Fin de partie
"Civilisation" et société de souffrance généralisée
Et si « l’illusion de civilisation pour l’une des causes premières des malheurs du monde » ? Le philosophe François de Bernard déplore le déploiement sans limites de la machine à impenser et la machine à dénégation, mises au point par un « animal étrange qui réalise la performance de détruire avec méthode et détermination les conditions de sa vie propre, en même temps que celle de tous les vivants »…
La civilisation reposerait-elle sur une imposture fondamentale ? Le philosophe François de Bernard, président-fondateur du Groupe d'études et de recherches sur les mondialisations (GERM), estime que « la clé de voûte de cette cathédrale où nous sommes emmurés ans en un grand élan suicidaire collectif, c’est la plus que bimillénaire fable de la « civilisation ou la barbarie », instrumentalisée avec perversité par tous les despotes de l’Histoire ».
Plus précisément, il propose d’affronter la « barbarie intrinsèque à toute « civilisation », la « capacité de destruction incontrôlable du discours de la civilisation » ainsi que sa « traduction politique et militaire », histoire de mieux désarmer cette mécanique d’inhumanité qui détraque la marche du monde en sens inverse de sa nature profonde…
La peste ET le choléra…
Car, « en dépit de la paix factice qui nous baigne de ses douces illusions, la guerre est redevenue notre élément » - et dicte sa loi à tout le reste, de l’économique au politique, au religieux, au social et à la santé, etc.
Justement, s’agissant de guerre des religions (bilatérales ou multilatérales), le « néolibéralisme » a codifié le monde en trois décennies selon son catéchisme. Et voilà le « digitalisme » qui « prend le pas sur l’ensemble du réel des sociétés présentes, jusqu’à en modifier la texture, le sens, la valeur, l’épaisseur, la couleur, et, pourrait-on dire, le code source lui-même » - pour arriver à une « République numérique »… Mais qui prend la mesure de l’ampleur des combinaisons guerrières engagées ? A commencer par la guerre civile résultant de la divergence de plus en plus flagrante entre sociétés civiles et Etats ? Pour l’auteur, « les ferments de la guerre civile et de la guerre des religions ont été réactivés lors des deux dernières décennies »… Et « quand les bonnes volontés à la recherche de concessions, de pactes et de nouveaux contrats semblent définitivement épuisées, que reste-t-il donc comme options disponibles ? Si ce n’est la peste et le choléra ? »
Ainsi, « notre monde se trouve dévasté de l’extérieur comme de l’intérieur ». S’il a survécu à deux guerres mondiales, il n’en accumule pas moins les couches de destruction : « le biotope où se déployés les conflits de ce siècle en est parvenu à un état de quasi-extinction de la vie même, de la biocenose qu’il était supposé porter et préserver ». Et s’il fallait renommer « thanatope » ce lieu « où s’administre méthodiquement la mort, où on l’a infligée de toutes les façons possibles au vivant sous toutes ses formes » ?
Les deux dernières guerres mondiales, « additionnées au tribut des révolutions industrielles », ont généré de l’irréversible, non seulement en termes de destructions (faune, flore, aquifères, paysages, etc.) mais aussi de « consommations aberrantes d’énergies, de ressources naturelles, d’air et d’eau pures »…
Ainsi, « tout a été fait depuis sept décennies pour continuer d’épuiser l’un après l’autre les sanctuaires de la vie, pour la plupart à une cadence infernale et sans rémission possible » - jusqu’à l’atmosphère devenue « piège à poison »… Et « la fabrication des nouveaux armements contribue à détourner des ressources financières et énergies humaines de ce qui aurait dû être leur participation au combat écologique »…
Une irrépressible pulsion de mort « portée au stade de l’industrialisation » menacerait-elle l’ensemble du vivant à l’échelle planétaire ? N’y aurait-il « rien d’autre à attendre que la disparition de l’espèce par sa désintégration désormais programmée » ?
Une société de souffrance généralisée
Le mouvement de privatisation contemporain qui « transgresse les justifications économiques, financières, politiques, des privatisations antérieures, semble avoir pris une consistance anthropologique ». Fonctionnant avec la marchandisation systématique, il fait du Privé « la nouvelle figure du Bien » - et du Public « la dernière représentation du Mal »…
Ainsi, les processus de privatisation apparaissent comme « des machines performantes de promotion d’un individualisme forcené revendiquant une absolue liberté, une irresponsabilité libérée de toutes contraintes et, en particulier de tout respect à l’égard de ce que l’on désignait encore naguère comme intérêt public ou général ». Ce qui se traduit par une aggravation des dévastations constatées – jusqu’à devenir un problème de santé publique.
La machine infernale à marchandiser ne peut plus s’arrêter, exigeant sans cesse l’appropriation de nouveaux objets, se nourrissant de leur combustion pour maintenir le « taux de profit de l’économie spéculative » - jusqu’à « l’extinction totale des ressources disponibles de la planète ».
L’homme étant un « inventeur génial de souffrance », l’horizon de celle-ci n’en finit pas de s’élargir – cela est perceptible déjà avec la cancérogénisation avancée de la société et l’épidémie de suicides constatée : « la société de surveillance généralisée est aussi société de souffrance généralisée »…
Une évolution de fond depuis trois décennies qui sont, selon le philosophe, de la « responsabilité directe du politique » : « Le politique prétend instaurer la « compétitivité » et en faire l’objet d’un « pacte ». (…) La compétitivité c’est seulement générer plus de profits avec moins de travail humain et plus de post-citoyens. On voit mal avec qui le pacte pourrait être conclu… si ce n’est avec le Diable ? (…) Pourquoi faut-il sans cesse que les responsables politiques communiquent sur le néant et, partant, qu’ils communiquent le néant lui-même à tout la société, qui n’avait pas besoin de cela ? »
De quoi le mot d’ordre « civilisation ! » est-il le masque, si ce n’est de cet « appétit sans bornes de domination et de domestication de l’humain et de tout le vivant » traduit par un « pacte » entre certains « groupes d’intérêt » ? Pour François de Bernard, « ce qui domine, ce sont toujours des intérêts privés et financiers majeurs subjuguant tous les autres ». Si l’illusion n’a plus guère d’avenir, sa fin ne sera pas décevante…
Que faire, si ce n’est « bienveiller », en opposition au « surveiller » érigé en norme et « solution » ? Parce que « nous en en manquons cruellement comme de l’air et de l’eau pure », le philosophe propose de « forger du bienveiller dans tous les compartiments de la vie publique et privée » - « du bienveiller républicain » plutôt que du « surveiller despotique » et sans limites…
Ce qui suppose un changement radical des rapports non seulement des hommes entre eux mais aussi avec l’éco-système planétaire – quelque chose comme un soudain appel d’être par marée basse ou un désentravement du langage en puissance de libération contre ce qui tire le vivant vers sa réification, sa mise en données ou en brevets… Le mouvement algorithmique sur lequel se règle la déshumanisation progressive du monde est-il réversible ? L’insoutenable et l’inexorable peuvent-ils être déjoués, dans l’empire des nombres, par… une onde d’imprévisible… avant l’irréparable ?
François de Bernard, Pour en finir avec « la civilisation » - un mythe barbare, éditions Yves Michel, 150 p., 12 €