vendredi 21 octobre 2016 - par C’est Nabum

Une histoire qui vous en bouche un coing

Trois bonnes poires ...

Un prince, un jour, décida d’aller dans la ville pour savoir ce qu’on disait de lui entre les murs de sa cité. Il se grima et entreprit ce périlleux voyage au pays des braves gens. Il se fit accompagner par le capitaine des dragons et le prévôt des marchands. Ces trois personnages importants étaient déguisés en modestes commerçants.

Ils pénétrèrent dans une petite rue sombre et borgne. Là, un pauvre pêcheur portait ses filets, un panier et marchait en se tenant à un bâton noueux. Le prince lui demanda comment allaient ses affaires et le brave homme répondit qu’elles allaient au plus mal. Il revenait de la rivière, bredouille, et n’avait plus rien pour nourrir les siens.

Le prince, ému par sa détresse, demanda au pêcheur de retourner à la Loire et d’y jeter une autre fois son épervier. Il lui achèterait cent écus ce qu’il ramènerait ce coup-là. Le pêcheur fut surpris de l’importance de la somme proposée par ce curieux marchand mais accepta de jouer sa chance. La joyeuse troupe se dirigea vers le quai pour sonder la rivière. Cette fois, la prise semblait importante : ce fut un grand panier d’osier qui remonta à la surface. Le pêcheur sortit péniblement cette curieuse prise et repartit avec l’argent promis.

Le prince, impatient, voulut ouvrir le panier sur le champ. Quelle ne fut pas sa surprise d’y découvrir le corps d’une femme marquée de la flétrissure des prostituées. La pauvre avait figure tourmentée et marques violettes autour de la bouche. Le Prince se mit dans une grande colère contre le responsable des dragons. Ainsi, on pouvait impunément commettre crime dans sa cité en toute impunité !

Les trois hommes rentrèrent séance tenante au palais. Le Prince tonna, tança le pauvre dragon et lui fit moult reproches. La sécurité dans sa belle ville n’était pas assurée : on pouvait commettre crime odieux sans que la justice n’en sût rien. Le capitaine disposait de trois jours pour retrouver et châtier le coupable ou il allait sur le champ goûter aux geôles de la ville.

Le capitaine se savait perdu. Comment en effet retrouver en si peu de temps cet infâme criminel qui mettait sa carrière en danger ? Il convoqua les officiers de police et les gens d’armes pour leur mettre la pression et leur demander d’interroger tous les clients des tavernes borgnes et des maisons recevant dames de petite vertu.

Il y avait en cette époque lointaine bien des endroits où se faisait le commerce du corps. On prétend, à juste titre, que c’est le plus vieux métier du monde ; la Loire avec tous ces mariniers loin de chez eux favorisait cette étrange corporation. Bordeaux, bordels ne manquaient pas en la grande cité ligérienne. La traque s’avérait complexe et délicate. Voilà un monde franchement hostile à toute présence policière.

L’échéance fixée arriva et nulle avancée dans l’enquête ne put sauver l’honneur du capitaine, pourtant apprécié dans toute la cité, reconnu pour sa probité et sa clémence, qualités rares dans la profession ! Le brave soldat savait qu’il allait subir les foudres du prince, perdre son grade et se retrouver derrière les barreaux. Ce qu’il ignorait c’est que le prince lui réservait humiliation publique en place des martyrs.

En place du Martroi, on dressa un carcan pour mettre au pilori cet homme si respectable. Le spectacle désola les honnêtes gens, même s’il se trouva quelques malandrins pour venir vomir des insultes et cracher sur le pauvre homme entravé par des fers. C’était vision insupportable pour bien des gens et c’est ainsi que, de la foule amassée, sortit un vieil homme, le dos voûté et la mine grave.

L’homme alors prit la parole devant le prince qui jouissait de la scène. « Seigneur, vous commettez là erreur fatale et grave injustice. Le capitaine est innocent et ne mérite pas pareil châtiment. C’est un brave et honnête soldat qui a toujours servi la cause de la justice. Ce crime pour lequel il se trouve ainsi dégradé, c’est moi qui l’ai commis … »

La dignité du vieil homme, son courage, tout autant que son calme firent grand effet sur la foule et sur le prince. Celui-ci voulut connaître les raisons de ce forfait. L’homme n’était pas de ceux qui agissent sans raison ; il impressionnait par sa sagesse. Le vieux voulut prendre la parole dans un silence de cathédrale. La foule sur la place désirait, elle aussi, apprendre les raisons du crime. C’est alors qu’un jeune homme s’avança à son tour pour s’accuser, lui aussi, du meurtre.

Ce fut le plus jeune qui intervint pour expliquer que ce n’était que lui et personne d’autre qui avait commis cette abjection. Le vieillard lui coupa la parole : « Mon fils, ne cherche pas à me dispenser de ma punition. C’est moi qui ai tué ta pauvre mère, ton sacrifice est inutile, je mérite ma peine.

Ce jeu de dupes finit par exaspérer le prince. Il lui fallait démêler le vrai du faux et rien n’était simple sur cette place publique. Le capitaine des dragons fut libéré et le prince le chargea de l’enquête. Les deux hommes furent conduits dans le beffroi afin de tirer les choses au clair. La foule rentra, déçue sans doute de ne pas avoir eu sa part de vérité.

C’est le père qui donna la version la plus convaincante. Je vais vous la servir ici, pensant que c’est de lui que vient la vérité. Si vous penchez pour l’autre solution, je vous laisse le soin de chercher dans les archives de la ville, je ne compte pas être exhaustif en ce lieu ; je m’attache simplement au plaisir du récit.

« Ma pauvre femme porte la flétrissure de la prostitution car elle a dû dans sa jeunesse recourir à ce commerce pour nourrir ses frères et ses sœurs. Quand je l’épousai, elle reprit une vie ordinaire, fut bonne épouse et formidable mère. Vous avez pu voir mon fils s’accuser de mon crime par amour de nous. Hélas, la pauvre tomba malade et souffrait épouvantablement. Ses plaintes me rendaient fou.

Un jour qu’elle était au plus mal, elle me réclama trois poires. Voilà une curieuse demande, d’autant plus que la saison de ce fruit n’était pas arrivée. Mais vous devez comprendre que pour une mourante, on est prêt à soulever des montagnes afin de satisfaire ses dernières volontés. J’allai sur le marché pour savoir si, par miracle, il serait possible de trouver des poires plus précoces que partout ailleurs.

C’est ainsi qu’on m’indiqua un arboriculteur de Semoy qui avait bien des secrets et un savoir-faire qui lui permettaient de ramasser, avant tout le monde, ce fruit si juteux. Je m’empressai de me rendre auprès de ce paysan mystérieux. Je le découvris dans un champ de cognassiers, il pratiquait une greffe à chaque pied.

L’homme continua son travail : cette pratique , m'expliqua-t-il, lui permettait de récolter ses poires plus précocement que ses voisins. Il greffait des cognassiers sauvages pour obtenir des poiriers vigoureux et précoces. Ce n’était ni un mystère ni un secret, simplement, ses voisins voyaient d’un mauvais œil une technique qui n’était pas traditionnelle. Il avait mauvaise réputation et était jalousé du seul fait de leur sottise.

Je me précipitai auprès de ma pauvre épouse pour lui offrir ce qu’elle désirait tant l’instant d’avant. Mais ainsi sont les caprices que provoquent la souffrance : ma pauvre vieille n’avait plus d’appétit et j’avais fait ce chemin pour rien. Je laissai les poires à son chevet et j’allai dans ma boutique ; ma femme dormait alors d’un sommeil apaisé.

Quand je revins, je découvris avec l'horreur qu'on imagine, le corps sans vie de ma pauvre vieille. Je présume qu'elle s'était quelque peu réveillée et, qu'à moitié inconsciente, avait engouffré d’un coup les trois poires dans sa bouche, s'étouffant sur-le-champ. Je me sentais responsable de sa mort et je ne voulais pas qu’il en fût ainsi. Je décidai de maquiller cette mort absurde en un crime odieux. Je glissai ma pauvre épouse dans un panier que je jetai à la Loire. Voilà vous savez tout. »

Le capitaine eut pitié du pauvre homme ; ses larmes l’avaient convaincu. Il fit venir un apothicaire pour examiner le cadavre et, fort de ce qui lui avait été dit, l’homme de science confirma l’hypothèse d’une mort par étouffement alimentaire. Il fallut expliquer le fin mot de l’histoire au prince, le prévôt des marchands étant présent dans le palais.

Le Prince rit de la bêtise du vieil homme et éprouva plus de commisération que de colère. Il décréta la libération du père et de son fils ; ils avaient bien assez de chagrin pour en rajouter encore. Quant au prévôt des marchands, il vit dans l’histoire des poiriers greffés une belle occasion d’enrichissement. La récolte du paysan astucieux fut achetée et embarquée immédiatement pour être portée à la Capitale par le canal.

Avec quelques quinze jours d’avance sur les autres producteurs, le prix de vente fut à la hauteur des espérances du prévôt. L’affaire fut juteuse comme le sont toujours les bonnes poires de Semoy. Depuis, le secret de la greffe a dépassé le petit village de Semoy et la poire d’Olivet lui a volé la vedette. C’est sans doute en abusant quelque peu de ce délicieux breuvage que votre serviteur a inventé cette histoire, issue d’une nuit blanche, veuillez l’en excuser.

Poirement vôtre

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