mercredi 22 mai 2013 - par Serge-André Guay

De l’édition à la contre-édition

Un nouveau concept servant à identifier et à caractériser la nouvelle édition rendue possible par les nouvelles technologies hors des limites du marché traditionnel du livre : la contre-édition, en référence à la contre-culture des années 60 et 70.

L'idée de la contre-édition a surgi en mon esprit à la lecture du dossier « Que reste-t-il de la contre-culture dans le Québec inc. ? » publié dans la revue LIBERTÉ - Art & Politique du printemps 2013 (no 299).

J'ai donné écho à ce dossier dans un article récent en vous proposant un lien vers un extrait publié dans le quotidien LE DEVOIR de l’article intitulé Coelhopocalypse ! – Pirater Prochain épisode, et autres observations sur la libre circulation des œuvres de Mathieu Arsenault.

Ce matin, j'ai retrouvé deux mentions du concept de contre-édition dans mes notes de lecture de LIBERTÉ.

La première en marge du dernier paragraphe de l'article La charge épormyable de la contre-culture :

« La contre-culture a une dent contre les obstacles à la liberté. En quoi serait-ce dépassé. En quoi serait-ce anachronique de tenter à nouveau de se débarrasser de ces obstacles, de se désinhiber, d'injecter un peu d'enthousiasme et d'insurrection dans notre rapport au monde ? On veut encore et toujours faire de l'argent, encore et toujours faire l'amour, pourquoi ne pourrait-on pas continuer à vouloir refaire le monde ? La contre-culture ne constitue pas un répertoire d'élucubrations qu'il ne faudrait pas répéter. On peut au contraire s'approprier sa façon d'être effrontément naïve, d'être folle de façon épormyable. La contre-culture exprime une audace qui charge, avec sérieux et délire, avec amour et humour, devant tout ce qui empêche la tranquille avancée des petits pouces de liberté. »

 

La charge épormyable de la contre-culture, Jonathan Lamy, chercheur postdoctoral, Université du Québec à Chicoutimi (Il a publié deux recueils aux Éditions du Noroît, Le vertige dans la bouche et Je t'en prie). LIBERTÉ, No 299, 2013, p. 12

 

Cette quête de liberté de la contre-culture s'apparente à celle de l'édition dans l'univers numérique et de l'impression à la demande. L'accès à l'édition se démocratise au détriment du contrôle jadis exclusif exercé par le marché traditionnel du livre. Un nouveau marché du livre a vu le jour et repousse les contraintes à la liberté d'édition.

L'histoire de l'Homme nous apprend que ne peut pas renier ou rejeter un groupe sans en payer un jour ou l'autre le prix fort. Avec un taux de refus de 90% des manuscrits soumis aux éditeurs par les auteurs, le marché traditionnel du livre ne pouvait pas s'attendre plus longtemps à une résignation silencieuse d'une telle masse critique face aux débouchés du numérique.

À l'instar des dirigeants de toute civilisation en porte-à-faux avec le contrat social convenu avec son peuple, celle du marché traditionnel du livre courrait à sa perte face au peuple en écriture. Ainsi, la digue a cédé violemment et les auteurs s'engouffrent aujourd'hui avec leurs œuvres dans le nouveau canal d'irrigation creusé au champ de la liberté par le numérique et l'impression à la demande.

À l'origine, le barrage exploité par le marché traditionnel du livre se dressait sur des rivières d'eau pure, dans le respect de l'environnement des auteurs et de leurs lecteurs. Sous la pression de remous commerciaux, les meilleures intentions du monde succombèrent à l'avidité des lois du marché engendrant pollution, surexploitation et sursaturation du marché. La liberté de faire de l'argent sans retenue sous des prétentions culturelles nationales et industrielles soutenues par l'État a entraîné l'esclavage aveugle du vélin de masse.

L'avenir du numérique, grand libérateur, fut et demeure perçu comme une menace par le marché traditionnel du livre même si ce dernier y recherche désespérément une opportunité d'affaires, toujours avec l'aide financière de l'État.

Une deuxième note de lecture me rappelle à l'esprit cette idée de contre-édition (le lien hypertexte est de nous) :

« À l'ère du numérique et de l'intangible, s'imposer le passage de l'imprimé, c'est se contraindre à une certaine lenteur en opposition avec instantanéité ambiante. Paradoxalement, le Distroboto permet aux créateurs de passer rapidement de l'idée à la chose imprimée, ce qui les affranchit des délais et contraintes habituelles du milieu de l'édition commerciale. Ce rempart de l'édition indépendante offre un rafraîchissant contraste avec la production actuelle du livre au Québec. »

 

La mémoire des zines - Nouvelles déclinaisons de l'édition contre-culturelle, Élise Lassonde, bibliothécaire responsable depuis 2007 des collections patrimoniales de livres d'artistes, d'estampes et de reliures d'art à Bibliothèque et Archives nationales du Québec, LIBERTÉ, No 299, 2013, p. 21.

 

Pour ne pas détourner indument les propos de l'auteur de cet article, précisons qu'elle traite de l'édition indépendante et rangeons-nous à sa définition des zines :

« Depuis les années soixante, les zines s'inscrivent dans la sphère culturelle québécoise comme un des modes de diffusion et d'expression privilégiés de la contre-culture. Il s'agit d'un type de publications autoéditées, imprimée grâce à des procédés qui lui confèrent une facture artisanale : photocopie, offset ou sérigraphie. Les créateurs et amateurs de graphzines sont encore aujourd'hui représentatifs d'une certaine marge que l'on imagine jeune, branchée, progressiste et urbaine, mais cette production s'inscrit également dans le large mouvement Do It Yourself (DIY). Ses acteurs sont illustrateurs, bédéistes, photographes, imprimeurs, éditeurs, designers graphiques, musiciens, artistes visuels ou étudiants en arts. »

 

La mémoire des zines - Nouvelles déclinaisons de l'édition contre-culturelle, Élise Lassonde, bibliothécaire responsable depuis 2007 des collections patrimoniales de livres d'artistes, d'estampes et de reliures d'art à Bibliothèque et Archives nationales du Québec, LIBERTÉ, No 299, 2013, p. 21.

 

Cette précision apportée, je retiens des propos de l'auteur le sous-titre de son article, « Nouvelles déclinaisons de l'édition contre-culturelle », et le facteur libérateur de l'impression numérique par l'affranchissement « des délais et contraintes habituelles du milieu de l'édition commerciale ».

Le sujet se concentre sur l'édition contre-culturelle, sur le contenu contre-culturel de l'édition en de nouvelles déclinaisons, notamment, grâce au numérique et à l'impression à la demande rapide de micro-tirage.

Je perçois dans ces nouvelles déclinaisons non seulement des produits différents mais aussi une contre-édition, une édition affranchie, libérée de l'esclavage des marchés de masse.

Il suffit d'appliquer le principe « Le médium, c’est le message » introduit par le sociologue canadien des communications Marshall McLuhan dans son livre Pour comprendre les médias.

« [...] en réalité et en pratique, le vrai message, c'est le médium lui-même, c'est-à-dire, tout simplement, que les effets d'un médium sur l'individu ou sur la société dépendent du changement d'échelle que produit chaque nouvelle technologie, chaque prolongement de nous-mêmes, dans notre vie. »

 

Pour comprendre les médias, Marshall McLuhan, 1964, p. 22

 

Par exemple, la décision d'une entreprise retenant la radio plutôt que la télévision pour diffuser son message publicitaire est en soi un message. Le choix de la radio communique un message différent du choix de la télévision, des journaux imprimés,... Il en va de même de l'édition supportée par le numérique et l'impression à la demande. Les nouveaux canaux d'édition livrent un message très différent de celui du canal de l'édition traditionnelle. Nous sommes en présence de deux médias différents avec deux messages différents, selon le principe de McLuhan.

 

Mais ces deux messages ne se côtoient pas dans l'harmonie, l'ancien message dénigre le nouveau.

L'édition traditionnelle méprise les auteurs qui la contournent à l'aide du numérique, de l'impression à la demande et de l'Internet. Elle cherche ainsi à donner mauvaise réputation à l'auteur qui ne passe pas son canal, tout en remettant en cause la qualité de son œuvre, qualité dont elle réclame le monopôle dans l'univers du livre. Pourtant, la nouvelle édition n'a pour prétention que d'être une alternative, et non pas une menace à l'ancienne édition.

 

Je ne sais pas qui a lancé la première pierre. Mais je sais que la télévision n'est pas apparue en criant : « Nous avons la ferme intention de détruire la radio ! »

Le contexte d'opposition (et la politique d'exclusion que j'ai dénoncée) entretenu par l'ancienne édition face à la nouvelle édition porte à penser à la contre-édition, comme on pensait à la contre-culture dans les années soixante.

Si l'ancienne édition s'oblige à une évolution face au numérique, répudiant toute révolution, la nouvelle édition est révolution en soi, tel que l'imprimé, la radio et la télévision le furent à leur époque respective. L'ordre médiatique établi a assimilé ces révolutions successives en évoluant plutôt qu'en s'opposant par dénigrements.

Le concept de contre-édition oblige un caractère contestataire, tout comme celui de contre-culture. L'auteur à la recherche d'une alternative à la suite des nombreux refus de son œuvre par les éditeurs traditionnels conteste-t-il l'ordre établi ? L'écrivain professionnel que ne soumet même plus ses œuvres à des éditeurs traditionnels pour se tourner d'emblée vers de nouveaux canaux s'inscrit-il lui aussi dans une telle contestation ? Oui. Ils s'opposent tous les deux au sort réservé à leurs œuvres par l'édition traditionnelle.

La contre-culture implique aussi un mouvement, « un comportement, une opinion adoptée par plusieurs personnes. » Force est de constater un tel mouvement dans la nouvelle édition. Peut-on pousser la réflexion pour conclure également qu'il s'agit d'un mouvement culturel, c'est-à-dire à un groupe d'identification, un groupe auquel auteurs et lecteurs peuvent s'identifier de par des opinions communes ? Je réponds par l'affirmative.

Mais toutes les parties prenantes à ce mouvement ne sont pas encore pleinement conscientes de leur implication. Si cela va de soi pour les auteurs, les nouveaux éditeurs et libraires au cœur de la révolution, les lecteurs ne recherchent pas délibérément des livres de la contre-édition. Ils ne demandent pas aux libraires où se trouvent les livres la nouvelle édition autoédités, édités à compte d'auteur, comme on demandait les revues (subversives) contre-culturelles dans les années 60 et 70 (exemple québécois : Mainmise).

Est-ce qu'une masse critique de lecteurs suivront les auteurs sur le nouveau marché de l'édition avec une conscience pleine et entière de contester le marché traditionnel de l'édition ? Les commandes de livres imprimés à la demande expresse de chaque lecteur contribuent peu à peu à une prise de conscience collective de la nouvelle édition.

Les livres autoédités et édités à compte d'auteur existaient bien avant l'arrivée du numérique et on en retrouve encore sur les rayons des librairies. La majorité des lecteurs ne distingue pas les types d'édition des livres qu'ils achètent ; un livre est un livre, surtout s'il a franchi les portes de votre libraire préféré.

 

L'arrivée des librairies virtuelles (en ligne sur Internet) incite-t-elle les lecteurs à distinguer les types d'édition, la traditionnelle de la nouvelle ? À mon avis, les lecteurs ne portent pas plus attention aux types d'édition, à moins d'un engouement viral mettant en vedette l'autonomie de l'auteur, c'est-à-dire suite à la mise en marché sous le thème même de l'autoédition ou de l'édition à compte d'auteur.

Le mouvement culturel de la contre-édition rassemble pour l'instant davantage d'auteurs que de lecteurs. L'édition traditionnelle a davantage de lecteurs que d'auteurs, mais de plus en plus de livres ne trouvent pas leurs lecteurs.

Justifiant les efforts d'affirmation de l'industrie québécoise du livre, le président de l'Association nationale des éditeurs de livres (ANEL - Québec), écrit : « Parce qu’il s’agit d’une tradition récente qui n’a pas pour elle le poids de l’histoire. Parce que, en quarante ans, une multitude de talents se sont révélés, très peu ayant eu l’occasion de trouver leurs lecteurs. » (Affirmation n’est pas discrimination, Jean-François Bouchard, président de l'ANEL, ANEL Blogue, 9 avril 2013 (voir le texte en ligne).

Je m'évertue depuis dix ans à démontrer la venue de nouveaux lecteurs par la contre-édition. La venue de nouveaux auteurs entraîne la venue de nouveaux lecteurs. Si tout le monde peut devenir auteur, tout le monde peut devenir lecteur. La majorité des gens ne fréquente pas les librairies, même sur Internet, un nombre de plus en plus élevé de gens compte un nouvel auteur dans leur entourage. On ne saurait refuser l'invitation personnelle à la lecture lancée par son fils, son grand-père, son voisin de palier ou son collègue de travail devenu auteur. Le roman, l'essai, l'autobiographie..., signés par une personne que l'on connaît personnellement pique la curiosité et (r)éveille le goût de lire. Le nouveau lecteur est un lecteur à proximité. Et si l'auteur de la contre-édition trouve un nombre restreint de lecteurs, le nombre très élevé d'auteurs assure une masse critique non négligeable.

L'édition traditionnelle a multiplié le nombre d'auteurs, que dis-je, d'écrivains qu'elle a publié au cours des dernières années. Mais l'invitation de l'auteur à la lecture se caractérise par ses limites et se résume en ces mots : « Allez voir mon livre en librairies (au coin de la rue ou sur le Net) », le respect de la chaîne économique oblige.

L'édition traditionnelle constate le plafonnement du nombre de lecteurs de sa production, assidus et occasionnels. Elle rage à l'idée que les nouveaux lecteurs lui échappent aux mains de la contre-édition. Elle ne comprend pas la différence entre les produits offerts : la personnalisation de l’œuvre dans toutes ses qualités et ses défauts, l'attrait légendaire de l'artisanal ainsi remis au goût du jour face à l'industriel passéiste, la force intrinsèque de l'inédit, de l'exclusivité et de l'unicité procurant à l’œuvre les valeurs propres à la rareté. Ce sont là pourtant des spécificités sur lesquelles elle misait à sa naissance en se targuant de permettre la démocratisation de la culture et de l'accès aux livres. Elle a péché par orgueil, puis abusé de sa liberté (toute artificielle compte tenu de l'aide de l'État), et ainsi emprisonnée de son propre marché.

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« L'excès de liberté ne peut tourner qu'en excès de servitude
pour un particulier aussi bien que pour un état. »

Platon, La république.

 

Et j'ajouterai, aussi bien que pour une industrie.

Le numérique ne libèrera pas le marché traditionnel de l'édition de ses chaînes, peu importe l'investissement de l'État, parce que son produit épuré de son état artisanal et soustrait de son authenticité, bref privé de sa beauté sauvage, ne peut pas rejoindre les nouveaux lecteurs.

À chacun son produit. À chacun son marché.

Pour les uns une évolution. Pour les autres une révolution.



1 réactions


  • agent orange agent orange 23 mai 2013 04:36

    La révolution numérique peut permettre la publication de livres « difficiles » et contourner la frilosité des éditeurs traditionnels et les pressions des distributeurs sur les libraires, qui sont une forme de censure.




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