Etienne Chouard, Don Quichotte des temps modernes -II
Nous avons voulu montrer dans notre premier article sur Etienne Chouard comment sa méthodologie, dans la mesure où celle-ci reposait sur une impossibilité logique, ne pouvait que fausser dès son origine son projet. Nous avons également tenté de montrer en quoi cette même méthodologie, impliquant une troncature arbitraire de l’Histoire, avait conduit Chouard à ignorer les contextes d’émergence des deux types de régimes qu’il oppose.
Aussi, l’objet de cette seconde tribune sera-t-il précisément de « recontextualiser » la problématique soulevé par E. Chouard, partant notamment de la distinction constantinienne entre « liberté des anciens » et « liberté des modernes », distinction à partir de laquelle nous proposerons une reformulation de la problématique (le détail de celle-ci fera quant à elle l’objet d’un article spécifique)
De la liberté des anciens comparée à celle des modernes, une tentative de recontextualisation
Au-delà des tautologies, des apories et autres paralogismes qui caractérisent le projet comme la solution avancée par Chouard pour remédier à « toutes les injustices », il est une difficulté majeure que ce dernier balaie de la main nous l’avons dit comme s’il s’agissait d’un insignifiant détail, à savoir l’analyse des raisons –de nature éminemment éthique et pratique- pour lesquelles la démocratie dite directe a été abandonnée au profit du régime représentatif. S’il évoque en effet le problème posé par les limites de la citoyenneté athénienne ainsi que par l’esclavage, problème qui ne semble d’ailleurs pas en constituer un pour Chouard, tant il semble facile pour lui de faire abstraction de ce qui le gêne, il ne soulève même pas le second –le plus fondamental pourtant à nos yeux, à savoir celui posé par les raisons d’une telle révolution paradigmatique.
Posée de manière concrète, ce problème revient à se demander pourquoi les individus « préfèrent » aujourd’hui se détourner des affaires publiques. En termes « chouardiens », cela reviendrait à se demander pourquoi donc les individus sont-ils des « crétins mystifiés », et par quoi, et/ou par qui, sont-ils « mystifiés ».
La première formulation de l’interrogation constitue en substance le questionnement qui aura conduit Benjamin Constant à rédiger son célèbre texte intitulé « De la liberté des anciens comparée à celle des modernes[1] ». Une lecture attentive de cet essai aurait pu en effet prévenir un tel cruel défaut d’analyse, et ainsi éviter un raisonnement purement tautologique, invalide et au final improductif. En effet, partant d’une interrogation radicalement différente de celle préoccupant Chouard, à savoir la recherche des raisons pour lesquelles « ce gouvernement [représentatif], le seul à l'abri duquel nous puissions aujourd'hui trouver quelque liberté et quelque repos, a été presque entièrement inconnu aux nations libres de l'antiquité », Constant en arrive à la formulation de la problématique en termes de conceptions de la liberté qui, d’un paradigme l’autre, s’excluraient mutuellement de manière radicale : ainsi, la différence entre démocratie directe et indirecte ne serait pas de l’ordre de l’institutionnel, comme pour Chouard, mais bien du civilisationnel, et donc relevant d’une question de nature, et non plus simplement de degrés (plus ou moins de démocratie, plus ou moins de liberté).
En quoi consiste donc, selon Constant, la liberté des Modernes ?
« C’est, nous dit-il, pour chacun le droit de n’être soumis qu’aux lois, de ne pouvoir être ni arrêté, ni détenu, ni mis à mort, ni maltraité d’aucune manière, par l’effet de la volonté arbitraire d’un ou de plusieurs individus. C’est pour chacun le droit de dire son opinion, de choisir son industrie et de l’exercer, de disposer de sa propriété, d’en abuser même ; d’aller, de venir sans en obtenir la permission, et sans rendre compte de ses motifs ou de ses démarches. C’est, pour chacun, le droit de se réunir à d’autres individus, soit pour conférer sur ses intérêts, soit pour professer le culte que lui et ses associés préfèrent, soit simplement pour remplir ses jours ou ses heures d’une manière plus conforme à ses inclinations, à ses fantaisies. Enfin, c’est le droit, pour chacun, d’influer sur l’administration du Gouvernement, soit par la nomination de tous ou de certains fonctionnaires, soit par des représentations, des pétitions, des demandes, que l’autorité est plus ou moins obligée de prendre en considération » (Constant, 1997, p.593)
A l’opposé, Constant définit la liberté des Anciens de la manière suivante :
« Celle-ci consistait à exercer collectivement, mais directement, plusieurs parties de la souveraineté toute entière, à délibérer, sur la place publique, de la guerre et de la paix, à conclure avec les étrangers des traités d’alliance, à voter les lois, à prononcer les jugements, à examiner les comptes, les actes, la gestion des magistrats, à les faire comparaître devant tout le peuple, à les mettre en accusation, à les condamner ou à les absoudre ; mais en même temps que c’était là ce que les anciens nommaient liberté, ils admettaient comme compatible avec cette liberté collective l’assujettissement complet de l’individu à l’autorité de l’ensemble. Vous ne trouvez chez eux presque aucune des jouissances que nous venons de voir faisant partie de la liberté chez les modernes. Toutes les actions privées sont soumises à une surveillance sévère. Rien n’est accordé à l’indépendance individuelle, ni sous le rapport des opinions, ni sous celui de l’industrie, ni surtout sous le rapport de la religion. La faculté de choisir son culte, faculté que nous regardons comme l’un de nos droits les plus précieux, aurait paru aux anciens un crime et un sacrilège. Dans les choses qui nous semblent les plus utiles, l’autorité du corps social s’interpose et gêne la volonté des individus. Les lois règlent les mœurs, et comme les mœurs tiennent à tout, il n’y a rien que les lois ne règlent. Ainsi chez les anciens, l’individu, souverain presque habituellement dans les affaires publiques, est esclave dans tous les rapports privés. » (Constant, 1997, p.594).
Aussi, nous dit Constant, si chez les Modernes le citoyen, certes indépendant dans sa vie privée, n’est souverain qu’en apparence, le citoyen de l’Antiquité, considéré comme une « portion du corps collectif », pouvait être, en tant que tel, observé, jugé, condamné, destitué de ses biens, banni, exilé et frappé de mort comme il pouvait à son tour observer, juger, condamner, destituer de ses biens, bannir, exiler et frapper de mort les autres citoyens. Ainsi, les Anciens ignoraient jusqu’à la notion même de « droits individuels ».
Par ailleurs, nous dit Constant -confirmant par là notre hypothèse précédente, l’abolition de l’esclavage aurait rendu la démocratie directe impraticable. Sans les 150 000 à 300 000 esclaves que comptait la cité, les quelques 20.000 citoyens Athéniens n’auraient jamais eu le loisir de débattre chaque jour sur la place publique. Enfin, le commerce ne laisserait pas, comme la guerre, beaucoup de temps disponible dans la vie d’un homme. L’exercice quotidien et perpétuel des droits politiques de l’Antiquité serait ainsi incompatible avec les entreprises, les travaux, les spéculations et les jouissances du monde moderne.
Aussi, pour Constant, les Anciens sacrifiaient moins pour obtenir plus, alors qu’en faisant le même sacrifice, les Modernes donneraient plus pour obtenir moins.
Dans cette perspective, la question serait donc de savoir comment concilier ces deux types de libertés, ou, comme nous l’avons dit, de réintéresser les individus à la politique et à l’administration de la chose publique, sans pour autant remettre en cause leur liberté individuelle. Autrement dit, comment cette liberté individuelle pourrait-elle devenir le vecteur privilégié par lequel la liberté politique serait atteinte. Car comme nous allons maintenant le voir, ce n’est pas le libéralisme le problème –cette liberté des modernes qui leur assure une certaine forme d’autonomie privée, au contraire, ni le mode de gouvernement, mais bien la dépolitisation des individus.
En effet, et plus fondamentalement, le véritable écueil de nos démocraties post-modernes serait précisément, et c’est là notre principale hypothèse, qu’elles ne répondent plus au schéma proposé par Constant, c’est-à-dire qu’elle n’assure plus, pas plus qu’elle ne la favorise, cette liberté-autonomie individuelle qui pouvait à l’origine, comme nous dit Constant, et plus généralement comme elle était sensée le faire, permettre une certaine forme de liberté politique, via notamment la discussion publique rationnelle, « agir communicationnel » constituant la condition de possibilité de toute démocratie, qu’elle soit directe ou non, et par lequel peut se former non pas l’opinion publique –qui n’en est que la version corrompue, mais bien la volonté générale, au sens rousseauiste du terme[2]
Reformulation du problème : la question de la dépolitisation des individus.
Pourquoi avons-nous donc perdu cette liberté ? Comme nous le disions plus haut, il nous semble nécessaire pour le comprendre de recontextualiser historiquement la problématique. Tout d’abord, il nous faut rappeler le contexte d’émergence des démocraties modernes (que nous distinguons clairement des démocraties contemporaines, que nous qualifions précisément de « postmodernes », et nous comprendrons pourquoi par la suite). En effet, l’émergence de ces démocraties, nées des révolutions américaine, anglaise et française, a procédée d’une autre révolution, celle-ci plus profonde, à savoir celle qu’a constitué le passage du paradigme théocentrique (basé sur la religion chrétienne, et au sein duquel l’ultime autorité de référence était le Dieu biblique), au paradigme anthropocentrique (correspondant à ce qu’on appelle « l’Humanisme »), et au sein duquel c’est désormais l’Homme dans son individualité qui, prenant la place de Dieu, devient cette référence ultime.
Ce moment est celui dit des « lumières », durant lequel la raison aura repris le dessus sur l’obscurantisme religieux, notamment grâce au développement des sciences et des techniques, mais également –conséquence immédiate de ce « progrès matériel », grâce à la rencontre des cultures ainsi que la mutualisation des savoirs et des ressources que l’aube de la mondialisation aura alors commencé à favoriser.
Cette période a été celle, si nous devions reprendre les mots de Finley[3], du progrès main dans la main des sciences et de l’autonomie individuelle, les deux procédant d’une certaine promotion de l’usage de la raison, telle que Kant, notamment, l’avait défini, faisant de l’éducation à l’esprit critique et de l’instruction (l’enseignement des humanités) les vecteurs privilégiés de l’autonomie individuelle, autonomie devant rendre possible une société de citoyens éclairés, capables de concilier liberté privée (étant donné que, considérés comme rationnels, et donc moraux, la société n’avait pas à craindre leur liberté individuelle) et liberté politique, en participant via les débats publiques à l’élaboration d’une volonté générale d’autant plus forte que, procédant d’un accord rationnel général, elle devait-être une et indivisible. Ainsi Kant définissait-il le projet des lumières : libérer l’Homme de l’état de tutelle auquel il s’était lui-même réduit, éconduit qu’il était alors par la religion. Aussi est-on en droit de se demander, et c’est là LA question fondamentale que Chouard aurait dû se poser selon nous, comment sommes-nous passé des lumières modernes à ce que l’on pourrait qualifier de néo-obscurantisme postmoderne ?
C’est là qu’intervient notre principale thèse, à savoir celle selon laquelle la politique, dépassée par un progrès scientifique et technique dont elle n’a pas su anticiper les réelles et profondes conséquences, a laissé sa place éminemment éthique de régulateur du social aux entités privées qu’elle est pourtant, et c’est précisément son rôle, censée réguler au profit du bien commun, laissant ainsi les acteurs économiques désormais tout-puissants façonner un monde « à leur image » (et ce notamment via La Théorie économique orthodoxe actuellement dominante, fondée sur ce que le philosophe Pierre Dardot et le sociologue Christian Laval qualifient « d’hypothèse de l’acteur égoïste et rationnel[4] »).
D’où selon nous l’avènement d’un « capitalisme roi » qui, défendant non pas l’intérêt général mais bien celui de ce que l’on appelle désormais en langage managérial –cette novlangue de la « bonne gouvernance », les parties prenantes (comprendre les chefs d’entreprises, les investisseurs et les actionnaires), se sera donné comme projet de vider les individus de leur conscience politique afin de les conformer à son intérêt premier, à savoir sa propre conservation, qui, en tant qu’il est né d’une forme d’obsolescence du politique dont il aura pris la place, ne pouvait passer que par une similaire réduction de ce que l’imaginaire commun avait de profondément politique au profit de son propre système de représentations et de valeurs, nouvelle forme d’aliénation que Vincent de Gaulejac nomme le « système managimaginaire[5] », et que nous qualifions quant à nous de « désubstancialisation politico-symbolique du sujet postmoderne ». Or cette désubstantialisation du sujet est, toujours selon notre thèse, précisément à l’origine de la perte de cette autonomie évoquée par Constant et promue par la philosophie des lumières et qui pour nous conditionne en amont la possibilité d’une véritable liberté politique, et donc d’une véritable démocratie (et ce peu importe sa nature).
Ainsi, pour nous, ce n’est pas la liberté politique qui rend possible la liberté individuelle, mais bien l’inverse. Aussi ce n’est pas pour nous le mode de sélection des représentants qui constitue, non pas la cause des causes, mais bien une des raisons fondamentales de ce que nous qualifions de « pathologies de la postmodernité », (en référence directe à ce que Axel Honneth, le représentant actuel du courant dit de la « philosophie sociale », théorisait précisément sous le nom de « pathologies de la liberté »).
Aussi nous détaillerons dans la troisième partie de notre article ce processus de dépolitisation des individus (ce que nous nommons « désubstancialisation politico-symbolique » de ces derniers), et, partant d’une meilleure compréhension de ses rouages, nous nous risquerons à formuler à notre tour quelques recommandations visant, à l’instar de Chouard, à remédier à cette captation de notre souveraineté par des intérêts privés incompatibles avec l’intérêt général.
[1] Texte disponible dans son intégralité ici : http://lodel.irevues.inist.fr/cahierspsychologiepolitique/index.php?id=164
[2]
[2] Alors que la première n’est que la somme des volontés particulières, qui au final n’aboutit qu’à une moyenne -moyenne qui procède par annulation des volontés antagonistes, la seconde en est la résultante, qui elle aboutit à une synthèse, c’est-à-dire qu’elle prend en compte en les rendant compatibles ces mêmes volontés « en apparence » antagonistes. Ainsi la volonté générale est-elle l’expression d’un accord général, là où l’opinion publique est celle de la pensée dominante, cette « tyrannie de la majorité » thématisée par Tocqueville.
[3] Moses Finley, Esclavage antique et idéologie moderne, Les Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », Paris, 1981.
[4] Pierre Dardot, Christian Laval, La nouvelle raison du monde, essai sur la société néolibérale, Paris, La découverte, 2010
[5] Vincent de Gaulejac, Nicole Aubert, Le coût de l'excellence, Paris, Seuil, 2007.