Du « boulou pok » à la « boule de fort »
- Théophile Deyrolle, Les joueurs de boules (1887, musée des Beaux-Arts de Quimper)
Si la Provence – et par extension tout le Midi de la France – a sa pétanque, et la capitale du « tablier de sapeur » sa boule lyonnaise, l’Ouest de notre pays, et notamment la Bretagne et l’Anjou, ont leurs propres pratiques en matière de jeux de boules. Le « boulou pok » et la « boule de fort » en sont deux illustrations méconnues parmi de nombreuses autres...
Bien qu’il soit organisé chaque année un Championnat du monde de Boulou Pok à Guerlesquin le jour du Mardi-Gras pour départager les Guerlesquinais « nordistes » des Guerlesquinais « sudistes » – c’est la place centrale du village qui délimite les camps –, force est de reconnaître que ce jeu reste confidentiel. Les joueurs de l’équipe gagnante n’ont en effet droit qu’à une feuille de lauriers, et leurs noms ne sont pas cités dans les colonnes de L’Équipe ; tout juste sont-ils célébrés dans les pages locales du Télégramme et d’Ouest-France consacrées aux échos de cette commune finistérienne. Et pour cause : ce jeu, basé sur la précision du lancer d’un demi-cylindre de buis plombé depuis... 1658, ne se pratique que dans cette petite cité de caractère et ne concerne ni les voisins de Plougras ni ceux de Botsorhel, pas même les Guerlesquinaises ! Comme chaque année, tradition oblige, la compétition est suivie d’un « Gwin Vihan » (petit vin), une sorte d’apéritif, puis d’un « Gwin Braz » (grand vin), qui n’est autre qu’un banquet réunissant les vainqueurs et les vaincus et où – tout se perd ! – les femmes sont désormais admises.
Plus sérieusement, les jeux de boules sont une tradition solidement ancrée dans les contrées de l’Ouest de la France, et cela depuis des siècles. À cet égard, il faut savoir que les jeux de boule existaient déjà dans les sociétés grecque et romaine de l’Antiquité, sous des formes qui ont été à l’origine des bocce (littéralement « les boules ») italiennes et dalmates, ancêtres de notre pétanque, jeu à boules pleines, et plus tardivement de notre boule lyonnaise, jeu à boules creuses. Comment ces jeux se sont-ils ensuite répandus sur le continent ? Sans doute par un effet de proximité au fil des siècles et au gré des invasions et des mouvements de population induits par les guerres et les difficultés économiques.
En Bretagne, c’est la boule bretonne qui prédomine. Et si ses règles varient d’un département à l’autre, elle compte encore de nombreux adeptes réunis dans des comités appelés à s’unifier dans l’avenir pour sauvegarder cet élément du patrimoine ludique de la région. Encore faudra-t-il résoudre la question du plombage des boules, une pratique autorisée dans le Finistère mais interdite dans les Côtes d’Armor et le Morbihan. Les boules, naguère en bois plein, sont désormais en résine synthétique, et le jeu consiste à les placer au plus près d’un « petit » ou « maître », l’équivalent du « cochonnet » de la pétanque.
Parmi les différentes variantes de la boule bretonne figure la boule Ar Mestr. Pratiquée naguère dans le nord Finistère en Pays pagan (pays païen), elle est de nos jours tombée en désuétude, largement supplantée par la pétanque. Le pastis lui-même a pris le pas sur le chouchen à l'apéritif ! La boule ar Mestr se joue avec de grosses boules de bois qu’il s’agit, comme dans les autres formes de boule bretonne, de placer le plus près possible d’un « maître », en l’occurrence une boule de même taille que les autres, reconnaissable à un signe distinctif.
Chaussés de pantoufles
Un peu plus à l’est du département, une autre variante de boule bretonne a, bien qu’en déclin, mieux résisté à ce jour : la boule plombée de Morlaix, principalement jouée dans les communes qui jouxtent la baie éponyme. Pour en relancer la pratique, des initiations gratuites ont même lieu chaque mercredi de l’été sur le territoire de la superbe commune de Plougasnou, l’une des plus belles destinations du Finistère nord. Avec cette boule plombée, l’on a affaire à un jeu qui demande aux pratiquants une technicité accrue relativement aux jeux de boule classiques. Et pour cause : les boules sont lestées de 5 cylindres de plomb, 4 étant disposés dans le sens du roulement, et le 5e – dénommé « le fort » – sur l’un des côtés de la boule. Résultat : tant que la boule possède suffisamment de vitesse, elle va droit dans la direction qui lui a été imprimée par le lanceur ; dès lors qu’elle perd de la vitesse, elle décrit ensuite une courbe induite par la masse du « fort ». Toute l’habilité du joueur consiste à savoir faire usage de cet effet dynamique pour placer la boule le plus près possible du « maître » en évitant les boules adverses.
Ces caractéristiques de trajectoire liées à une asymétrie de masse, on les retrouve en Anjou, à 300 km de là, avec la boule de fort qui suscite encore, de nos jours, un réel engouement dans la province du « Bon roi René ». Drôle de jeu que celui-là : il est pratiqué par des joueurs chaussés de pantoufles en feutre avec des boules de bois cerclées de fer pas totalement rondes – elles comportent deux côtés aplatis – sur un terrain en métal ou en résine de forme concave. Pas évident de réussir à placer la boule à l’endroit souhaité : comme son nom l’indique, elle comporte, comme en pays de Morlaix, un côté lesté, « le fort », qui contribue à donner des trajectoires que seuls les plus experts parviennent à maîtriser, et cela d’autant plus que l’aire de jeu concave comporte des bords relevés de 30 à 40 cm. Même pour rire comme à Guerlesquin, pas de Championnat du Monde ici, mais de nombreux concours à découvrir dans le Maine-et-Loire et les cantons voisins entre deux dégustations des succulentes spécialités gastronomiques locales. À noter que les « sociétés » de boule de fort sont désormais ouvertes aux dames pour la plupart d’entre elles. Pour en savoir plus, des initiations sont organisées dans différents villages. Ce sera notamment le cas à Candé le 7 août.
D’autres variantes de ces jeux de boule existent dans le Val de Loire, et tout particulièrement dans la région nantaise. À commencer par la boule nantaise et la boule tharonnaise qui, comme la boule de fort, se jouent sur une surface aux bords incurvés ; mais ici, pas de « fort », de simples boules en bois non lestées, et un jeu apparenté à la pétanque. Parmi les variétés ligériennes, citons encore la boule de sable qui, comme son nom l’indique, se pratique sur une surface arénacée ; et pour cause : on la doit, dit-on, aux mariniers de Loire qui se distrayaient naguère sur les bancs du fleuve entre deux navigations aux commandes de leurs gabarres. Quant à la boule oudonnaise, c’est une cousine germaine de la précédente, également due aux mariniers de Loire, ceux-là même qui, non contents de confronter leurs talents sur le sable lors des temps de pause, poussaient la chansonnette au son de l’accordéon en buvant un verre de ce « muscadet qui brille et fait aimer les filles ».
Tous ces jeux sont inscrits à l’Inventaire du patrimoine culturel immatériel en France. Tel n’est pas le cas en revanche de la spécialité d’Obélix à laquelle la commune de Guerlesquin – encore elle ! – rendra, le jeudi 3 août, son hommage annuel lors du Championnat du Monde de lancer de menhirs. Avis aux amateurs !