mardi 27 décembre 2016 - par Bernard Dugué

Dürer et la domestication de l’informe

Les amateurs d’architecture, d’art et d’Histoire ne passeront pas à côté de la parution d’un très beau livre conçu par Bernard Cache qui s’est livré à un commentaire très serré du traité de géométrie écrit par Dürer dans une époque incertaine marquée par de multiples crises ainsi que par des innovations dans le domaine des art, de la pensée et de la théologie. C’est en effet en 1517 que Luther affiche ses thèses dirigées contre le canon de l’Eglise catholique alors qu’en 1525 paraît le traité de géométrie puis en 1527 le traité sur les fortifications, deux livres écrits par un Dürer maître de son art dans la force de l’âge ; et qui vécu son adolescence au moment où paru la première édition d’un livre ayant marqué son époque, le marteau des sorcières, en 1484, par deux éditeurs basés à Nuremberg.

C’est tout l’intérêt de cette étude de Cache qui laisse transparaître le caractère équivoque de la Renaissance tardive qui n’a rien d’une aube sereine mais tout d’un Janus avec une face lumineuse et une face ténébreuse. Avec les tensions d’ordre théologique, politique, les craintes liées à la magie, un contexte marqué par les révoltes paysannes ayant servi de thème de prédilection pour les œuvres de Dürer et bien entendu toutes les innovations techniques, esthétiques et philosophiques de cette époque, nombre issues du quattrocento italien. La contextualisation des écrits de Dürer dans un cadre historique, culturel et ontologique permet de comprendre pourquoi ce peintre s’est soucié avec une attention soutenue de la mise en forme, en accordant à la géométrie une priorité pour pratiquer son art. Si la géométrie concerne les formes et donc l’œuvre en tant que moyen, quelle est la finalité servie par cette domestication des formes ? Quelques éléments de réponse sont donnés dans l’étude de Cache.

Ainsi, la mise en perspective de la géométrie de Dürer avec le traité sur les proportions divine de Luca Pacioli nous livre quelques indices sur le rapport entre le peintre, ses états d’âme et les figures avec lesquelles on peut dire qu’il communie plus qu’il ne communique. La communion de Dürer avec les polyèdres, tout comme les harmonies sévèrement encadrées par les martingales des proportions musicales, lui confère le sentiment d’être emprisonné dans un univers clos à l’image du carré magique tracé dans le tableau Melancholia. Un univers promu par un Pacioli animé d’une intention platonicienne pour emprisonner le monde des formes dans une figure parfaite aux proportions divines dans le sens accordé à ce terme tel qu’il se met en scène dans la cosmogonie du Timée. Et finalement, l’intention de Dürer est de libérer la forme des contraintes figeantes du fixisme mais ce faisant, la forme risque de devenir inquiétante et donc, il faut domestiquer la forme et quoi de mieux que la géométrie pour encadrer la mise en scène et le jeu des formes dans l’art, ces formes ayant valeur de représentation des manifestations vitales et parfois magiques des âmes humaines pas toujours sereines.

Le chapitre 6 sur la lecture fixiste du Timée est remarquable car il contient la clé pour comprendre l’ensemble du propos et mieux encore, il indique quelques ressorts cachés et autres secrètes préoccupations des acteurs culturels et des penseurs de la Renaissance tardive en ce moment décisif où l’Europe bascule après la Réforme théologique de Luther, l’innovation humaniste de Erasme et la réforme politique de Machiavel. Avec deux schismes en développement, l’un entre le Nord protestant et le Sud catholique, l’autre entre une culture classique héritée d’une lecture orientée de Platon et une sorte de réforme esthétique mettant en mouvement les formes au risque du chaos. Cette tension préfigure la querelle entre anciens et modernes à la fin du 17ème siècle. Elle est clairement indiquée à travers deux figures géométriques, les polyèdres réguliers cher à Pacioli et les lignes serpentines prisées par Dürer (p. 272). Cette tension s’interprète aussi comme un positionnement téléologique opposant une manière de produire l’art en suivant les règles (platoniciennes) du cosmos émergé ou alors en expérimentant et en cherchant les règles d’un cosmos émergent. Dürer est préoccupé par une géométrie permettant de fournir les règles pour saisir un intention que l’on retrouve dans l’exécution des lignes tortueuses d’une de ses gravures, Le Chevalier, la Mort et le Diable. L’enjeu, réguler l’informe (p. 288). Car l’informe nous effleure et nous fait comprendre un monde étrange et indocile qui refuse de s’inscrire dans les idéalités platoniciennes.

Dürer dessine à main levée. Il conçoit l’esprit inventif comme un réceptacle capable de s’imprégner des formes apprises en imitant la nature et en contemplant les figures géométriques plutôt que comme une source d’expression autonome (p. 6). C’est une démarche empirique qui relie l’émergence de l’intention esthétique non pas à la contemplation des idées pures mais à la communion de l’esprit avec le monde qui l’entoure. L’artiste dompte son univers de figures, l’ordonne et de ce fait, se comprend comme une réplique du démiurge platonicien. Cette vision présente quelques similitudes avec les considérations énoncées par les peintres maniéristes italiens à partir de 1520 en rupture avec le classicisme du quattrocento et donc, avec la figure titulaire du Platon revisité par la Renaissance. Le sac de Rome en 1527 étant au maniérisme ce que les révoltes paysannes ont représenté aux yeux de Dürer. Les artistes de cette époque se sont trouvés dans un monde en plein bouleversement et d’ailleurs, la pratique de leur art fut aussi un bouleversement ce qui explique ce souci de comprendre leur art et de le théoriser. Peindre ce n’est pas seulement reproduire des figures ou même les inventer, c’est exprimer un rapport entre le sujet et son monde, son époque et c’est bien ce principe qui est rendu explicite par l’étude de Cache.

La troisième partie du livre offre un aperçu des transformations de l’époque avec un contexte très troublé, avec la réforme de Luther et nombre de préoccupations que l’on devine à travers les témoignages et surtout les thèmes choisis par Dürer. Incontournables, les révoltes paysannes comme du reste les craintes apocalyptiques, les vices rapportés dans les cercles de pouvoir, le sentiment d’un monde secoué par le chaos et donc, ce souci constant de Dürer exprimé à travers sa géométrie. Retrouver la loi de Dieu et domestiquer l’informe qui finit par s’insinuer tel un diable esthétique, comme il existe un diable moral dépeint par Luther pour qui « toujours le péché s’insinue dans les bonnes œuvres ».

L’épilogue du livre tente de livrer quelques réponses permettant de situer l’œuvre de Dürer et sa tentative de géométriser l’art au sein d’une époque assez contrastée et complexe, avec des tentatives de trouver des repères dans l’Antiquité mais aussi des émergences nouvelles qui ne peuvent pas se comprendre dans le cadre des préoccupations antiques. L’intention de Dürer a été de maîtriser le trait et se prémunir contre le pouvoir des images qui derrière l’informe secrètent quelque pouvoir magique et maléfique. D’où la réticence à se servir de la ligne serpentine pourtant théorisé dans le traité de géométrie.

Pour finir, les multiples références, analyses et anecdotes proposées par Cache font ressortir une autre thèse centrale de cet essai. Dürer se place comme un maillon intermédiaire entre une Antiquité classique et notre monde contemporain marqué par les usages intensifs du numérique et des calculs sans fin de formes architecturales et autres images virtuelles. Dürer a pensé la variabilité au-dedans même d’une tradition classique qui par principe aurait dû s’y refuser. Dans le même temps, Erasme pensait la variabilité en rhétorique. La Renaissance a encore des choses à nous apprendre, à nous, devenus trop modernes au point de nous imaginer capables de tout inventer sans rien devoir à personne ni au passé (p. 8). Il faut donc relire le traité de géométrie et replacer cette intention théorique dans le contexte d’une modernité naissante vers 1500 et une crise qui comme l’indique l’idéogramme mandarin, place l’homme entre danger et opportunité. C’est exactement cette dualité qui fut éprouvée par Dürer. Cette situation est aussi celle de notre monde en crise au 21ème siècle, avec encore et toujours les dangers et menaces d’un côté, les espérances et opportunités de l’autre. Et pour organiser ces deux pôles, un effort sémiotique à accomplir comme ceux des artistes et penseurs de la Renaissance en crise.

L’informe effraie et le théoricien des formes doit domestiquer le chaos. Tel est le testament de Dürer fort bien dévoilé dans ce livre de Cache destiné aux honnêtes hommes du 21ème siècle, conscients que d’être entrelacés à un passé qui est sacré et qui recèle des enseignements humanistes anciens mais pourtant salutaires à l’ère du chaos numérique et des réseaux sociaux.



2 réactions


  • olivier cabanel olivier cabanel 27 décembre 2016 10:50

    à l’auteur

    merci de cet éclairage passionnant sur le grand Albrecht...
    il a été l’un des premiers à s’affranchir des commandes, et a réaliser ce qu’il avait envie de réaliser...

  • fred.foyn 27 décembre 2016 13:16

    « Pauvre Dürer », note Goethe à Bologne le 18 octobre 1786, « penser qu’à Venise il se trompa dans ses comptes et signa avec ces prêtres un contrat tel qu’il lui fit perdre des semaines et des mois ! Et durant son voyage en Hollande, il échangea contre des perroquets, des œuvres superbes, avec lesquels il espérait faire fortune ; et pour économiser les pourboires, il fit le portrait des domestiques qui lui avaient apporté un plat de fruits. Ce pauvre diable d’artiste me fait une peine infinie parce que, au fond, sa destinée est aussi la mienne ; à la différence que je sais me tirer d’affaire un peu mieux que lui ».....A la fin, ce fut le CHAOS dans lequel nous « surnageons »...


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