samedi 25 mars 2017 - par Daniel Salvatore Schiffer

Entretien avec Gérard Berréby - Pour une révolution humaniste

Fondateur et président des Éditions Allia, aujourd'hui à la pointe dans le monde éditorial français, Gérard Berréby livre, dans cet entretien, sa vision de l'art moderne et de la culture contemporaine. Avec, en guise d'idéaux, l'humanisme et la liberté. Un débat salutaire pour nos sociétés !

 

Daniel Salvatore Schiffer : Vous êtes le fondateur, mais aussi le Président Directeur Général des Éditions Allia, l'une des maisons d'édition aujourd'hui les plus innovantes, fécondes et audacieuses à la fois, au sein du panorama éditorial français. Quand et comment est né ce projet culturel, cette belle aventure intellectuelle ?

Gérard Berréby : J'ai fondé les Éditions Allia en 1982, il y a donc trente-cinq ans déjà, à Paris. Elles y sont situées, aujourd'hui, dans le quartier Saint-Paul, à deux pas du Marais, l'un des plus vieux endroits, des plus historiques mais aussi des plus« branchés » à l'heure actuelle, de la capitale française. Je voulais créé, à l'époque, une maison d'édition où je pourrais enfin trouver les livres que j'avais envie de lire et que je ne parvenais pas à me procurer ailleurs. La vocation des Éditions Allia était donc, dès le départ, de type « généraliste », sans exclusive ni interdits, sans a priori d'aucune sorte ni d'idées préconçues. Bref : sans tabous ! Il n'y a, pour moi, qu'une seule exigence philosophique, qu'un seul critère éditorial : la qualité ! J'aime, en outre, découvrir. Je suis constamment à la recherche de nouveaux talents, de manuscrits inédits, de fictions balisant des nouvelles pistes de réflexion, d’œuvres ouvrant d'autres perspectives, de thèses originales, en dehors des sentiers battus, toujours soucieux d'exhumer des textes méconnus ou oubliés par l'Histoire. Je crois être, par nature, quelqu'un de curieux, passionné par le savoir, désireux d'élargir le champ des connaissances, mû par des concepts nouveaux, des notions qui innovent, au risque, parfois, d'enfreindre l'ordre établi, de rompre avec la tradition, de déstabiliser les esprits conservateurs.

 

UNE BIBLIOTHEQUE IDEALE

 

D.S.S. : Un peu à l'image, toutes proportions gardées, des grands humanistes de la Renaissance ou, au temps des Lumières, des Encyclopédistes ?

G.B. : Oui, bien que je sois moi-même, plus modestement, un simple autodidacte. Je dirais volontiers, pour paraphraser un célèbre aphorisme de Nietzsche, que rien de ce qui est humain ne m'est étranger. Ainsi le catalogue des Éditions Allia – catalogue qui compte aujourd'hui plus de 750 titres, avec 30 publications par an – représente-t-il, à mes yeux, une sorte de bibliothèque idéale en matière de sciences humaines : la bibliothèque de celui que l'on appelait autrefois « l'honnête homme ». C'est cela, pour moi, l'humanisme d'aujourd'hui, dont je voudrais être, en effet, un héritier : confronter les problématiques du passé à celles du monde moderne et contemporain et, à l'inverse, mettre les préoccupations du présent à l'épreuve du passé !

 

D.S.S. : Ce catalogue s'avère cependant, tant par la multiplicité de ses thématiques que par la variété de ses auteurs, très diversifié : des textes réputés les plus classiques aux sujets considérés comme les plus avant-gardistes, sinon parfois « révolutionnaires », voire carrément iconoclastes !

G.B. : C'est exact ! Ce catalogue se caractérise par un grand éclectisme, des auteurs grecs ou latins, parfois médiévaux, aux plus contemporains ; le tout dans une optique qui demeure pourtant toujours cohérente avec mon projet éditorial initial : établir des ponts entre les différentes époques culturelles, des passerelles entre les différents genres littéraires, sans fermeture d'esprit. Le premier livre que j'ai publié, en 1982 donc, a été un recueil, intitulé « Mes Inscriptions  », de l'écrivain surréaliste, belge d'origine, Louis Scutenaire, puis, dans la foulée, deux petits textes sur la révolution russe de 1917, dont on commémore, en cette année 2017, le centenaire. Il s'agissait cependant alors là, déjà, de textes rompant avec la vision traditionnelle, sinon éculée, de cet important pan de notre histoire moderne : un point de vue différent, un peu anarchisant, voire libertaire. J'ai publié ensuite, en 1988, l' « Histoire de ma fuite » de Casanova : un succès tel que les Éditions Allia ont pu ainsi prendre, à partir de ce moment-là, leur envol, de l'ampleur. J'ai ainsi pu publier également des poètes aussi immenses, mais malheureusement trop peu lus aujourd'hui, que Byron ou Leopardi, des penseurs aussi fondamentaux, mais négligés eux aussi, que Sören Kierkegaard ou Boris Souvarine.

 

AVANT-GARDES ARTISTIQUES ET PENSEE SUBVERSIVE

 

D.S.S. : Ce qui semble toutefois caractériser les Éditions Allia, c'est sa propension à publier des textes centrés sur le thème de la révolte et donc, dans leur sillage, des révolutions en général, qu'elles soient politiques (avec, par exemple, Karl Marx) ou esthétiques, puisque vous êtes l'un des principaux éditeurs, notamment, de mouvements artistiques tels que le dadaïsme ou le surréalisme !

G.B. : J'aime la pensée subversive. Je m'intéresse beaucoup aux avant-gardes, qu'elles soient philosophiques ou artistiques. Je me sens proche, idéologiquement, des penseurs ou artistes dits « marginaux », minoritaires, qualifiés parfois d' « underground », et donc souvent passés sous silence par les courants dominants. C'est ainsi que j'ai également publié, en effet, bon nombre de théoriciens, au vingtième siècle, du dadaïsme, comme Michel Larionov, Raoul Hausmann ou Richard Huelsenbeck, mais aussi de l'Internationale Situationniste, comme Martos, Guy Debord, Michèle Bernstein ou Ralph Rumney. Et puis, bien sûr, l'esthétique rock, avec Nick Tosches, auteur d'essais aussi fameux que « Unsung Heroes of Rock'n Roll  » et « Hellfire », Nik Cohn, auteur de ce livre culte qu'est devenu « A Wop Bop A Loo Bop  » ou l'américain Greil Marcus, auteur, quant à lui, du non moins célèbre « Lipstick Traces  » : autant d'écrits que j'ai fait traduire, en français, pour les Éditions Allia.

 

DESACRALISATION

 

D.S.S. : Quelle est la signification exacte sur le plan sémantique, linguistique ou sémiologique qu'il soit, du mot « Allia » pour définir votre maison d'édition ?

G.B. : La raison en est assez amusante. Il s'agit là d'un clin d’œil à Marcel Duchamp, et, de manière plus spécifique, à son fameux urinoir, qu'il a baptisé du nom de « fontaine ». L'exposition de cet objet banal en soi, dans une galerie d'art, a été, comme chacun sait, l'acte fondateur de ce que l'histoire de l'art elle-même appelle, depuis lors, l' « art contemporain » : art qu'il a ainsi fortement contribué, en osant élever un objet du quotidien, plutôt rébarbatif même, au prestigieux rang d’œuvre d'art, à désacraliser. Car, pour en revenir donc à votre question, le nom d' « Allia », que j'ai effectivement choisi pour nommer ma propre maison d'édition, est en réalité l'une des marques d'urinoir les plus connues, aujourd'hui, en France, sinon en Europe. Cela confirme, de fait, combien les Éditions Allia se veulent également, dans une même intention esthétique mais novatrice, à partir d'un même geste révolutionnaire et iconoclaste, un véritable laboratoire d'idées, un creuset d'expériences intellectuelles et artistiques, un foyer de recherches philosophiques et littéraires, là où passé et présent, universel et particulier, finissent toujours par se confondre harmonieusement, tout en se voyant respectés - donnée essentielle pour tout humanisme digne de ce beau nom - dans leurs différences intrinsèques. C'est un centre de débats, basé sur la libre pensée, l'examen critique, la tolérance des idées, l'esprit démocratique et le respect d'autrui.

 

INDEPENDANCE ET LIBERTE

 

D.S.S. : Bon nombre d'opérateurs culturels soutiennent que le monde éditorial, et l'édition française en particulier, vit aujourd'hui, suite à l'avènement de l'audio-visuel comme des nouvelles technologies numériques, une grave crise économique. Qu'en est-il exactement ?

G.B. : Je ne crois pas trop à cette vision des choses, qui me paraît erronée, excessivement pessimiste, notamment sur le jugement émis sur internet et, plus généralement, le public, qui, contrairement aux apparences, continue de lire des livres, réalisés sur papier. En ce qui concerne les Éditions Allia, je suis même, à l'inverse, plutôt optimiste, satisfait. Elles peuvent se prévaloir en effet, par la qualité de leurs publications, par le choix de leurs auteurs comme de leurs thématiques, par le haut niveau de leur présentation graphique aussi, d'un lectorat assez large, fidèle et cultivé, sans être nécessairement érudit. Cela fait que les Éditions Allia jouissent aujourd'hui d'une bonne santé économique et, par conséquent, d'une totale autonomie, tant sur le plan politique que financier, idéologique qu'intellectuel. Ainsi réussissent-elles à l'heure actuelle, quelles que soient les difficultés qu'elles peuvent parfois rencontrer au sein de sociétés toujours plus portées sur la seule rentabilité ou performance, à ne subir aucune pression extérieure, à ne devoir demander aucune aide institutionnelle ou subside étatique, à n'être soumise à aucun groupe de presse, chantage ou diktat, et à rester, donc, absolument indépendantes. Bref : exigeantes sur le plan interne et vigilantes sur le plan externe, elles maîtrisent, fait assez rare dans le domaine éditorial français et même international, la situation. C'est là, pour moi, un gage de liberté, valeur suprême à mes yeux !

 

DANIEL SALVATORE SCHIFFER*

*Philosophe, auteur, notamment, de "La Philosophie d'Emmanuel Levinas - Métaphysique, esthétique, éthique" et "Philosophie du dandysme" (publiés tous deux aux PUF), "Oscar Wilde" et "Lord Byron" (parus tous deux chez Gallimard, collection Folio Biographies), "Petit éloge de David Bowie - Le Dandy absolu" (Editions François Bourin).

 




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