rosen) s’opposait à l’interprétation dite de Copenhague (ville originaire de Niels Bohr) de la physique quantique. Cette interprétation (majoritaire chez les physiciens) considère qu’il n’existe pas un état donné d’un système quantique avant la mesure. Au contraire, Einstein, Podolsky et Rosen considéraient que l’état existe en dehors de la mesure, mais qu’on ne connaît pas parce qu’il existe des "variables cachées" (parce que la théorie quantique est incomplète dans sa description de la nature). En clair, c’était la base probabiliste qui était contestée.

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Entre 1951 et 1953, Olivier Costa de Beauregard travailla pour le prestigieux Institute for Advanced Studies à l’Université de Princeton, aux États-Unis (New Jersey). Il y rencontra Albert Einstein (1879-1955) qui lui parla de relativité et de physique quantique, Robert Oppenheimer (1904-1967), et aussi le philosophe catholique Jacques Maritain (1882-1973) avec qui il garda contact jusqu’à la mort de ce dernier.

En 1963, vingt ans après sa thèse scientifique, il a soutenu (pour se faire plaisir) sa thèse de doctorat ès lettres, dirigée par René Poirier, à la Sorbonne : "La notion du temps, équivalence avec l’espace" (qui fut ensuite publiée).

Les années 1970 furent particulièrement denses pour Olivier Costa de Beauregard. D’une part, une série d’expériences à l’Institut d’Optique d’Orsay ont permis de ne pas infirmer (sinon confirmer) les hypothèses qu’il avait émises sur la notion du temps, et d’autre part, il a développé aussi ses réflexions sur les effets paranormaux en tentant une approche scientifique.

En 1970, la thèse de doctorat de Christian Imbert (1937-1998) sur l’effet inertiel de spin du photon a présenté une expérience qui a confirmé le décalage transversal prédit par les calculs d’Olivier Costa de Beauregard (et de Charles Goillot).


Un peu plus tard, avec Bernard d’Espagnat notamment, et reprenant les travaux de John Stewart Bell (ses célèbres inégalités), Olivier Costa de Beauregard conçut une expérience pour tenter de départager les différentes interprétations de la physique quantique (réponse au paradoxe EPR). Il s’agissait de mesurer les polarisations de deux photons corrélés. Ce fut Alain Aspect, jeune agrégé proposé par Christian Imbert, qui réalisa cette expérience entre 1979 et 1982 pour son doctorat d’État. Les résultats furent étonnants, et renforcèrent la théorie "littéralement folle" d’Olivier Costa de Beauregard. En effet, les inégalités de Bell étaient violées, ce qui signifiait que l’hypothèse des variables cachées n’était pas correcte. Depuis trente-cinq ans, bien d’autres expériences d’intrication quantique du même type ont été menées et sont arrivées à la même conclusion.

Cette expérience d’Alain Aspect, essentielle dans l’histoire de la physique quantique, mériterait elle-même un article complet que je proposerai peut-être plus tard. Elle voulait dire qu’une observation future pouvait avoir une conséquence sur un état passé. Ou alors, que la vitesse de la lumière était violée. Ou encore…

Restons seulement sur la théorie très audacieuse de la rétrocausalité proposée par Olivier Costa de Beauregard. Elle se concevait par une symétrie passé-futur intrinsèque, plus exactement par une "invariance des formules de l’ordre de succession des phénomènes".

Olivier Costa de Beauregard a pensé à la rétrocausalité en raison de la symétrie des équations : « Le formalisme relativiste est (…) celui d’une géométrie quadri-dimensionnelle, avec le temps comme quatrième coordonnée. La philosophie impliquée est donc que "rien de ce qui arrive ne peut être autre que ce qu’il aura été". La fécondité explicative de cette approche s’est montrée prodigieuse et n’a jamais été démentie. D’autre part, le formalisme quantique est fondamentalement un calcul des probabilités (…). La question, ou plutôt l’énigme, est alors celle-ci : comment ce mariage de l’eau et du feu est-il possible ? De l’eau du "tout est écrit" relativiste avec le feu du jeu probabiliste de l’information. » (conférence du 21 octobre 1979).

En janvier 1981, Olivier Costa de Beauregard a expliqué de cette manière : « La symétrie passé-futur de ce formalisme, avec son corollaire d’une symétrie intrinsèque entre l’information-connaissance (à la réception du message, enregistrement de la mesure) et l’information-organisation (à l’émission du message, définition de la préparation) a conduit Wigner et, indépendamment, l’auteur de ces lignes (…) à concevoir que l’action de la matière sur la psyché (acquisition de connaissances) doit correspondre à une action directe de la psyché sur la matière, d’ailleurs implicitement postulée dans tous les traités de mécanique quantique (…). » (Revue "Communio" n°VI.1).

En 1984, Sven Ortoli et Jean-Pierre Pharabod, dans leur excellent livre de vulgarisation "Le Cantique des quantiques, le monde existe-t-il ?" (éd. La Découverte), ont expliqué cette idée folle d’Olivier Costa de Beauregard ainsi : « Ce que nous appelons un quanton (un photon par exemple) est formé par la combinaison d’une onde "retardée", qui parcourt le temps dans le sens habituel, et d’une onde "avancée", qui remonte le cours du temps. Dans l’expérience d’Aspect, les deux photons sont émis par la source sous forme d’ondes retardées à un temps que nous prendrons pour origine, soit donc au temps t = 0. Le photon 1 atteint l’appareil de mesure 1 au temps t1, sa polarisation est alors fixée ; l’appareil 1 émet alors une onde avancée qui remonte le cours du temps pour retrouver au temps 0 le photon 2 à la source ; elle peut à ce moment communiquer au photo 2 la polarisation que celui-ci doit avoir pour que les lois quantiques soient vérifiées. (…) Costa de Beauregard adopte le point de vue de Wigner en ce qui concerne la "réduction du paquet d’ondes". Il pense que la polarisation du photon n’est fixée que si un observateur voit le résultat de la mesure : comme les ondes avancées remontent le cours du temps, cela permet à l’observateur d’agir effectivement au temps t1 (ou t2 pour le photon 2), et donc finalement, au temps 0. ».

Et les deux auteurs d’évoquer le principal handicap de cette théorie : « Costa de Beauregard est un fervent partisan de la parapsychologie, (…) du coup les autres physiciens qui seraient tentés par son interprétation ont peur de passer pour des illuminés. Pourtant, l’interprétation en question n’a peut-être aucun rapport avec la parapsychologie, et (…) est défendue aux États-Unis par d’authentiques matérialistes. ».

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Olivier Costa de Beauregard a aussi développé une théorie de l’information directement issue de la physique quantique : « La mécanique quantique est une forme de théorie de l’information adaptée au monde physique, c’est un télégraphe (…) spatio-temporel qui fonctionne avec les ondes de De Broglie. (…) La mécanique quantique ne décrit pas les choses comme elles sont, (…) elle décrit ce que nous savons sur les choses, ce que nous faisons sur les choses. ».

Pendant sa longue retraite (un quart de siècle), Olivier Costa de Beauregard n’a jamais faibli intellectuellement tout en se focalisant plus précisément sur les considérations philosophiques et sur les phénomènes paranormaux qu’il tentait d’expliquer par sa théorie du temps et par d’autres idées, hors du champ académique. Il s’est aussi beaucoup investi dans les réflexions théologiques.

Ainsi, le 1er octobre 1979, Olivier Costa de Beauregard participa au Colloque de Cordoue (organisé par la radio France Culture) qui fut contesté à cause du mélange des genres, entre science et psychologie. Olivier Costa de Beauregard y a présenté un exposé sur le cosmos et la conscience et fit partie, avec David Bohm (1917-1992) et Brian David Josephson (Prix Nobel de Physique en 1973) notamment, des physiciens qui pensaient que la physique pouvait expliquer des phénomènes de parapsychologie.

Par ailleurs, le 21 octobre 1979, il a tenu une conférence à Notre-Dame de Paris en exposant sa démarche scientifique et son cheminement spirituel, récusant deux conformismes supposés antagonistes, Descartes et saint Thomas d’Aquin. Il a dit en particulier : « S’il y a une vérité qu’un laborieux cheminement de presque cent ans, de 1818 à 1905, suivi d’un dénouement surprenant par son élégante simplicité, la relativité d’Einstein, a rendue aveuglante, c’est qu’il y a des évidences qui ne sont pas du tout a priori, mais bel et bien a posteriori. Au niveau des principes, elles sont les analogues du si fréquent "mais comment n’y avais-je pas pensé plus tôt" de la vie de tous les jours. ». Il a collaboré à quelques organismes ou revues catholiques et fut même reçu par le pape Jean-Paul II en 1986 à Castel Gandolfo.

En étant extrêmement loin d’avoir fait le tour de la pensée très riche d’Olivier Costa de Beauregard, tant scientifique que philosophiques, je propose pour terminer deux vidéos, l’une est une discussion de 1998 avec Georges Lochak, physicien spécialiste des monopoles magnétiques, qui avait travaillé avec Louis de Broglie, qui, malgré l’enregistrement sonore très mauvais, donne une idée de la difficulté de sortir du conformisme intellectuel ambiant (Georges Lochak n’est pas du tout d’accord avec la rétrocausalité), l’autre est une conférence prononcée en octobre 1977 à l’occasion du colloque "Science de la Nature et Philosophie" organisée à l’Université Pierre-et-Marie-Curie (Paris VI).











Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (04 février 2017)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
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Alain Aspect.
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Trofim Lyssenko.
Rosetta, mission remplie !
Le dernier vol des navettes spatiales.
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Les embryons humains, matériau de recherche ?
Cellules souches, découverte révolutionnaire et éthique.
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