samedi 11 avril 2015 - par Armelle Barguillet Hauteloire

Proust et les eaux familiales

Les deux côtés de Swann et de Guermantes ne sont pas sans incidence sur ceux représentés, au sein même de la famille, par le côté de chez Proust et le côté de chez Weil. La famille maternelle de Marcel, originaire d’Allemagne, s’installa d’abord en Alsace, jusqu’à ce qu’un certain Baruch Weil ouvrît en 1802 un magasin de porcelaine à Paris et une fabrique qui occupera jusqu’à quatre-vingt-quatre employés. Il eut parmi sa clientèle les duchesses de Berry et d’Angoulême et fut décoré de la Légion d’honneur par Charles X. Il mourut à quarante-huit ans, ayant beaucoup œuvré pour la reconnaissance des juifs au sein de la communauté française. Nathé, l’aîné des enfants de son second mariage, allait se destiner à la finance et devint agent de change. Autoritaire et irascible, il était l’opposé de sa femme Adèle, fine et discrète, vive d’intelligence, éprise de littérature, qui se plaisait à citer Mme de Sévigné et avait avec sa fille une complicité rare, les deux femmes vivant dans une osmose assez proche de celle que Jeanne connaîtra plus tard avec son petit loup.

De toute évidence, les Weil étaient une famille unie, où chacun se montrait soucieux de l’autre, où l’on avait des intentions délicates, du tact, et où l’on faisait preuve d’une grande ouverture d’esprit, raison pour laquelle cette famille bourgeoise « arrivée » ne verra aucun inconvénient à ce que leur fille épouse un homme de quinze ans son aîné, nullement de la même condition sociale qu’elle, puisque fils et petit-fils de commerçants beaucerons sans fortune, mais dont les capacités intellectuelles lui permirent de surmonter les obstacles – dont on imagine qu’ils furent nombreux – qui le menèrent de la modeste école communale d’Illiers au doctorat, puis à l’agrégation de médecine, avant d’avoir atteint ses trente-cinq ans.

Adrien Proust était le premier d’une longue lignée à avoir quitté son bourg natal pour gagner la capitale et y faire carrière. Il avait eu pour maître Potain, Charcot et Fauvel, avait passé sa thèse de doctorat sur le pneumothorax et son agrégation sur le ramollissement du cerveau. Cet homme offrait donc une parfaite sécurité d’emploi et toutes garanties capables de rassurer les parents sur l’avenir et la position sociale qu’il était en mesure de proposer à leur fille. Mariés en 1870, aux derniers jours de l’Empire, les Proust eurent pour témoin Adolphe Crémieux, ancien ministre et grand-oncle de la mariée. Il avait été convenu entre les époux que les enfants à naître seraient élevés dans la religion catholique du père, mais que la mère ne serait pas tenue de se convertir. Mme Proust, respectueuse des convictions de chacun, se gardera toujours d’intervenir et de peser, de quelque façon que ce soit, sur leurs décisions.

Marcel, né un an après le mariage, baptisé à l’église Saint-Louis d’Antin, eut toujours pour les édifices et les rites religieux, curiosité, admiration et respect, et une connaissance des Ecritures dont il sut utiliser les symboles avec opportunité. Plus tard, il fera sienne la France pieuse de Ruskin et publiera en 1904, au moment du projet de loi concernant la séparation de l’Eglise et de l’Etat, un article consacré à « La mort des cathédrales » qui le rangera d’emblée dans le parti clérical, alors qu’éclatait le scandale de l’expulsion des congrégations.

(voir un document en cliquant ICI  : Sa lettre à Georges de Lauris du 29 juillet 1903)

Ce n’est pas sans raison que Proust, lorsqu’il fut entré en littérature, fonda sa démarche sur la souffrance qui aide à pénétrer les profondeurs de l’âme et sur le sacrifice qui permet le dépassement de soi, toutes valeurs fondamentalement chrétiennes. N’écrivait-il pas à Lionel Hauser en septembre 1915 que «  la préoccupation religieuse n’était jamais absente un jour de sa vie… Si je n’ai pas la foi, je ne nie rien, je crois à la possibilité de tout. » Ultérieurement, alors qu’il travaillait à la traduction de « La Bible d’Amiens », il fit un article qui parut dans le Mercure de France, où il disait ceci : « Je voudrais donner aux lecteurs du Mercure le désir et le moyen d’aller passer une journée à Amiens, en une sorte de pèlerinage ruskinien. Ce n’était pas la peine de commencer par leur demander d’aller à Florence ou à Venise, quand Ruskin a écrit sur Amiens tout un livre, qui n’est ni traduit en français, ni connu en France. Et d’autre part, il me semble que c’est ainsi que doit être célébré "le culte du héros", je veux dire en esprit et en vérité. Nous visitons le lieu où un grand homme est né et le lieu où il est mort ; mais les lieux qu’il admirait entre tous, dont c’est la beauté même que nous aimons dans ses livres, ne les habitait-il pas davantage ? Nous honorons d’un fétichisme qui n’est qu’illusion une tombe qui ne contient de Ruskin que ce qui n’était pas lui-même et nous n’irions pas nous agenouiller devant les pierres d’Amiens, où il venait chercher sa pensée  ».

En 1888, Proust n’a pas encore dix-huit ans et, entre son père qui est l’exemple type de la réussite par le travail et l’intelligence et sa mère, une alliée inconditionnelle certes, mais exigeante et qui espère beaucoup de son fils aîné, l’adolescent cherche sa place : qui sera-t-il ? Depuis son plus jeune âge, il fait preuve d’une acuité d’esprit et d’une curiosité certaines et possède un atout que chacun se plaît à lui reconnaître : il sait causer. Chez les Proust, plus que l’ambition, c’est le souci de servir qui domine ; le père s’y emploie en mettant le poids de ses compétences à éradiquer la peste et le choléra jusqu’aux confins de l’Europe, de l’Egypte et de la Perse, en se rendant en personne sur les lieux où sévissent les épidémies, tandis que son épouse se consacre, avec son dévouement naturel, à épauler son mari dans sa carrière, recevant les personnalités en vue, organisant des réceptions et des soupers, ayant son jour, c’est-à-dire salon ouvert un après-midi par semaine pour les épouses des notables de la IIIe République, enfin en surveillant scrupuleusement l’éducation et les études de ses deux garçons. Aussi, dans une telle famille, est-il préférable de choisir très vite sa voie et de s’y tenir. Ce sera le cas de Robert qui, très jeune, s’oriente dans la même direction que son père, vers la médecine. Hélas ! ce ne sera pas celui de Marcel qui se montre hésitant, indécis, instable, modelé par des impressions diverses, souvent contraires, comme pris entre deux versants, deux rives, deux rêves. A une amie de son âge, Antoinette Faure, fille du futur président de la République, qui lui demande dans un questionnaire devenu célèbre : Quelle est votre occupation préférée ?, il répond : la lecture, la rêverie, les vers, l’histoire, le théâtre. La famille habite alors un vaste appartement 9, boulevard Malesherbes et Marcel est externe au lycée Condorcet. Ses fréquentes absences et l’irrégularité de ses résultats lui font redoubler sa seconde, mais les choses s’arrangent dans les classes terminales où il devient un élève plus assidu, surtout quand il a en rhétorique, pour professeur de philosophie, Alphonse Darlu qui lui apprend à se garder des vérités reconnues, découvre son jeune talent et l’encourage à écrire. Il devait cette année-là obtenir le 2e prix d’honneur en composition française, un accessit en langue latine, un autre en langue grecque et un prix en philosophie. Un de ses camarades de l’époque, bien des années plus tard devait le décrire ainsi : «  Etre d’exception, enfant d’une précocité originale et vertigineuse, il charmait ses petits camarades souvent bien plus rudes et il étonnait un peu. »

Son baccalauréat passé et réussi, il prend la décision, du moins le proclame-t-il, de se consacrer à la littérature. Avec ses amis de collège, Daniel Halévy, Robert Dreyfus, Jacques Bizet, le fils que Mme Straus avait eu de son premier mariage avec le compositeur de Carmen, il publie des simulacres de journaux : la revue Verte, la revus Lilas, où il ne craint pas d’avouer un certain penchant pour l’indolence : «  Quand je me suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes, et les périls et les peines où ils s’exposent dans la cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, j’ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer dans une chambre. »

Retenons donc la leçon : avant de devenir un grand écrivain, il faut apprendre à perdre son temps, car n’est-ce pas le temps perdu qui donnera son sens, son axe, sa légitimité au temps retrouvé ? Et comment perdre son temps intelligemment, sinon en écoutant, en regardant, en mémorisant, c’est-à-dire en absorbant le monde comme l’éponge absorbe l’eau avant de la restituer, apparemment intacte, et néanmoins transformée ? Cette adolescence qui se prolonge, Proust la consacre à flâner et à se divertir. Il se rend au théâtre, à l’Opéra, au concert, dans les musées, écrit des lettres insensées à ses amis, débute quelque carrière avec ardeur à défaut de persévérance et part faire son service militaire avant l’appel, afin d’éviter les cinq ans réglementaires de l’époque. Revenu à Paris, il fréquente les salons en vue où sa conversation enjouée, pertinente et drôle, sa verve, sa déjà grande culture, ses imitations plaisent. Il est bientôt convié partout : chez Mme Straus, la mère de Jacques Bizet, qu’il courtise, après que le fils ait éconduit ses avances en lui laissant entendre qu’il n’était pas de ce bord, chez Mme Armand de Caillavet, maîtresse d’Anatole France, chez Mme Aubernon de Nerville qui reçoit dans son manoir de Louveciennes au printemps et dans celui de Trouville en été, chez Madeleine Lemaire qui peint des roses et lui fera connaître le baroque Robert de Montesquiou, ce dernier ne dormant que dans un lit orné de têtes de dragon, et jouit d’une réputation de poète précieux et décadent dont Proust s’inspirera pour son personnage de Charlus. Ce dernier lui sera d'autre part utile pour lui entrebâiller, puis lui ouvrir les portes de ces salons où l’on ne pénètre pas sans un passeport hautement vérifié : salons du noble faubourg tenus par des femmes telles que la princesse Mathilde, la comtesse de Chevigné, née Laure de Sade, et l’éblouissante comtesse Greffulhe, née Caraman-Chimay, à laquelle il prêtera l’élégance et la grâce presque indescriptible de sa princesse de Guermantes.

Les deux côtés sont donc présents dans la réalité comme dans la fiction. Ceux de Swann et de Guermantes étaient séparés par la Vivonne ; le faubourg Saint-Germain (rive gauche) où règnent la comtesse Greffulhe et le nouveau Paris haussmannien (rive droite) où il rencontre Mme Straus, Anatole France, Charles Haas, les Rothschild et où demeure sa famille, le sont par la Seine, si bien que le jeune Proust est toujours entre ces deux côtés, aux bords alternés de ces deux rives, en quête de lui-même, des autres, de sa vie réelle et de sa vie rêvée.

Cependant le remords le taraude toujours de ne pas travailler davantage, de ne pas se consacrer à un ouvrage précis, de remettre au lendemain la tâche qu’il aurait pu accomplir le jour même. Il souffre que son père désespère de son avenir, que sa mère, parfois, ait dans la voix et le regard un soupçon de reproche. Son œuvre se nourrira de cette peine qu’il a causée aux siens, elle le fera se fustiger à travers ses personnages avec une dureté impitoyable, elle l’incitera aussi à rédiger des pages d’une douceur et d’une tendresse bouleversantes, le conduira à être un visionnaire habité par une culpabilité que rien ne semble pouvoir apaiser ; sans nul doute, ce sentiment des fautes commises changera l’œuvre en une sorte d’exutoire, en fera non seulement la quête du temps retrouvé, mais celle des valeurs reconquises.

Néanmoins, chagrins, regrets, remords n’émoussent en rien sa redoutable ironie, ni n’altèrent l’acuité du regard qu’il pose sur la société et la comédie humaine qui s’y joue. En lecteur avisé, il n’a oublié aucune des leçons de ses maîtres et, s’il a presque tout lu, il a surtout longuement médité sur la vanité des choses. Ce temps perdu est celui que l’entomologiste consacre paisiblement à échantillonner les cas d’espèces, travail préparatoire qui demande des heures de recherche et d’observation mais, au bout du compte, quelle cueillette, quelle fabuleuse collection de spécimens rares !, que ce sensible, mais point sentimental, saura décrire le jour venu d’une plume acérée, mais rarement injuste ou mauvaise. Cette société privilégiée illustre la société tout court, véritables systèmes cosmiques qui gravitent sur des orbites plus ou moins distantes, mais n’en sont pas moins affligés des mêmes maux.

Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE (extraits de « Proust et le miroir des eaux » Ed. de Paris)



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