mardi 10 janvier 2017 - par Daniel Salvatore Schiffer

David Bowie : In Memoriam

DAVID BOWIE : IN MEMORIAM

C'était le 10 janvier 2016. Ce jour-là - il y a tout juste un an aujourd'hui -, mourait, à 69 ans, gagné par le cancer, David Bowie, l'une des plus grandes rock star du XXe siècle. Icône des temps modernes, créateur de génie et déjà mythe de son vivant, ce Dorian Gray de la pop music semblait pourtant ne pas vieillir, dépasser les âges, transcender les modes et réinventer les styles : de Hunky Dory, son premier album d'envergure, à Blackstar, son ultime chef-d’œuvre, en passant par le décadent Ziggy Stardust, le désaxé Aladdin Sane, le transgressif Diamond Dogs, le mélodieux Low, le somptueux Heroes ou le sulfureux Let's dance, ce ne fut qu'une suite quasi ininterrompue, malgré la diversité de ses sources d'inspiration, de succès planétaires.

MUSIQUE, CINEMA ET PEINTURE : UN ARTISTE TOTAL

A cette prodigieuse invention musicale, où il se plut à multiplier, tels autant d'avatars, une série de personnages issus de sa seule imagination, il faut ajouter son non moins éclectique, et surtout talentueux, jeu d'acteurs, ainsi que le montrent des films tels que Furyo, où il incarnait un officier anglais à l'insolente beauté, Les Prédateurs, où il interprétait le rôle d'un homme vieillissant prématurément, ou Basquiat, où il s'était glisser dans la peau d'Andy Warhol, chantre du pop art, mais qui fut aussi jadis, au temps de la célèbre Factory, son ami et mentor.

Car, chose que l'on oublie souvent, Bowie fut également un excellent peintre, ainsi que le donne à voir la belle mais saisissante pochette de son album, injustement méconnu, portant l'énigmatique titre de 1.Outside. Bowie, manifestement déjà hanté par l'idée de la mort, s'y est lui-même représenté, en un autoportrait flashy et translucide, la tête coupée. Ce visage fantomatique, auréolé d'une pâleur diaphane, quasi christique, et comme figé, sur fond de linceul herbeux, en une sorte de transparence irréelle, ressemble, étrangement, à ce poétique Dormeur du Val que magnifia naguère Arthur Rimbaud.

BLACKSTAR  : TESTAMENT MUSICAL ET TOMBEAU METAPHYSIQUE

Chronique d'une mort annoncée ! Ce travail, 1.Ouside, préfigurait déjà, fût-ce inconsciemment, la dernière œuvre de Bowie : Blackstar, sorti deux jours seulement, le 8 janvier 2016, avant sa disparition.

Que l'issue lui serait bientôt fatale avec ce mal qui, inexorablement, le rongeait depuis plusieurs années, Bowie, être intelligent et sensible, le savait bien. Il le chanta d'ailleurs dans Lazarus, plage phare de ce testament musical qu'est cet ultime Blackstar  : «  Regarde là-haut, je suis aux cieux. J'ai des cicatrices qui ne peuvent être vues. Je suis empli de drames qui ne peuvent être ôtés. (...) Regarde là-haut, homme, je suis en danger. Je n'ai plus rien à perdre.  », y chuchote-t-il d'une voix affaiblie mais toujours claire, les yeux bandés et grelottant de froid, en lévitation sur un misérable lit d'hôpital, ténébreuse antichambre de la mort, en levant, dans un effort surhumain, les bras au ciel, vide selon lui, ainsi que le suggère, impressionnant de réalisme funéraire, son clip vidéo, d'une étincelante noirceur.

Lazarus, biblique, sépulcrale et humble figure d'une résurrection à laquelle ce vaillant mais impotent Bowie, la bouche déjà figée en un dérisoire rictus, ne croyait pas, comme dépouillé de toute illusoire espérance. Jamais aveugle n'aura regardé la mort aussi droit dans les yeux !

LARARUS  : REQUIEM POUR UN MORT VIVANT

Et puis cette lente, insistante et déchirante plainte du saxophone (instrument que Bowie joua dans sa jeunesse), comme une longue, mélancolique et poignante agonie. Cette contemporaine marche funèbre, de toute beauté, ponctuée de salves de guitare résonnant comme autant de coups de la fatalité, vous arrache les larmes, vous donne la chair de poule et vous laisse seul, sans consolation possible, face au chagrin du deuil. Requiem pour un mort vivant !

Bowie, moribond, la peau flétrie, le teint blafard, le visage émacié et le corps amaigri, s'encastra donc définitivement, chancelant, reculant à petits pas saccadés, résigné mais comme implorant tout de même une hypothétique grâce, dans une armoire en bois, explicite métaphore de son futur cercueil, dont il referma alors implacablement, irréversiblement, la lourde porte. Ainsi son fabuleux mais douloureux destin était-il scellé. Alea jacta est : le sort en était jeté et, avec lui, la clé du néant. Fulgurant, cet adieu tout en musique spectrale !

VIE ET MORT D'UN DANDY STELLAIRE

Bowie, dandy absolu par la façon dont, malgré ses souffrances, malgré peut-être son angoisse devant ce temps qui lui était ainsi compté, il alla jusqu'à orchestrer aussi soigneusement la mise en scène, fût-elle glaçante, de sa propre mort, dont l'ombre rôdait ainsi déjà, menaçante, tout autour de lui. Face à son imminence, Blackstar, créé dans l'urgence médicale, se doublait là d'une incroyable exigence musicale et visuelle. Chapeau, l'artiste, pourtant arrivé ainsi au seuil de l'au-delà !

Bowie, donc, non seulement une œuvre d'art vivante, comme l'exige le protocole dandy, mais, cas unique dans l'histoire de l'art, jusque dans la mort même. Vie et mort d'un dandy stellaire !

Ce spectre de la mort, Bowie, comme un ultime éclair de lucidité, le repoussa cependant finalement, et le réfuta même avec une force intellectuelle inégalée, par la manière à travers laquelle il décida - ce furent là ses dernières volontés - de s'en aller définitivement de cette Terre : une parfaite esthétique de la disparition.

UNE ESTHETIQUE DE LA DISPARITION

Ainsi, à peine mort et les formalités administratives accomplies, brûla-t-on son corps, conformément à son souhait : une « crémation directe » après avoir poussé en toute discrétion, scellé par un infaillible secret, son dernier soupir. Même son incinération s'effectua dans le plus grand silence, le plus strict anonymat : Une cérémonie pudique et minimaliste, sans office religieux ni couronne mortuaire, sans amis ni même famille autour de sa dépouille, sans aucun témoins, hormis les préposés de l'état-civil. Le mystère est complet.

Bowie sera même ainsi dépourvu, suprême prérogative de cette esthétique de la disparition, de toute sépulture, de tombe où être enseveli, de lieu stable et précis, étant partout et nulle part, où se recueillir. Bref : un insaisissable et pur esprit !

Oui : le néant comme seul absolu, avec son Blackstar en guise de tombeau, fût-il seulement musical, et à titre de présence, fût-elle seulement vocale. Un invisible, et donc indestructible, mémorial artistique, comme un intouchable sanctuaire métaphysique : les dieux, quoique bienveillants, sont inaccessibles, loin de toute contingence terrestre, pour le commun des mortels !

Point n'es besoin de corruptible monument, du reste, pour ce monument de la culture contemporaine que fut de son vivant, et que demeure dans la mort, Bowie : la pierre, pas plus que le marbre ou le roc, ne peut enfermer le rock, qui, par définition, ne se contient pas. Le nom de Bowie est la seule stèle possible, l'unique épitaphe qui vaille.

C'est cela même, grâce à cette immortalité de l'art, l'éternité des génies : ils vivent à jamais dans le seul mais impérissable souvenir, impalpable et pourtant bien réel, de leurs admirateurs, dans l'unique mais inextinguible mémoire, immatérielle et cependant très tangible, du monde, si ce n'est de l'humanité.

LA TRANSCENDANCE DU SUBLIME

Bowie, un dandy culte et quintessentiel : il est imperceptiblement passé là, en parfait accord avec la philosophie du dandysme, du corps artistique au corps spirituel. Blackstar, une étoile noire qui, paradoxalement, brille aujourd'hui, plus que jamais, de tous ses feux. Ainsi, au moment même où la vie de Bowie s'achevait, la mort, quant à elle, la parachevait. Transcendance du sublime !

BOWIE, UN PRISME ARTISTIQUE ET HUMAIN

Mais si Bowie fut effectivement ce dandy absolu, ce n'est pas seulement parce que, perfectionniste dans l'âme, il orchestra ainsi de main de maître sa propre mort tout autant que sa vie. C'est aussi, plus authentiquement encore, parce que, personnage protéiforme et artiste polyvalent, alliant génie musical et talent pictural, outre ses dons d'acteur, il sut incarner au plus haut point, avec une rare maestria, cet être prismatique que Baudelaire, avec sa notion de « kaléidoscope », appelle de ses vœux. Dans Le Peintre de la vie moderne, il écrit en effet, brossant précisément là le portrait du dandy :

« On peut aussi le comparer, lui, à un miroir (…) immense (…) ; à un kaléidoscope doué de conscience, qui, à chacun de ses mouvements, représente la vie multiple et la grâce mouvante de tous les éléments de la vie. »

Ce « prismatisme » ne s'éloigne guère, tant il s'inscrit au sein du même héritage culturel, de ce « perspectivisme », multiplication à l'infini des différents points de vue sur un même objet, que préconise Nietzsche, dans Le Gai Savoir, lorsqu'il y définit l'existence, mais aussi toute œuvre humaine, fût-elle artistique, littéraire ou philosophique, comme autant, par-delà même leur intrinsèque et substantielle unité, de « petits mondes perspectifs ».

Davantage ! Il n'est pas jusqu'à Lord Byron qui, à l'instar de Baudelaire avec sa métaphore du kaléidoscope, sorte de miroir réfléchissant, ne l'anticipât dans un de ses poèmes les plus bouleversants, épique et autobiographique à la fois. De fait, écrit-il dans le chant III de son intrépide mais solitaire Chevalier Harold  :

« de même le cœur peut se briser, mais, brisé, il continu »e à vivre,

tout comme un miroir brisé, que le verre

en chacun de ses fragments multiplie, formant

un millier d'images de la seule qu'il y avait,

toujours la même, et d'autant plus nombreuse qu'il se brise le plus. »

C'est exactement là ce qu'entendait dire Barbey d'Aurevilly quand, dans Du dandysme et de George Brummell, il affirma, afin de décrire l'allure hautement distinguée de ce prince des dandys et arbitre des élégances, qu'il avait à « son service toutes les souplesses qui font la grâce, comme les nuances du prisme forment l'opale en se réunissant ». Bowie ne fut-il pas aussi, du reste, le racé et très raffiné « thin white duke  », comme il s'autoproclama ?

L'IMMORATLITE D'UN DANDY ABSOLU

Bowie : ce dandy absolu, si ce n'est ce « dieu profane » comme Barbey surnomma Brummell, qui, à la fin de sa vie, se sera même dépouillé de la peur de la mort, en un faisant de surcroît, suprême défi mais gage d'éternité, une impérissable œuvre d'art. L'immortalité, oui, est à cet inestimable prix !

 

DANIEL SALVATORE SCHIFFER*

Paris, le 10 janvier 2017

*Philosophe, auteur de « Petit éloge de David Bowie – le dandy absolu  » (Éditions François Bourin). A paraître, « Requiem Dandy – Méditation sur l'art de mourir, de Socrate à Bowie  ».



7 réactions


  • kalachnikov lermontov 10 janvier 2017 12:11

    Superbe.

    C’était aussi un type fraternel, reconnaissant et ouvert. Ainsi, il a remis en selle Lou Reed et Iggy Pop, donné des tas de signe de bienveillance et d’interêt, sans supériorité, à des tas de pairs (Pixies, Cure par exemple) ; repris Brel, qu’il admirait (le chanteur de Joy Division adorait Brel, aussi).

    Et plein de beaux morceaux à redécouvrir. Des classiques comme Life on Mars ? ou Space Oddity et d’autres moins connus genre Time ou Teenage wildlife.

    Wild is the wind, trop beau. (le morceau n’est pas de lui mais la version !!!!!). Il mettait souvent une reprise sur ces disques, n’étant pas du tout dans la compétition (Cactus des Pixies, un morceau de Tom Verlaine sur Scary monsters ; il a m^me fait un album de covers dans les 70’s, Pin ups, reprenant Brel, les Who, etc. Le Velvet, bien sûr, avec white light/white heat et Waiting for my man).

    On aura deviné, je suis comme Schiffer, très fan.


  • Pseudonyme Pseudonyme 10 janvier 2017 14:18

    Oui sans doute, mais... la pop music, laissera-t-elle une trace après notre génération.... Je suis toujours étonné de réentendre un morceau que j’avais déjà oublié *

    Pareil pour les artistes. Comment les jeunes générations recueilleront-elles la culture pop. Si c’est aussi bien que notre génération pour l’œuvre de nos prédécesseurs .... c’est compromis.

    Bowie, son œuvre était très centré sur sa propre image, ce qui peut pour l’avenir faire la différence dans un sens comme dans l’autre... ce que nous avons adoré résistera-il au temps ?

    Je prends l’exemple de mes engouements de jeunesse, les auteurs de SF. Et bien tout cela me semble déjà très surévalué.... Je méconnaissais les apports de ce genre et Philip K Dick par exemple autre icône ne m’emballe plus autant * .

    Vos petits enfants iront-ils fouiller les malles du grenier de leurs parents ?

    Tout cela encore rendu plus éphémère par la même machine à vendre que celle qui a popularisé Bowie et K.Dick ... après la compil posthume ?


    • Pseudonyme Pseudonyme 10 janvier 2017 14:23

      ’Ainsi, à peine mort et les formalités administratives accomplies, brûla-t-on son corps, conformément à son souhait : une « crémation directe » après avoir poussé en toute discrétion, scellé par un infaillible secret, son dernier soupir. Même son incinération s’effectua dans le plus grand silence, le plus strict anonymat : Une cérémonie pudique et minimaliste, sans office religieux ni couronne mortuaire, sans amis ni même famille autour de sa dépouille, sans aucun témoins, hormis les préposés de l’état-civil. Le mystère est complet.’

      .

      Oui une belle façon de vouloir rester un mystère. Il eut mieux valu qu’il fasse construire une pyramide ...


  • Fergus Fergus 10 janvier 2017 16:54

    Bonjour, Daniel

    « David Bowie, l’une des plus grandes rock star du XXe siècle. Icône des temps modernes, créateur de génie »

    C’est dire à quel point le rock a décliné relativement aux grands noms des sixties !


    • BRIDGET 11 janvier 2017 01:39

      @Fergus
      Bonsoir Fergus

      Que pensez-vous de Station to station, Low, Aladdin sane, The rise and fall of Ziggy Stardust... ?


  • Ann Hoyt 11 janvier 2017 01:50

    Ce n’est pas qu’un article hommage que j’ai lu... Il me semble exprimer la sensibilité de l’auteur vis-à-vis de l’immense artiste qu’a été David Bowie, ainsi que son ultime création, Blackstar. L’article reflète également ce que de nombreux fans et personnes bien informées pensent de lui, ceux qui connaissent vraiment le personnage et son oeuvre et par conséquent qui reconnaissent son exceptionnelle singularité artistique, visuelle, la qualité, la profondeur et l’inspiration de son travail d’auteur, de compositeur, et pas que cela. Car David Bowie ne se résume pas.

    C’est pourquoi cet article m’a particulièrement touchée. Il n’est pas un de ces article de presse rapide, il y a une analyse, une connaissance et un ressenti, car tout art suscite un ressenti.
    On peut ne pas aimer ou ne pas tout aimer, mais dénigrer David Bowie, signifie juste pour moi être ignorant. Sa mort provoque une grande perte, car il voulait livrer encore davantage, il avait une avidité de création avant de partir, encore des messages à passer, et son souhait était de transmettre, donner sa musique encore et encore. Il faut respecter ceux qui ressentent cette perte comme étant immense, et ceux qui veulent l’honorer en cette date anniversaire de deuil. Car il le méritait, vraiment.


  • Surya Surya 14 janvier 2017 18:25

    Très bel article, merci pour cet hommage. Vous mettez particulièrement l’accent sur le côté « dandy absolu » lorsque vous écrivez sur David Bowie. 


    A chacun son Bowie, comme je le dis toujours, car chaque personne qui connait bien le personnage et connait bien son oeuvre, c’est à dire qui l’a écoutée et réécoutée en entier, parvient à trouver quelque chose dans l’artiste et son univers qui lui correspond, ou qui l’intéresse plus particulièrement.

    En ce qui me concerne, si j’aime globalement, à de rares exceptions, son oeuvre musicale, je m’attache plus particulièrement à son côté avant-gardiste, explorateurs de nouveaux horizons musicaux, et aussi à sa capacité à faire la synthèse de tant de domaines artistiques différents, pour en faire sortir quelque chose de totalement nouveau.

    Bowie était un artiste à la fois complet et complexe. Son oeuvre (comme la personne d’ailleurs il me semble) est faite de nombreuses strates superposées, et il faut faire l’effort de ne pas se limiter à la « couche superficielle », mais regarder, explorer, plus en profondeur. On découvre alors un artiste absolu, qui innove, qui a même trois longeurs d’avance sur les autres (les gens essayaient toujours de le suivre, d esuivre le rythme, mais chaque fois qu’ils croyaient l’avoir rattrapé, il leur filait entre les doigts comme une savonnette mouillée), quelqu’un qui pour moi (et pour tant d’autres gens aussi), est rien moins qu’un véritable génie. 

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