Abondance
...La corne , d'abondance, miroite nos espérances, dégueule de joyaux nos plus beaux idéaux...
Lumière crue qui accuse les traits d'être tirés, flétris fanés ridés de celles ou celui qui pousse son chariot, à la mine, de charbon ; des bonbons, des gâteaux, des pizzas des plumeaux, des produits qui nettoient qui briquent et désincrustent, des brilleurs en éclat, des viandes sous blisters, des pâtés des ragoûts, des crevettes pas chères, des chairs pas casher des saucisses des frigos des machines à café à friser à visser, des tablettes chocolat ou tactiles des CD des desserts des légumes très verts des thés des cafés des théières, des chaussettes des collants des pipes et des tire lait des chauffeuses des glacières des ventilateurs des volets des volières des bouteilles des pinards et des bières. Il en faut pour la smala il en faut pour la semaine il en faut pour le mois.
Les temples sont ouverts, le dimanche, ça va de soi et pour clore le décor c'est Byzance chez soi ; dans les caves, les greniers, que l'on vide les dimanches d'été sur les places des villages, dans les placards, les frigos, les congélos, les chambres, le salon, la cuisine, le cellier, c'est plein à craquer d'on ne sait même plus quoi.
Quel désir pourrais-je avoir ce week-end ? Et cet été ma chérie ? J'ai vu une pub, un séjour pas cher aux Maldives, ça te dit ?
C'est où les Maldives ? C'est loin, c'est bien.
L'amour de l'abondance n'est pas la peur de manquer ; la peur de manquer apporte l'économie, voire la radinerie. Le désir d'abondance, ce sont les histoires de riches que l'on nous a racontées, le rêve de tout à foison comme si c'était le repos assuré, mais, quand cette abondance est devenue accessible, on n'a pas regardé à la qualité : on préfère avoir deux pour le prix d'un, quitte à jeter. Cela est encore extrêmement prégnant dans notre société, c'est pourquoi il n'y a guère de conscience de la quantité de déchets, comme si plus la poubelle est pleine mieux on vaut. C'est pourquoi la conscience écologique est encore si peu partagée, on se fait croire à son bonheur, même si insipide on le niera, parce que le simple fait de se dédouaner de ses responsabilités est ressenti comme une liberté. L'oppression de l'homme sur l'homme n'y est peut-être pas étrangère ; une oppression que la nature ne donne plus, on a chaud, on n'a plus faim, cela est comme un dû dont le moindre manque non pas réel mais provoqué par des rêves imposés, rend aigri et hargneux.
Il faut être heureux, dans l'harmonie de sa vie pour prendre garde aux autres ; l'égoïsme,l'après-nous-le-déluge est un symptôme de mal-être caractérisé. L'abondance, ce sont les déchets qui s'accumulent, le gaspillage mais grand dieu, pourquoi encore un signe extérieur de richesse ?
Ma lutte contre le gaspillage peut sembler à certains, maniaque, mais je vous garantis qu'il aiguise l'inventivité, mobilise la vigilance et excite le courage. Oui, accommoder les restes, regarder au fond du frigo et nous mettre en cuisine pour, du vieux pain sec faire des pâtés végétaux ; ravauder les chaussettes, raccommoder les pantalons, coudre des torchons dans de très vieux draps, s'arranger avec les éboueurs pour qu'ils prennent vos sacs en plastique de récup' plutôt qu'en rajouter avec des neufs. Quand je vois la quantité de sacs remplis de déchets de tous ordres mélangés, deux fois par semaine devant les portes de mes voisins, leur inconscience m'émeut et je me mets à penser que s'ils devaient gérer la totalité de leurs déchets, ils ouvriraient plus vite les yeux, mais ils payent une fois par an, et on les débarrasse. C'est si simple, comme une magie enfantine d'où n'émane aucune question. Quelque chose les turlupine tout de même car il est fréquent qu'ils pensent à moi comme pré-poubelle sous prétexte de chevaux, de chiens ou de pauvreté !
L'abondance m'est tellement odieuse que j'ai du mal à saisir leur frénésie d'accumulation, mais rien à dire qui puisse être entendu.
Donc il y a l'abondance qui fabrique des déchets éternels, nommés joliment et justement « encombrants » dans nos décharges ; il y a l'abondance qui rend obèse et malade et il y en a une autre qui rend bête, impuissant ou soumis.
La surenchère de désinformation comme dernière attaque pour asservir les peuples fait déjà beaucoup de dégâts mais en fera beaucoup plus si nous n'y prenons garde. L'acceptation passive des nouvelles, et des analyses pour les plus lettrés, donne un confort bien ambigu, et potentiellement dangereux. Peu de gens se méfient de l'abondance, la surabondance ; c'est curieux, elle est pourtant comme une pluie de lave qui nous stérilise. La rareté fait figure de hors-jeu et il est vrai qu'il faut la quantité juste, en tout, pour nous nourrir. Sous-alimenté nous pouvons délirer mais sur-alimenté nous nous intoxiquons. Embarrassés de poisons notre esprit ne fonctionne plus librement, nous perdons jusqu'à la conscience de nous-mêmes, nos besoins, notre nature.
Il semble que nous arrivions au terme de cette intoxication aux vues de la nouvelle vitesse enclenchée par nos propagandistes, mais c'est de leur part une course idiote car une fois les ficelles de la manipulation découvertes, peu importe la quantité, au contraire, plus il y en a plus l'artifice se dévoile, et ça agace.
Quel que soit le niveau d'offres, nous vivons dans un gigantesque supermarché où nous n'avons pas les moyens de tout prendre, où il ne reste aucune place au désir, comment choisir dans cette gabegie de superflu, combien rentrant chez eux sont déçus en découvrant leur achat soudain tout nu, dépourvu de ses attraits ? Et pourquoi tant d'invendus, de fripes, de vide-greniers, de halles aux occasions et de poubelles pleines ? Se frayer un chemin dans cette jungle, aiguiser son regard avec d'autres critères, s'adapter, s'en satisfaire. Des milliers de bouquins entassés dans les supermarchés, des journaux, des revues dont rien, presque rien ne sera lu. Acheter un quotidien et n'en lire que la Une, trouver l'article trop long, pressé d'aller au suivant, se presser, forcément et ne jamais se poser pour s'apercevoir que finalement, tout est pareil, tout se répète, tout se ressemble, les musiques, les romans, les infos, les fringues, les objets.
Quel manque primordial ronge mes contemporains pour qu'ils se complaisent dans ce foisonnement qui prend tout leur temps ? Pour qu'ils pensent à un progrès, une chance dont ceux qui en sont dépourvus leur apparaissent comme des lésés du bonheur ?
Et couper les jardins sauvages au bord des routes, aimer l'ordre au point de haïr les débordements généreux d'une nature spontanée.
L'abondance naturelle est saisonnière et imprévisible, la rareté nous oblige à la frugalité et l'abondance nous rend prévoyant qui nous a appris à conserver ; mais les moyens techniques aujourd'hui sont si puissants que notre ponction n'est plus faite en fonction de nos besoins mais devient un pillage qu'il faut bien écouler en inventant des subterfuges pour les créer, et cette création de besoins a un nom : dépendance, comme on est dépendant d'une drogue et c'est ce qui fait que cela perdure malgré la répétition, malgré l'insatisfaction. On fait avec la nature comme on fait dans nos usines : on ne répond pas, on offre ! Nous consommons et ne goûtons plus, c'est pourquoi on avale n'importe quoi, nourriture insane et peu nourrissante, informations en boucle et superficielles, on consomme même ses relations.
L'addiction est un accablement d'autant que plus aucun rapport n'est fait entre l'effort fourni et l'acquisition d'un bien convoité, ni utile ni désiré.
L'homme est dépossédé de lui-même et que l'abondance lui soit montrée mais lui reste interdite, ou qu'il y tâte, s'il n'a pas gardé un lien avec l'essentiel – cela ne peut se définir mais peut se développer- il se perdra et chaque être qui se perd est une perte pour l'humanité.
Plutôt finir avec cette image :
Ou bien, frugalité ; d'abord ce moment de désintoxication et puis des pages qui s'ouvrent blanches à remplir de son encre ; frugalité comme une résistance, une lutte de tous les jours contre un ensevelissement programmé, hasta la victoria !