jeudi 21 janvier 2016 - par Sylvain Rakotoarison

Dutilleux, le classique poétique de notre époque contemporaine

« Je doute toujours de mon travail. Je nourris toujours des regrets. Voilà pourquoi je révise autant mon œuvre, et, en même temps, je regrette de ne pas avoir été plus prolifique. Mais la raison pour laquelle je ne suis pas plus prolifique, c’est que je doute de mon travail et passe beaucoup de temps à le corriger. C’est paradoxal, n’est-ce pas ? » (Henri Dutilleux).



Ce vendredi 22 janvier 2016 est célébré le centenaire de la naissance de Henri Dutilleux à Angers. Il est l’un des trois plus grands compositeurs française de notre époque contemporaine avec Olivier Messiaen (1908-1992) et Pierre Boulez (1925-2016), ce dernier venant de s’éteindre récemment.

Lorsque Dutilleux s’est éteint le 22 mai 2013, à l’âge de 97 ans, à Paris, il ne m’avait pas semblé qu’il reçût les hommages qu’il aurait dû mériter pour son importance dans la musique classique, parmi les compositeurs les plus joués de leur vivant, unanimement salué dans le monde. En France du moins (exception faite de Radio France qui fut régulièrement l’un de ses commanditaires), mais pas à l’étranger, car il suffit simplement de voir, par exemple, la différence de contenu entre la page Wikipédia francophone et les pages Wikipédia étrangères, anglophone et même flamande, pour comprendre que ce sont les étrangers qui l’honorent plus que les Français. C’est souvent le cas, notamment des philosophes, comme Étienne Borne et Paul Ricœur. La France est souvent un pays de râleurs qui doutent d’eux-mêmes et ne voient pas leurs propres pépites.

Par ailleurs, deux ans après la mort du musicien, en mars 2015, des élus municipaux parisiens d’une exceptionnelle bassesse (qui ne méritent même pas d’être cités) avaient refusé d’apposer une plaque au 12 rue Saint-Louis-en-l’Île, dans le 4e arrondissement, rappelant son lieu d’habitation pendant de nombreuses années aux côtés de son épouse Geneviève Joy (1919-2009), pianiste, qui créa un grand nombre de ses œuvres musicales. La raison ? Une fausse polémique pour "fait de collaboration" sous prétexte que Dutilleux avait composé la musique d’un film de propagande valorisant l’esprit sportif sous le régime de Vichy. Mais quelle honte d’oser ainsi l’insulter après sa mort en le taxant de collaborateur alors qu’il avait clairement adhéré à un organe de la Résistance et que son humanisme était d’une notoriété indiscutable. Il avait aussi composé "La Geôle" (créé le 9 novembre 1944), sur un sonnet du résistant Jean Cassou qu’il avait élaboré par cœur alors qu’il était emprisonné à Toulouse par le régime de Vichy (il n’avait pas eu la possibilité d’écrire ; le sonnet fut publié le 15 mai 1944 dans un recueil de trente-trois sonnets conçus de la même manière). Finalement, la plaque commémorative fut apposée le 22 septembre 2015 après cette polémique dont l’ensemble de l’exécutif municipal de la ville de Paris et du 4e arrondissement devrait avoir honte.

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Heureusement, son centenaire va rattraper ce déficit d’éloges et cette mauvaise polémique par deux grandes soirées concerts, ce jeudi 21 janvier 2016, au grand auditorium de Radio France où l’Orchestre Philharmonique de Radio France dirigé par le maestro Kwamé Ryan interprète "Métaboles" et la Symphonie n°2 ("Le Double"), tandis que de l’autre côté de Paris, ce vendredi 22 janvier 2016, à la Philharmonie (Cité de la Musique près de la Porte de Pantin), son seul quatuor "Ainsi la nuit" est au programme de la Biennale des quatuors à cordes.

Très largement reconnu dans le monde pour son œuvre musicale avec un grand nombre de récompenses, prix, décorations et nominations académiques, dont le principal, le Prix musical Ernst von Siemens (du nom de l’industriel allemand), attribué le 29 janvier 2005, Henri Dutilleux fut avant tout un poète romantique qui s’est inspiré de nombreuses œuvres littéraires (dont Charles Baudelaire, Marcel Proust, Rainer Maria Rilke, Jean Tardieu, Robert Desnos, Alexandre Soljenitsyne, Paul Fort, Jean Cassou, Paul Gilson et aussi Vincent Van Gogh).

Poursuivant la tradition de Claude Debussy, Albert Roussel et de Maurice Ravel, et influencé par Béla Bartok et Igor Stravinsky, il a composé beaucoup d’œuvres orchestrales dont deux symphonies et quelques musiques pour ballets et même pour films, quelques sonates, quelques concertos et aussi quelques œuvres pour solistes. Parce qu’il était perfectionniste, Dutilleux n’a publié que très peu de ses compositions qu’il rectifia ou compléta souvent par la suite. Ses morceaux de musique préférés étaient les derniers quatuors à cordes de Beethoven (1825-1826) et l’opéra lyrique "Pelléas et Mélisande" de Debussy (1902).

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Beaucoup de chef d’orchestres et de musiciens solistes furent spécialistes de l’œuvre de Dutilleux, en particulier : Charles Munch, Seiji Ozawa, Isaac Stern, Paul Sacher, Mstislav Rostropovitch, Anne-Sophie Mutter, Renée Fleming, Barbara Hannigan... Le chef d’orchestre finlandais Esa-Pekka Salonen avait d’ailleurs remarqué : « Sa production est plutôt restreinte, mais chaque note a été pesée avec une balance en or. (…) C’est tout simplement parfait, très envoûtant, très beau. Il y a une sorte de tristesse dans sa musique que je trouve très touchante et saisissante. » (22 mai 2013).

Juste après la Seconde Guerre mondiale, entre 1945 et 1963, Dutilleux a travaillé pendant dix-huit ans à la tête de la production musicale de la Radiodiffusion française (l’ancêtre de Radio France), et a eu une activité pédagogique assez dense en donnant des cours de composition à l’École normale de musique de Paris (qu’il dirigea quelques années) de 1961 à 1970, et au Conservatoire national supérieur de musique de Paris.

Lors de la cérémonie du 50e anniversaire de la Maison de la Radio en présence du Président de la République François Hollande, le 17 décembre 2013, les jeunes chanteurs de la Maîtrise de Radio France (des collégiens parmi lesquels certains dans des zones défavorisées) avaient interprété trois des dix "Chansons de bord" (1954) de Dutilleux sous la direction de Sofi Jeannin. Dutilleux avait repris des anciennes chansons populaires qu’il avait adaptées.

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Pour ceux qui n’ont pas une connaissance approfondie de l’œuvre de Dutilleux, je propose modestement une petite sélection qui montre que même contemporaine, la musique peut rester encore …classique.


1. "Chanson de bord de mer" (1938).

Qu’il est possible d’écouter seulement à ce lien.


2. Sonnet de Jean Cassou, "J’ai rêvé que je vous portais entre mes bras" (1944).




3. Sonatine pour flûte et piano (1943).




4. Sonate pour hautbois et piano (1947).




5. Sonate pour piano, dédiée à son épouse Geneviève Joy, créée le 30 avril 1948 à Paris par Geneviève Joy.




6. Symphonie n°1, créée le 7 juin 1951 à Paris par l’Orchestre National de France sous la direction de Roger Désormière.




7. Symphonie n°2, "Le Double" (1959), commandée pour le 75e anniversaire de l’Orchestre symphonique de Boston.




8. "Métaboles", dédié à George Szell, créé le 14 janvier 1965 par l’Orchestre de Cleveland sous la direction de George Szell, commandé pour le 40e anniversaire de l’Orchestre de Cleveland.




9. Concerto pour violoncelle, "Tout un monde lointain", créé le 25 juillet 1970 au Festival d’Aix-en-Provence par l’Orchestre de Paris avec Mstislav Rostropovitch, qui l’a commandé, sous la direction de Serge Baudo. Le titre a repris un vers de "La Chevelure", extrait des "Fleurs du mal" de Baudelaire : « Tout un monde lointain, absent, presque défunt ». C’est l’œuvre de Dutilleux la plus connue et la plus jouée dans le monde.




10. Son unique quatuor à cordes "Ainsi la nuit", dédié à son ami américain Ernest Sussman, créé le 6 janvier 1977 par le Quatuor Parrenin.




11. "Timbres, espace, mouvement" ou "La Nuit étoilée", dédié à Charles Munch, créé le 7 novembre 1978 par le Washington National Symphony Orchestra avec Mstislav Rostropovitch qui l’a commandé. Le sous-titre a repris un tableau de Van Gogh.







12. Concerto pour violon, "L’Arbre des songes", dédié à Isaac Stern, créé le 5 novembre 1985 par l’Orchestre National de France avec Isaac Stern sous la direction de Lorin Maazel, pour une commande de Radio France.




13. "Mystère de l’instant" (1989).







14. "The Shadow of Time" (1997).




15. Pièce pour violon solo et orchestre "Sur le même accord", dédiée à Anne-Sophie Mutter, créée le 8 avril 2002 à Londres par le London Philharmonic Orchestra avec Anne-Sophie Mutter sous la direction de Kurt Masur.




16. Pièce pour soprano et orchestre, "Correspondances", créée le 5 septembre 2003 par le Berliner Philharmonic avec la soprano Dawn Upshaw sous la direction de Simon Rattle. L’œuvre a été inspirée des textes de Rilke, Prithwindra Mukherjee, Soljenitsyne et Van Gogh.




17. Pièce pour soprano et orchestre, "Le Temps de l’horloge", dédiée à Renée Fleming, première version à trois mouvements créée le 6 septembre 2007 à Matsumoto City, au Japon, par le Saito Kinen Orchestra avec Renée Fleming sous la direction de Seiji Ozawa, et la version complétée avec le quatrième et cinquième mouvements (inclus entre temps), fut créée le 7 mai 2009 à Paris par l’Orchestre National de France avec Renée Fleming sous la direction de Seiji Ozawa, et la création américaine de cette dernière version a eu lieu très récemment, le 14 janvier 2016 par le Boston Symphony avec Renée Fleming. L’œuvre s’est inspirée de poèmes de Jean Tardieu, Robert Desnos et de Charles Baudelaire.




Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (21 janvier 2016)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
50 ans de la Maison de la Radio.
Mort de Henri Dutilleux.
Jean Sibelius.
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Pierre Boulez.
Henri Dutilleux.
Pierre Henry.
Myung-Whun Chung.
L’horreur musicale en Corée du Nord.
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Concert du 14 juillet 2014.
Le feu d’artifice du 14 juillet 2014.




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