@Taverne
Le fascisme des antifascistes, par Pier Paolo Pasolini (1/2)Il existe aujourd’hui une forme
d’antifascisme archéologique qui est du reste un bon prétexte pour
se procurer une licence d’antifascisme réel. Il s’agit d’un
antifascisme facile qui a pour objet et objectif, un fascisme
archaïque qui n’existe plus et qui n’existera plus jamais. Partons
du film récent de Naldini : “Fasciste”. Eh !bien, ce film, dans
lequel l’auteur s’est posé le problème du rapport entre un chef et
la foule, a démontré que Mussolini et la foule, sont deux
personnages absolument archéologiques. Un chef comme celui-là est
aujourd’hui absolument inimaginable, non seulement à cause de
l’irrationalité et des nullités qu’il dit, mais aussi parce qu’il
ne trouverait pas de place et de crédibilité dans le monde
moderne. La télévision suffirait pour le rendre vain, le détruire
politiquement. Les techniques de ce chef-là, pouvaient bien aller
sur un podium, dans un meeting, face aux foules colossales, mais
elles ne fonctionneraient absolument pas sur un écran-Tv.
Ce n’est pas une simple constatation épidermique, purement
technique, c’est le signe d’un changement total de la façon
d’être, de communiquer entre nous. Il en est de même pour la
foule, cette foule colossale. Il suffit de poser les yeux sur ces
visages pour voir que cette foule-là n’existe plus, que ce sont
des morts qui sont ensevelis, et qui sont nos aïeuls. Il suffit de
cela pour comprendre que ce fascisme ne se renouvellera jamais
plus. Voilà pourquoi une grande partie de l’antifascisme
d’aujourd’hui, ou du moins, de ce qui est appelé antifascisme,
est, ou bien ingénue et stupide, ou bien de mauvaise foi : parce
qu’elle livre bataille ou elle feint de livrer bataille à un
phénomène mort et enterré, archéologique, justement, qui ne peut
plus faire peur à personne. C’est, en somme, un antifascisme de
complaisance et de tout repos.
Je crois profondément, que le véritable fascisme est celui que les
sociologues ont appelé, de façon trop débonnaire, la “société de
consommation”. Une définition qui semble inoffensive, purement
indicative. Mais il n’en est pas ainsi. Si l’on observe bien la
réalité, et surtout si l’on sait lire dans les objets qui nous
entourent, dans le paysage, dans l’urbanisme et surtout dans les
hommes, on voit que les résultats de cette insouciante société de
consommation, sont les résultats d’une dictature, d’un véritable
fascisme. Dans le film de Naldini, nous avons vu des jeunes
encadrés, en uniforme… Avec une différence, cependant. Les jeunes
d’alors, au moment-même où ils enlevaient leur uniforme et
reprenaient le chemin pour retrouver leurs familles et leurs
champs, redevenaient les italiens d’avant, avant le fascisme.
Le fascisme les avait rendus, en réalité, des pantins, des serfs,
et les avait peut-être même en partie convaincus, mais il ne les
avait pas touché sérieusement. Au fond de leur âme, dans leur
façon d’être.
Ce nouveau fascisme, cette société de consommation, par contre, a
profondément transformé les jeunes, il les a touchés dans leur
intimité, il leur a donné d’autres sentiments, d’autres façons de
penser, de vivre, d’autres modèles culturels. Il ne s’agit plus,
comme à l’époque mussolinienne, d’une non-règlementation
superficielle, de parade, mais d’une non-règlementation réelle qui
a volé et changé leur âme. Ce qui signifie, en fin de compte, que
cette civilisation de consommation est une civilisation
dictatoriale. En somme, si le terme fascisme signifie arrogance du
pouvoir, la société de consommation a bel et bien réalisé le
fascisme.
Un rôle marginal. C’est pour cela que j’ai dit que, ramener
l’antifascisme à une lutte contre ces gens-là, signifie faire de
la mystification. Pour moi, la question est bien plus complexe
mais aussi plus claire. Le véritable fascisme est celui de la
société de consommation et les démocrates chrétiens sont, même
s’ils ne s’en rendent pas compte, les véritables fascistes
d’aujourd’hui. Dans ce cadre, les fascistes “officiels” ne sont
rien d’autre que la continuation du fascisme archéologique : et en
tant que tels, on ne doit pas les prendre en considération.
Dans ce sens, Almirante, bien qu’il aie essayé de se mettre au
goût du jour, est pour moi, aussi ridicule que Mussolini. Un
danger plus réel vient plutôt aujourd’hui des jeunes fascistes, de
la frange néonazie du fascisme qui compte maintenant quelques
milliers de fanatiques mais qui pourraient devenir, demain,
légion.
(“L’Europeo”, 26 Décembre 1974, interview de Pier Paolo
Pasolini, par Massimo Fini, publiée par la suite dans le livre
“Scritti Corsari”)
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