L’homme nouveau
Les marins de ponton.
Mes contemporains ne cessent de m’étonner, de me surprendre et le plus souvent de me plonger dans des abîmes de perplexité. Il faut reconnaître que je cherche la petite bête en pratiquant le grand saut dans l’inconnu. Pour quelques jours, je me suis rendu dans un endroit en total décalage avec ce que je suis, un refuge à personnes ignorant tout du besoin et des nécessiteux. Je préfère taire le nom de cette cité balnéaire pour ne pas faire ombrage à ceux qui m’y ont invité.
Il y a eu d’abord ces bruits de résidence grand standing avec vue sur la baie. Deux personnages qui ne doivent sans doute pas payer leurs impôts en France et qui soutiennent le nouveau président ont défrayé la chronique domiciliaire. L’un deux s’est offert un appartement à côté de son duplex pour y installer un réfrigérateur afin de ne pas être indisposé par les odeurs dans son petit refuge. L’autre, artiste peintre, a pensé qu’il pourrait faire un achat identique pour venir peindre tranquillement un mois dans l’année. Ce n’est pas le même monde vous dis-je !
Autre surprise, celle-ci de taille plus encore, réside dans la curieuse découverte faite sur le port. Là où des palaces flottants dorment la plupart du temps, exprimant ainsi la vacuité de toute chose, j’ai croisé des personnages étranges. Leur démarche d’abord attira mon attention. Le front droit, le port de tête altier, la tenue sophistiquée dans une décontraction où chaque élément est soigneusement assemblé, attestent à n’en point douter qu’un conseiller vestimentaire est passé par là.
Les quelques ustensiles annexes qui complètent la panoplie du parfait estivant membre éminent du Yatch club local ne sont pas là au hasard. La montre bien sûr qui tient de l’ordinateur de bord, de l'altimètre pour le séjour à Courchevel, du sextant relié désormais à une flopée de satellites installés dans l’espace rien que pour que de telles sommités ne se perdent pas dans un quartier mal famé et qui accessoirement donne l’heure partout dans le monde mais encore et surtout le téléphone qui est devenu une usine à gaz, un ordinateur de bord, un piéton-radio et un GPS de secours. Je vous fais grâce de la verroterie et autres marques de distinction qui font de ces personnages des mannequins pour magazines sur papier glacé.
Le bronzage ad-hoc est nécessaire pour ceux qui se prennent pour des capitaines au long cours. L’ensemble est remarquable, pas la plus petite trace d’adiposité ni de surcharge pondérale. Le coach en forme physique a travaillé de concert avec une diététicienne et quelques domestiques pour parvenir à ce formidable résultat. L’homme est au mieux de sa forme et ne fait certainement pas son âge, nécessité absolue car il a à son bras une poupée blonde qui fait se retourner les jaloux.
Pour alimenter ce système complexe et sophistiqué, notre personnage dispose d’une arme secrète, un dispositif discret et sans doute de très haute technologie. Quelle que soit l’heure de la journée et surtout de la soirée, il a, vissé sur le sommet du crâne un curieux capteur constitué de deux hublots de couleur fluorescente. Associés à une monture, ce système est camouflé et passe aisément pour des lunettes de soleil à ce détail près qu’elles ne sont jamais devant ses yeux.
Au début, j’ai pensé qu’il s’agissait d’un capteur solaire pour maintenir en fonctionnement électrique la panoplie numérique de ces personnages mais bien vite j’ai découvert que c’est surtout à la nuit tombée qu’ils s’affublent de cet objet. Je me perds en conjecture et vous sollicite ici afin que vous m'indiquiez l’usage exact de la chose. Je déplore qu’il ne me soit pas possible de leur demander directement, ces gens ont dans le regard une telle condescendance vis-à-vis du pauvre vermisseau que je suis que je n’ose les apostropher.
Je redoute que la chose soit un système de défense, une arme élaborée pour réduire en poussière les manants et les gueux. Je vais bien vite quitter l’endroit, je m’y sens honteusement déplacé, misérablement incongru. Une nouvelle espèce d’homme est née à laquelle je n'appartiendrai jamais. Je préfère m’éloigner au plus vite de l’endroit.
Baulement vôtre.