mercredi 14 septembre 2016 - par Orélien Péréol

Être artiste en Avignon off

Voici le portrait de Thierry Lefèvre, d'après ses dires, collectés amicalement au bistrot, en face à face ordinaire mais concentré. Que vit un comédien ? Quel quotidien ? Dans quelle problématique ?

J'entame peut-être une série de portraits anthropologiques de ce genre, afin de dresser un tableau approximatif et subjectif certes, près des gens néanmoins, de ce qu'est être artiste de nos jours, dans le réel (de quoi est faite cette vie) et l'imaginaire (comment celles et ceux qui se sentent artistes ressentent leur présence au monde).

JPEG - 93.7 ko
Thierry Lefèvre au café

Il a fallu attendre quelques jours pour réaliser l'entretien, car Thierry Lefèvre avait, pour un certain temps, femme et enfants dans la maison où il loge hors la ville et il voulait leur consacrer un peu de temps. Il a choisi une maison spacieuse, pour pouvoir recevoir. Sa femme Aude est une des régisseuses de son spectacle, elle a fait la première moitié du festival, disons, puis a transmis la conduite à quelqu'un d'autre. Au milieu, quelques jours, la famille au grand complet.

 

Thierry Lefèvre a une compagnie en Belgique, depuis vingt ans, qui s'appelle «  Une Compagnie ». Elle a aussi joué une petite forme dans le Festival in, «  Axe », en coproduction.

Thierry distingue tout de suite deux « off » : un « in du off » et un « out du off ». Certains théâtres se positionnent en dehors de la masse : des lieux, la Manufacture par exemple, ont pris les dates du Festival in (cette année, le off dure dix jours après la fin du in). Le off est un intéressant magma de mille-quatre-cents spectacles, que personne ne sélectionne ou si peu. Certains créent des regroupements, par régions par exemple, ce qui les met, un peu, en dehors du (vrai) off. Les Doms, par exemple, qui regroupent des compagnies belges.

Thierry y a joué deux fois... Il faut déposer un dossier, il en arrive une centaine, sept ou huit sont pris, sur des critères inconnus.

Thierry a postulé, mais pas avec assez de soin et d'attention. Cependant, les Doms l'ont soutenu : on l'a conseillé sur le nombre de tracts, de dossiers, lui a donné des adresses... Son spectacle apparaît dans la brochure des Doms comme spectacle belge...

Une Compagnie paie la salle, le logement... avec une subvention de la communauté française de Belgique. Elle a décidé de dépenser son argent là, à Avignon. Il est payé, il est confortable, il ne met pas sa vie en péril, il n'est pas comme certains comédiens qu'il a rencontrés, qui jouent leur va-tout qui jouent dans deux spectacles, tractent quatre heures, et ne sont pas payés. Sans compter celles et ceux qui perdront de l’argent, se mettent en péril. Cela lui donne des devoirs : Il faut qu'il ait des spectateurs, et des programmateurs. Il tracte, il discute. C'est le plus important, on le lui avait dit et il a vu que c'était vrai. Comme il est seul en scène, il est seul à tracter, des amis l'ont fraternellement aidé quelquefois. Il croise peu de monde mais discute longtemps avec ces festivaliers. Parfois, il a une salle pleine de spectateurs qu'il a tractés. D'autre fois, personne, il doute puis se ressaisit. Il ne pose plus d'affiches (il en a posé une dizaine au début).

Il est arrivé avant le festival, il a vu la ville toute nue, puis saturée d’affiches. Il ne veut pas participer à ce changement de physionomie. C'est une image de la concurrence entre les compagnies (il a dit « figure » de la concurrence. C’est du Belge ?). Il n'aime pas la concurrence. Comment trouver sa place ? Être intègre, ne pas faire trop de concessions, ne pas devenir aussi agressif que cette ville inhumaine, qui explose en quelques jours ? Tellement inhumaine que foncièrement humaine ? C'est une représentation des classes sociales : le in, le off, les riches, les pauvres. Dans le in, les espaces sont très protégés, si vous êtes VIP dans le in, vous avez des badges d'autorisations. Son ami Thierry (tiens, il s'appelle comme lui !) qui jouait Axe a eu accès à des lieux privilégiés, les jours où il jouait et seulement ceux-là.

Comme il est seul en scène, il est seul à tracter, même si quelques amis l'ont fraternellement aidé. Dans sa salle de soixante places, un public de vingt personnes le satisfait. Une cinquantaine de programmateurs, dont certains vont acheter le spectacle, sont venus. Avant de venir, il a cauchemardé des salles vides, aussi ne se plaint-il pas. Le bilan de cette participation au off d’Avignon n’est pas négatif, au regard de son projet.

Il est sûr de son spectacle, qu’il a déjà joué, qui a eu de la presse... . Il a l’ambition de le jouer longtemps, pas forcément beaucoup, longtemps. A monté dix textes de l’auteur, Éric Durnez, décédé il y a deux ans, et qui était son ami. Il lui avait passé commande d'un seul en scène  : le dernier ami.

Il se sent un tempérament de nomade, il voudrait prendre la route de façon informelle, être sur le chemin avec son spectacle, son travail, le proposer aux gens... Il a fait un deuxième enfant... sa compagne a changé de métier, elle a passé l’agrégation, est devenue professeur de Français. Il s’imagine construire un théâtre en bois, une baraque, dans lequel il raconterait des histoires de 10 à 15 minutes. Il voudrait faire du théâtre avec les rats, en dehors de la lumière, il a une attirance pour le dessous... parfois, il va lire des textes dans l'arrière-boutique d'un atelier de menuiserie, à Belleville. En fait, il n'est pas comme tous ces « rêves », il travaille dans les théâtres institutionnels... en Belgique. Il a une résidence d’écriture à la Chartreuse d’Avignon cet hiver. Il enseigne le théâtre dans une école supérieure.

 

L’emploi du temps de son matin n’est ni structuré, ni régulier… il va voir des spectacles, de textes, il n’arrive pas à rencontrer la diversité, il la suppose. Ou encore, il se promène dans la rue, va à la rencontre des gens, et c’est assez simple et beau. Il a une sensation physique devant les gens ; il y a des gens qui lui ont fait du mal, des gens blessants dans leur manière de parler, de couper la parole, de ne pas écouter, il en gardera longtemps le souvenir, son spectacle parle de ça. Quand je prends la parole, comment je dis ce que je dis ? Il préfère une énergie basse, centrée, avec le corps du jeu ; le corps du jeu est sa boussole. Il n’a pas saisi tout de suite. Il a mis du temps à comprendre comme c'était important, alors que tout le monde le lui avait dit. Il est sensible à la manière d'appréhender le jeu… En tant que professeur, il regarde les corps pour en tirer quelque chose. Il voit des spectacles où les gens n'ont pas de corps, et d’autres limite théâtre, très belle. La voix, c’est un tiers de corps, il y a des voix hors du corps ! L'interprète peut faire barrière, il est très sensible à ça. En tant que spectateur, il trouve souvent qu’il y a trop de théâtre, il ne faudrait pas expliquer le texte, le jeu, les situations... Le comédien doit trouver la manière en lui. L'intention ne l'intéresse pas, le sens, le sujet ne l'intéressent, il veut vivre des émotions, c’est son goût, pas celui de tous...

Vers quatre ou cinq heures, il entre dans l’ambiance de la représentation (qui est à 20h50). Il passe au théâtre, salue tout le monde et tracte dans le quartier, à proximité. Comme un renard autour de son terrier ? Un peu.

Le tractage, c’est un truc fou qui ne se passe pas si mal. C’est assurément une singularité du off qui semble à elle seule faire le sel de sa présence en Avignon.

 

JPEG - 100.4 ko
le dernier ami


1 réactions


  • fred.foyn 14 septembre 2016 11:04

    Je connais un très bon restaurant japonais dans une petite rue, et son chef est un artiste...ça compte ?


Réagir