Simone Weil, un ange passa, s’humanisa et disparut
Éros céleste, hermaphrodite incarné dans une période de crise, répondant ainsi à son ambivalence identitaire. « Elle appartint à ces êtres exceptionnels qui témoignent pour leur espèce en tant que différents d’elle ».
Ses parcours intellectuels et spirituels furent incompréhensibles sous l'angle psychologique. Dans l'empreinte animée et ardente de Socrate, Marx et Jésus elle se consuma. Inspirée et aveugle, (cécité homérique) cartésienne et mystique, révolutionnaire et auto-intégriste, guerrière et pacifiste, discordante et harmonieuse dans la dissonance, « vierge rouge ». Exposée aux critiques les plus contradictoires. Un parcours de Pasionaria juvénile, de princesse et d'esclave. Son royaume ne fut pas de ce monde, malgré « l 'Enracinement » son livre testamentaire.
« Simone Weil est absolument mon genre de femme : asexuée, intello, supra sensible et intègre jusqu'à l'absurde. Un bloc de pureté épidémique hérissé de contradictions. Cohérente à mort. » (Sandro Deniel-Laurent)
Certains aspects de son âme expriment des couples de contraires qui semblent antagonistes et suggèrent une vision dualiste du monde, d'autres sont clairement complémentaires et font apparaître l'un des principes-clé de l'univers... l'amour. Dans une âme sereine, c'est de l'équilibre et de l'union des contraires que naît l'énergie. L'expression de l'amour est au rendez-vous. « Qui dira si le déséquilibre intellectuel, l'apathie ou le génie ne sont pas conditionnés par le choc, un beau matin, entre un rayon cosmique et telle de ces cellules cérébrales délicates et sensibles. »
L'incarnation humaine se révéla laborieuse dans cet esprit original et complexe. Les paradoxes et les contradictions s'invitèrent au voyage. La bipolarité s'exprima également sous son aspect antagoniste. L'amour collectif dans son expression planétaire, voire universelle. Marx en premier plan, dans son action politique. Les dieux de l'olympe culturellement et spirituellement. Le grand livre de ses ancêtres, l'ancien testament décrié mais criant en silence. Les évangiles christiques dans le secret de son âme, révélées plus tard. Le chaos émotionnel de surcroît tant il fut malaisé d'harmoniser les contraires énergétiques dans son humanité choisie. Simone Weil grandit dans la familiarité des mathématiques que son frère André apprenait et approfondissait avec une facilité stupéfiante. ils restèrent attachés l'un à l'autre et continuèrent leurs échanges fraternels. Ils partageaient la culture classique dont ils avaient été nourris. Elle leur inspira un amour commun de la Grèce antique ainsi que de la France du XVIIe siècle, deux hautes civilisations où les mathématiques avaient été cultivées comme une partie intégrante de la pensée. Platon et les pythagoriciens, les maîtres tant étudiés et vénérés, avaient considéré la mathématique comme indissociable de la philosophie, et affirmé que l'exercice de l'une était indispensable à celle de l'autre. Descartes et Pascal avaient été à la fois philosophes et mathématiciens.
Simone naquit à Paris en 1909, dans une famille de la bonne bourgeoisie juive, environnement parental d'agnostiques, d'originaux brillants et de provocateurs. Sa grand-mère fit scandale en jouant un soir « L’Internationale » dans le grand salon d’un palace.
Fénelon, Henri-IV, École Normale Supérieure : pour Simone, le plaisir d’apprendre fut indispensable aux études : l’intelligence ne grandit que dans la joie. Et l’intelligence telle qu’elle la conçoit est tout sauf un placard à tiroirs : passer même quatre heures devant un problème de géométrie sans le résoudre, dit-elle, ce n’est pas du temps perdu. « L’essentiel n’est pas tant dans la chose que dans l’attention qu’on lui porte. »(Jean Racine)
Façonner son esprit, n'exclut pas les pressions métaphysiques, Simone confiera plus tard, « À quatorze ans je suis tombée dans un de ces désespoirs sans fond de l'adolescence, et j'ai sérieusement songé à mourir, à cause de la médiocrité de mes facultés naturelles. (...) Je ne regrettais pas les succès extérieurs, mais de ne pouvoir espérer aucun accès à ce royaume transcendant où les hommes authentiquement grands sont seuls à entrer et où habite la vérité. J'aimais mieux mourir que de vivre sans elle. Après des mois de ténèbres intérieures, j'ai eu soudain et pour toujours la certitude que n'importe quel être humain, même si ses facultés naturelles sont presque nulles, pénètre dans ce royaume de la vérité réservé au génie, si seulement il désire la vérité et fait perpétuellement un effort d'attention pour l'atteindre.
« Depuis douze ans, je suis habitée par une douleur située autour du point central du système nerveux, du point de jonction de l'âme et du corps, qui dure à travers le sommeil et n'a jamais été suspendue une seconde. » « Pendant dix ans accompagnée d'un tel sentiment d'épuisement, que le plus souvent mes efforts d'attention et de travail intellectuel étaient à peu près aussi dépourvus d'espérance que ceux d'un condamné à mort qui doit être exécuté le lendemain ».
La vocation de la vérité. « Elle vivait la distance désespérante entre « savoir » et « savoir de toute son âme » », disait d’elle son ami le philosophe catholique Gustave Thibon, éditeur de « La Pesanteur et la Grâce » (1947),
Mais on ne peut occulter les expériences heureuses et malheureuses. L’élan social ? Magnifique de générosité. L’amitié avec Trotski ? un malentendu. L’engagement de cette pacifiste intransigeante dans la guerre d’Espagne ? Paradoxal et décevant. La collusion avec les staliniens et autres tueurs fous ? Pitoyable ! Combien d'intellectuels responsables commirent les mêmes errances ?L'étrange expérience du « calvaire » prolétarien chez Alsthom et Renault.
« J'ai dans l'esprit un atelier de presses, et dix heures par jour, et des chefs brutaux, et des doigts coupés, et la chaleur, et les maux de tête… » ; « La vitesse : pour y arriver, il faut répéter, mouvement après mouvement, à une cadence qui, étant plus rapide que la pensée, interdit de laisser cours non seulement à la réflexion, mais même à la rêverie. Il faut, en se mettant devant sa machine, tuer son âme pour huit heures par jour. " L'épuisement finit par me faire oublier les raisons véritables de mon séjour en usine, rend presque invincible pour moi la tentation la plus forte que comporte cette vie : celle de ne plus penser, seul et unique moyen de ne pas en souffrir. (…) »
L'usine ne fut pas une épreuve comme les autres, mais le pivot de sa quête. Ce fut au cœur de l'enfer ouvrier, que s'incorpora sa vision révolutionnaire. (l'élan horizontal) et les révélations mystiques à l'abbaye de Solesmes (l'élan vertical). La complétude de la croix dans l'union des contraires. Mais pas de lacune, concepts intègres et réalisation pérenne. Marx fut absorbé et dépassé. Elle n'adhéra pas à l'église chrétienne, mais s' enracina au christ dans sa passion.
Elle rédigeait secrètement des cahiers, comme Pascal ses pensées, en bandelettes reliées, en omettant l'un l'autre l'organisation et l'impression finales qu'ils laissaient à la postérité amicale. Curieuse analogie avec le monde oral ancien où ses deux grands modèles, Socrate et jésus, parlaient mais n'écrivaient point.
Simone Weil nous invite à nous élever à la faveur d’un ressourcement spirituel. Vision intemporelle qui peut apparaître aujourd'hui comme actualité possible de la civilisation Européenne. « Il me parait impossible (…) d’imaginer pour l’Europe une renaissance qui ne tienne pas compte des exigences que Simone Weil a définies dans l’Enracinement ». Albert Camus qui fut l'éditeur de l'Enracinement.
Simone Weil était infiniment plus grande que sa longue silhouette. Cela se voyait trop qu'elle était grande, trop grande pour une femme, pour une philosophe de combat, pour une visionnaire, folle même, au dire du général de Gaulle, qui su plus tard s'en inspirer dans sa mystique de la France et sa vision d'un nouveau monde. Ce monde qui n'en faisait qu'à sa tête, comme elle d'ailleurs. Mais lui, le monde ne savait pas. « Je ne peux être heureuse ni manger à mon gré quand je sens que mon peuple souffre . » Par un hasard mystique, à l'âge ou son maître aimé s'éclipsa, elle eut sa mort humaine.
Simone Weil et la mathématique par Laurent Lafforgue
Documentaire de Françoise et Florence Mauro (Arte)
Bruno Deniel-Laurent Gueules d'Amour (Fayard / Mille et une nuits)