Les bergers d'Arcadie (deuxième version), Musée du Louvre
"Premier artiste à réclamer une lecture de ses toiles, auteur de multiples écrits sur l'art, peintre philosophe pour la postérité, Nicolas Poussin laisse une oeuvre considérée comme le paradigme d'une peinture offerte au discours : invitant ainsi le spectateur à retrouver, pour chaque tableau, le texte sous-jacent qui l'explique, dans une parfaite complémentarité du pictural et du verbal. L'intérêt constant des écrivains pour cette oeuvre a semblé confirmer ces assignations initiales. La redécouverte de l'art de Poussin, dans la seconde moitié du XXe siècle, ébranle de telles évidences. Si des poètes comme Yves Bonnefoy, André du Bouchet, René Char et Philippe Jaccottet, et un romancier, Claude Simon, se tournent vers cette oeuvre intempestive, ils ne sont pourtant pas nostalgiques d'une figuration qui déclencherait d'emblée le discours littéraire. Prélevant sur les toiles du maître classique des fragments de textes ou de figures, leurs poétiques singulières suscitent des traces qui font vaciller les discours interprétatifs ; elles inventent de nouvelles écritures pour dire le visible, des théories de l'art pour le présent. Contre les légendes d'un Poussin et plus largement d'un art figuratif transparents, il faut rendre à la peinture sa réserve, au double sens pictural et verbal qu'autorise le terme : garder en blanc, ce qui veut dire aussi préserver une mémoire pour l'avenir." (Martine Créac'h, Poussin pour mémoire, Boneffoy, du Bouchet, Char, Jacottet, Simon, Presses universitaires de Vincennes, 2004)
Aucune oeuvre picturale, sauf peut-être La Joconde de Léonard de Vinci n'a fait l'objet d'autant de commentaires, d'interrogations et de spéculations que ce célèbre tableau de Nicolas Poussin (1594-1665).
Première énigme : il n'y a pas un, mais deux tableaux portant le même titre. Le plus célèbre, reproduit ci-dessus, est daté de 1637-1638 et se trouve au musée du Louvre, l'autre, le premier, composé une dizaine d'années auparavant (1628-1630) se trouve en Angleterre, à Chatsworth House, dans le Derbyshire. Ces deux oeuvres témoignent d'une évolution artistique (passage du baroque au classicisme) mais aussi intellectuelle, voire spirituelle du peintre.
Certains commentateurs ont remarqué une anomalie dans l'ombre portée du bras et de la main du berger agenouillé qui se terminerait en forme de faux, symbole de la mort. Le berger agenouillé serait donc le seul "mortel" du groupe, les deux autres bergers étant en réalité des dieux et le personnage féminin une déesse. Cette interprétation serait confirmée par le fait que les deux jeunes gens couronnés de feuilles et la jeune femme richement parée sont dépourvus d'ombre, contrairement à l'homme agenouillé.
Sur la paroi du tombeau figure une inscription en latin : "Et in Arcadia ego (sum)" qui signifie "Et moi, je (suis) aussi présente en Arcadie.". L'Arcadie était une région imaginaire (une utopie) réputée pour sa douceur de vivre.
On s'est beaucoup interrogé sur la signification de cette inscription. Pour les uns, le sujet du verbe "sum" sous entendu et auquel renvoie le pronom emphatique "ego" (moi) ne peut être que la Mort, L'inscription signifierait donc : "Et moi (la Mort), je suis aussi présente au pays des délices.". En soulignant la finitude sans remède de la condition humaine, cette interprétation confère à l'oeuvre une dimension tragique.
Pour les autres, le verbe sous-entendu serait au passé (fui et non sum) et le sujet serait la personne qui repose dans le tombeau. La phrase signifierait alors : "Et moi aussi (pourtant), j'ai vécu en Arcadie." Les deux interprétations ne s'excluent pas forcément : la mort est partout, même en Arcadie, celui ou celle qui repose dans le tombeau fut un jour jeune et belle (en supposant qu'il s'agit d'une femme) et goûta jadis le bonheur parfait au pays des délices. Cette interprétation confère au tableau une signification plus élégiaque que tragique.
Elégie : (1500, mot latin d'origine grecque elegia). Poème lyrique exprimant une plainte douloureuse, des sentiments mélancoliques... Toute oeuvre poétique dont le thème est la plainte.
On a donc affaire à une double figure de style : une allégorie : personnification d'une idée abstraite, en l'occurrence la Mort et/ou une prosopopée : faire parler un mort.
La prosopopée (substantif féminin), du grec prosôpon (« le visage ») et poiein (faire, fabriquer) est une figure de style qui consiste à faire parler un mort, un animal, une chose personnifiée, une abstraction. Elle est proche de la personnification, du portrait et de l'éthopée. En rhétorique, lorsqu'elle fait intervenir l'auteur, qui semble introduire les paroles de l'être fictif, on la nomme la sermocination.
Une autre interprétation confère au tableau une dimension chrétienne et apologétique : l'oeuvre picturale s'apparenterait alors à un sermon. Les trois bergers seraient les disciples préféres de Jésus, ceux qui ont assité à sa Transfiguration sur le mont Thabor : Pierre (le plus âgé), Jacques et Jean et la femme vêtue d'or et de bleu serait la Vierge Marie. L'inscription "Et in Arcadia ego" signifierait donc : "Moi, le Christ, je suis dans le Royaume des Cieux, ne vous attachez pas aux biens de ce monde, cherchez des biens qui ne périssent pas et vous aurez la vie éternelle, ne craignez pas car j'ai vaincu la mort tant redoutée des païens."
On peut aussi conjecturer que le personnage agenouillé n'est pas l'apôtre Pierre, mais Adam (le premier homme), les deux jeunes gens représentant les hiérarchies célestes et la jeune femme la Sagesse éternelle guidant l'homme vers son accomplissement, du paradis terrestre (l'Arcadie) à la Jérusalem éternelle (la parousie).
La juxtaposition de la tonalité tragique, élégiaque, voire épicurienne et chrétienne du tableau n'était pas de nature à dérouter un chrétien du XVIIème siècle nourri de culture gréco-latine.
La coexistence de toutes ces tonalités n'est pas non plus forcément étrangère à un esprit moderne : on peut avoir conscience de la finitude de la vie humaine ("Memento mori"), profiter de l'instant qui passe ("Carpe diem"), regretter le bonheur passé et désirer éterniser les instants heureux.
Le Guerchin, "Et in Arcadia ego" (1618), le même sujet, interprété par Le Gerchin (mouvement baroque)
La toile du Guerchin, conservée à la Galerie nationale d'art ancien du palais Barberini à Rome, rend plus évident le sens de cette inscription par la figuration d'un crâne posé sur le tombeau, au premier plan, au-dessus de l'inscription dédicatoire. Au second plan, deux bergers, un adolescent et un homme mûr découvrent le crâne. Le plus âgé, le berger au vêtement rouge, a un regard vide, comme aveugle ; le plus jeune, le berger au vêtement blanc, semble plongé dans une méditation mélancolique. Mais seul le spectateur peut voir à la fois le crâne et l'inscription dédicatoire : "Et in Arcadia ego" qui s'expliquent en quelque sorte l'une l'autre. Non sans cruauté, le peintre a figuré une mouche (sur le crâne) et une souris (à côté) pour évoquer non seulement la mort, mais aussi le temps qui "ronge" et la décomposition de la chair.
La première version représente quatre personnages : trois personnages masculins et un personnage féminin symbolisant les deux sexes et les trois âges de la vie : la jeunesse, l'âge mûr et la vieillesse. Un vieillard endormi aux cheveux blancs, couronnés de feuilles de laurier (Saturne ?) et tenant une jarre dont l'eau se répand à terre, symbolise la vieillesse, mais aussi le temps qui s'écoule inexorablement, tandis que le nuage noir que l'on retrouve dans la seconde version recouvre en partie l'or du couchant.
Dans la première version, beaucoup plus sombre, dramatique et tourmentée que la seconde, Poussin illustre les thèmes traditionnels de la brièveté de la vie et de la vanité des plaisirs et invite à se souvenir de la mort ("Memento mori").
La différence la plus importante entre les deux versions, c'est que dans la première version, l'un des bergers se contente de pointer du doigt la lettre "D" de l'inscription dédicatoire "Et in Arcadia ego", alors que dans la seconde, le berger agenouillé trace la silhouette de son ombre avec son doigt qui est pointé sur la lettre "R" (lettre initiale de Resurrexit" ? allusion à la lettre "Resh" de l'alphabet hébraïque = la tête ?). Selon une ancienne tradition (Pline l'Ancien, Histoire naturelle, XXXV 5, 15), c'est le moment de la découverte de l'art pictural : l'ombre du berger est la première image de l'histoire de l'art.
Mais l'ombre sur la tombe est aussi un symbole de la mort. Dans la première version, celle-ci est symbolisée par un crâne posé sur la tombe, dans la seconde par l'ombre en forme de faux de la main et du bras du berger agenouillé.
Le sens, beaucoup plus complexe de la seconde version semble être que l'Humanité surgit de la découverte de la mort inéluctable et de l'invention simultanée de l'Art, réponse créative à la finitude.
Ainsi, la prétention de la mort à régner même en Arcadie est récusée par l'Art, symbolisé par la jeune femme au drapé d'or, à droite dans la seconde version et qui pourrait être Mnémosumé (Mémoire), la mère des Muses ou la déesse Vénus, plutôt qu'une bergère, Apollon et Mercure, dieux des Arts et de l'écriture, apparaissant sous les traits des deux bergers adolescents.
Les deux versions des Bergers d'Arcadie témoignent d'une évolution non seulement picturale : passage du baroque au classicisme, mais aussi intellectuelle, voire spirituelle chez Nicolas Poussin dans sa manière d'envisager son art et l'art en général par rapport à la finitude humaine : dans la première version, l'art met en scène la surprise de l'homme face à la mort et souligne, dans la tradition des "Vanités" la vanité du "Carpe diem".
Mais en l'espace de dix ans, Poussin a pris conscience que le sentiment de la finitude peut certes encore se décliner sous la forme de la nostalgie utopique d'un monde sans la mort : l'Arcadie ou sa version judéo-chrétienne : le paradis terrestre, mais aussi, par un mystérieux paradoxe, que dans la lutte amoureuse entre Éros (le désir) et Thanatos (la mort), la mort est la condition même du désir, de la pensée et de la création humaines, non pas un simple "objet de pensée", mais, pour ainsi dire le moteur - et même, pour parler comme Aristote, le "premier moteur" - de la pensée et du désir.
C'est sur un tombeau que l'homme, inspiré par les dieux, trace les premiers signes. Mais, préfigurant la joie parfaite, la femme à l'étole d'or est la promesse pour "moi" que la mort n'aura pas le dernier mot.
Bibliographie :
Jean-Louis Vieillard-Baron, Et in Arcadia ego. Poussin ou l'immortalité du Beau, Éditions Hermann, 2010
Yves Bonnefoy (1995). Dessin, couleur, lumière. Mercure de France.