jeudi 8 juin 2017 - par Daniel Salvatore Schiffer

Entretien avec la philosophe Véronique Bergen : Art et Engagement

Véronique Bergen (copyright : Pilar Aldea)

Véronique Bergen, l’une des philosophes les plus stimulantes d’aujourd’hui, publie deux essais qui, quoique centrés sur des thèmes différents, renvoient à une même qualité intellectuelle : l’un, « Djelem, Djelem – Les Roms, entre stigmatisation et résistance »*, engagé sur le plan socio-politique, l’autre, « Luchino Visconti – Les promesses du crépuscule »**, à la veine artistique.

Daniel Salvatore Schiffer  : Le titre de l’un de vos derniers essais, « Djelem, Djelem », se présente comme un véritable acte de résistance, sinon une sorte de manifeste révolutionnaire, en faveur des Roms. Pourriez-vous en expliquer, de manière plus circonstanciée, la philosophie générale ?

Véronique Bergen : Face aux ségrégations actuelles dont les Roms sont victimes en Europe - une stigmatisation qui s’enracine dans une longue chaîne de persécutions -, j’ai voulu démonter la fabrication politicienne de ladite « question Rom », dénoncer ce qu’Etienne Balibar nomme un « apartheid européen » et sonder la logique d’un hypercapitalisme sécrétant des indésirables rélégués dans les marges de la société dès lors qu’ils ne sont pas rentables, pas recyclables par l’ordre marchand. J’ai interrogé les liens entre romaphobie et néolibéralisme, les fins politiques que la fabrication de la « question Rom » sert, l’antagonisme de base entre des États acquis à la sédentarisation et des communautés nomades, souvent sédentarisées de force. Il s’agissait, pour moi, d’aller à la rencontre des Roms à partir de leurs ressources, de voir leur choix d’autres modes de vie et de pensée comme un contre-pouvoir, une résistance au système dominant.

D.S.S. : « Djelem, Djelem  », c’est aussi le titre de l’une des plus belles chansons, à la fois nostalgique et émouvante, au sein du répertoire musical des Roms !

V.B. : « Djelem djelem » (« je suis parti, je suis parti ») est une chanson magnifique qui a été choisie par l’Union Romani Internationale comme hymne des communautés roms. J’ai hésité à en faire le titre de mon essai, ne voulant pas parler à la place des Roms. Mais ce chant concentre la fabuleuse aptitude à la résistance dont les Roms ont témoigné au fil de siècles de persécutions : esclavage dans les pays de l’Est, génocide tsigane sous les nazis, destruction de la culture rom sous le communisme…

LIBERTE, J’ECRIS TON NOM

D.S.S. : Ce bref mais dense essai se voit publié dans une collection, « Liberté j’écris ton nom », renvoyant explicitement au très beau titre de l’un des poèmes les plus célèbres, et célébré à travers le monde libre et démocratique, de Paul Eluard. La filiation s’avère là, tant sur le plan littéraire que philosophique, mais aussi idéologique et moral, parfaitement cohérente. Un choix consciemment assumé, donc, le vôtre ? 

V.B. : Mon texte s’inscrit sous l’horizon du poème d’Eluard, « Liberté », dont il nous revient d’écrire le nom aux quatre coins de la terre, sur les lieux où l’injustice, la misère triomphent, sur les nouvelles Tables de la Loi d’un empire marchand dévastateur, saccageant les hommes, la Terre, l’environnement… Il faut aller au-delà de ce que Hamlet nomme « words, words, words » et mettre en œuvre des contre-feux, des possibles émancipateurs. Transformer le mot en action.

D.S.S. : Votre livre se présente comme une analyse critique, rigoureuse et documentée, de la manière, souvent perverse et hypocrite, dont la plupart de nos Etats pseudo-modernes, régis par la sédentarité et le néolibéralisme, luttent contre le nomadisme, dont les Roms, précisément, sont, historiquement culturellement, l’une des minorités les plus emblématiques !

V.B. : Si, depuis des siècles, une majorité de Roms est sédentaire, le nomadisme demeure l’un des traits constitutifs de leur imaginaire. À travers le monde, à travers le temps, la sédentarisation forcée a toujours constitué un moyen de détruire une culture, de la mettre au pas, de produire une assimilation qui éradique la richesse des traditions nomades. Nos sociétés de contrôle promeuvent une « nomaditude » utile, rentable, servant l’ordre marchand - migration profitable économiquement, sous l’hypocrisie d’une façade humanitaire, main d’oeuvre bon marché en guise de nouvel esclavage, tourisme de masse catastrophique pour l’écologie…- et musèlent un nomadisme libre. La mondialisation illimitée contraint les derniers nomades (1,5 % de la population mondiale) à se sédentariser, menace leur mode de vie afin de les assujettir au seul statut conféré à l’humain : celui de producteur-consommateur !

UNE ESTHETIQUE DU PARADOXE

 D.S.S. : Vous publiez également, ces jours-ci, une superbe étude, aussi érudite sur le plan du contenu que ciselée au niveau de l’écriture, consacrée au grand cinéaste italien, esthète parmi les esthètes, Luchino Visconti. Pourquoi cet intérêt, cette fascination, pour le magnifique réalisateur du « Guépard », de « Mort à Venise », des « Damnés », de « Violence et Passion » et autre « Ludwig » ?

V.B. : Cette fascination date de mon adolescence et s’origine dans l’art consommé avec lequel Visconti se penche sur les mécanismes pulsionnels, ainsi que sur une Histoire en crise dont il compose le requiem. Cet espace intervallaire, entre un ancien monde qui meurt et un nouveau monde dont le visage ne se dessine pas encore, qu’il met en scène dans ses films, est le miroir de notre époque elle-même intervallaire, située dans l’inconfort d’un entre-deux. 

D.S.S. : Cet essai est ouvertement dédié, par ailleurs, à Helmut Berger, l’un des acteurs fétiches, qui fut aussi son amant, de Luchino Visconti !

V.B. : Lorsque j’ai vu, pour la première fois, Helmut Berger dans Les Damnés, dans Ludwig aussi, ce fut pour moi une révélation, un volcan sensoriel, esthétique, physique. Son interprétation de Louis II de Bavière dans Ludwig a également catalysé mon désir d’écrire une fiction, sur le « roi lune », intitulée Requiem pour le roi.

D.S.S. : La thèse développée dans votre livre se révèle extrêmement originale, inédite et novatrice, puisque, plutôt que de vous limiter, comme la plupart des exégètes de Visconti, à une lecture centrée sur son « classicisme décadentiste », consécutif à ses films « néo-réalistes », vous y privilégiez l’analyse de ce que vous appelez, pour qualifier cette même esthétique viscontienne, les « paradoxes » et « tensions » !

V.B. : J’ai voulu contester cette vision de deux Visconti, le second tournant le dos au premier, dès lors qu’elle rate le souffle, les lames de fond, les leitmotivs, les obsessions spiralaires de Visconti et passe à côté de la rémanence de problèmes centraux. Bien sûr, entre Ossessione (1943) et L’Innocent(1976), son langage filmique a changé, son esthétique s’est infléchie. En outre, à un optimisme dans l’émancipation du peuple, dans l’engagement en faveur des opprimés, a fait place le constat désabusé d’une victoire du consumérisme qui annihile les promesses de libération, précipitant l’aristocratie « d’en haut » et l’aristocratie « d’en bas » (les prolétaires, les paysans) dans la médiocrité d’un ordre bourgesois acquis au Veau d’or.

D.S.S. : D’où précisément, ainsi que l’indique le titre de votre livre -« Les Promesses du crépuscule » - la mise à jour de sa conception de l’Histoire et, de manière plus ponctuelle encore, de ce que vous nommez sa« métaphysique de la mort » !

V.B. : Exactement : c’est là le sens même, le plus profond et le plus aigu à la fois, de ce livre !

A LA RECHERCHE DU PROUST PERDU

D.S.S. : La troisième et dernière partie de ce très beau et riche portrait aborde une œuvre cinématographique restée un vœu pieux – à « l’état de fantôme » y dites-vous textuellement – pour Luchino Visconti : le scénario d’ « A la recherche du temps perdu » de Marcel Proust, film qu’il ne tournera, en effet, jamais ! Était-ce là, sur le plan de la création, son plus grand regret ?

V.B. : Le désir d’adapter La Recherche n’a cessé de hanter Visconti. Le projet Proust auquel il travailla dès 1969, dont demeure le Scénario Proust, s’avérait à la fois nécessaire et impossible. Proust, le double, le frère, essaime dans bien des films de Visconti mais sa réalisation se devait sans doute d’être frappée par l’impossible, l’interdit. Et ce, pour des raisons conjoncturelles, mais surtout structurelles !

D.S.S. : Gilles Deleuze, penseur majeur, au sein de l’intelligentsia française, de la seconde moitié du vingtième siècle, vous a profondément influencée, tant sur le plan philosophique qu’artistique. Il occupe, du reste, une place essentielle dans l’élaboration de votre propre « Luchino Visconti ». Pouvez-vous en dire plus sur cet important lien que vous y établissez entre ces deux grandes figures européennes, chacune dans son domaine respectif, de la culture contemporaine ?

V. B. : Deleuze a fait souffler un grand vent de liberté sur les terres de la philosophie, a reconsidéré ce qu’on appelle « histoire de la philosophie », « aventure du concept », « exercice de la pensée ». Il a forgé une nouvelle image de la pensée, à la lisière du non-pensable. Faussement classique, Visconti a magistralement sondé les puissances d’un 7ème art qui arrive trop tard, faisant donc du cinéma le médium, effectivement, de la recherche d’un temps perdu. 

*Publié chez Espace de Libertés (Bruxelles)

**Publié par les Impressions Nouvelles (Bruxelles).

DANIEL SALVATORE SCHIFFER***

***Philosophe, auteur, notamment de « Philosophie du dandysme – Une esthétique de l’âme et du corps » et « La Philosophie d’Emmanuel Levinas – Métaphysique, esthétique, éthique » (publiés aux PUF), « Oscar Wilde » et « Lord Byron » (publiés chez Gallimard-Folio Biographies), Du Beau au Sublime dans l’Art – Esquisse d’une Métaesthétique (Ed. L’Âge d’Homme), « Oscar Wilde – Splendeur et misère d’un dandy » (Ed. de La Martinière), « Le Testament du Kosovo – Journal de guerre » (Ed. du Rocher), « Petit éloge de David Bowie – Le dandy absolu » (Ed. François Bourin).



6 réactions


  • mmbbb 8 juin 2017 18:47

    a l’auteur commencez par faire correctement votre métier de journaliste et evitez de nous faire chialer inutilement avec ces pseudo philosophe Les ROMS stigmatisees ? non ils ont compris le systeme le contribuable europeen paie et bosse comme un cretin http://www.observatoiredesgaspillages.com/2010/11/detournement-des-aides-du-fonds-social-europeen-aux-roms/
    Allez sur le site des dotation europeennes cette antienne est lassante .
    Pres de Lyon à St genis les ollieres les ROMS sur ordre sur prefets ont ete installes de force ? La les logements ont ete rehabilites prise en charge ecole sante et qui paient dans cette affaire ? Il y des francais ayant bosse et qui sont dans la rue ils crevent dans l indifférence .


  • François Vesin François Vesin 8 juin 2017 19:40

    Les éléments que vous mettez à notre disposition

    ne permettent pas de comprendre de quoi parle
    votre « Fanny Ardent de la sagesse » !

    Pour ceux qu’une approche généalogique intéressent
    j’ai trouvé ces liens (parmi bien d’autres) :






  • anaphore anaphore 8 juin 2017 21:21

    Sacré Daniel Shiffer quand il promeut une philosophe elle est jolie à se pâmer,Véronique Bergen et lui me rappellent Roland Jaccard sur causeur et sa muse.

    Ah ! ces intellos toujours primesautiers !!!  smiley 

    Bonne bourre Daniel !!!!  smiley


  • Orageux / Maxim Orageux 9 juin 2017 13:38

    Plus les gens sont sale et négligés, plus ils sont intellectuels .....la Dame voit-elle plus loin que la mèche en tire-bouchon qui pendouille devant son angle de vision ?

    Ah oui ça fait contestataire, un peu comme les mecs avec des queues de cheval ou les femmes se donnant le look bohémienne pour faire genre.....

    Quant aux Manouches, rien qu’à voir dans quel état ils laissent les terrains que les municipalités leurs mettaient à disposition.....qu’ils retournent dans leur Roumanie de merde et qu’ils y restent......


  • mikawasa mikawasa 9 juin 2017 15:26

    Entretien intéressant merci pour l’article


  • Lancelot 18 juin 2017 19:04

    Encore une qui vit a coté de ses pompes quand je vois les roms a Toulouse qui passe leur temps a mendier faire des trafics mentir sur leur état de santé pour qu’ont leur donne l’argent ça donne pas envie de les fréquenter !Ceux qui sont sédentarisé sont différent je connais des gens qui vivent dehors du système mais qui ne sont pas des parasites manipulateurs égocentrique comme certains roms !


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