lundi 8 septembre 2014 - par Jules Elysard

J’aime l’entreprise

« J’aime l’entreprise », disait l’autre. Et la vie en entreprise. Et la nouvelle vie qu’il a entreprise.

http://videos.lexpress.fr/actualite/politique/video-manuel-valls-au-medef-j-aime-l-entreprise_1570946.html

« Ma vie au boulot » quoi comme le dit plaisamment Sandrine Foulon tous les samedis sur France Inter à la fin de l’émission « On n’arrête pas l’éco ».

On n’arrête pas les cons, non plus.

Tableaux-roman de la vie de bureau, donc, ou de la vie de bourreau… de bourreau du travail… du travail des autres.

Digitale.

Elle en parle et même elle en cause.

Avec ses petits doigts, elle tape sur son clavier. Elle imprime tous ses ZIMEL.

Elle interagit sans cesse, fait des grimaces et des escalades, et puis de gros soupirs pour repousser les tâches chronophages.

Elle joint le geste à la parole, fait des moulins avec ses bras.

Elle ne met jamais les pouces, mais elle met les doigts sur les problèmes et à l’index les mauvaises pratiques.

Digitale, vous dis-je !

Elle est cadre sup’ dans une grande entreprise digitale.

En fin de tâches ou de journée, elle déchire tous ses ZIMEL.

Elle déchire grave.

Elle est cadre sup’.

 

Fiat Lux

Ces deux managers ont à leur disposition à bureau vitré qu’elles allument dès leur arrivée. Elle les laisse allumés toute la journée. Parfois l’une ferme l’électricité pour aller déjeuner. L’autre, qui est sa supérieure hiérarchique, ferme son bureau à clés, mais laisse le bureau allumé.

Ainsi, tout le service peut profiter de leurs lumières.

 

Mots anglais

Depuis que les Français ont choisi « water-closet » pour traduire « toilets » (que les Anglais avaient emprunté au français), ils ont réintroduit dans la langue de Molière, mais avec l’accent américain, un vieux mot français qui avait été repris dans la langue de Shakespeare : « management ».

Et depuis ça continue. Tout « manager sachant manager », ménager son avenir et aménager son changement, parsème son discours de mots anglais : « one shot », « deadline », « cost-killer »…

On est loin de Mallarmé, mais on sent que la mort est au bout.

 

Aquariums de bureau

Autrefois dans un autre monde dans les centres de tri postal (au siècle dernier, quoi !), les « inspecteurs centraux » des PPT s’enfermaient dans leur bureau vitrés que l’on appelait « aquarium », car on les y voyait « évoluer » comme des poissons. De temps en temps, ils sortaient se dégourdir les jambes et arpentaient les salles du centre de tri, du « bureau gare ». Ils jetaient des regards sévères sur les « agents d’exploitation » qui s’affairaient devant des casiers de tri, et quelques paroles d’encouragement ou de rappel au règlement aux « simples inspecteurs » qui étaient là pour surveiller les « agents d’exploitation » (et les « manutentionnaires » qui étaient là pour charger des sacs de courrier).

Les « inspecteurs centraux » étaient le premier niveau des « cadres sup » ou le dernier échelon des « cadres moyens » ; des simples « inspecteurs », on pouvait dire qu’ils étaient des « cadres moyens », parce qu’on les aurait peut-être vexés un peu en parlant de « petits cadres ». Ils étaient aidés dans leurs tâches de surveillance par des « agents de maîtrise » qu’on appelait souvent des « CTDiv » (pour « Contrôleur divisionnaire ou de Division »). Ceux étaient issus du rang, alors que la majorité des « inspecteurs » avaient commencé avec ce grade prestigieux.

Avec les « plateaux ouverts » qu’on appelle « open space » en français, la mode des aquariums est revenue, et de s’y enfermer parfois. Désormais, des « managers de proximité » y « évoluent », y allument la lumière, y déchirent du papier, comme on l’a vu, mais aussi, quand le temps le permet, il leur arrive d’y faire des réunions téléphoniques et même y réunir des « collaborateurs » afin de conduire, voire de mener, des entretiens, des suivis d’activité, des confessions, jusqu’à peut-être de professions de foi…

 

Messes basses et commérages

Comme les aquariums ne sont que par intermittence des confessionnaux, les confessions se font souvent sur les plateaux. Il faut distinguer deux cas de figure lorsqu’on aperçoit sur le plateau deux ou trois individus en pleine discussion, et parfois à voix basse. Il peut s’agir en effet, soit de « collaborateurs », soit de « managers ».

Dans le premier cas, il s’agit d’une pause prolongée, voire d’un début de « résistance », de mauvais esprit, peut-être d’un début de rébellion : ce sont des personnes qui ne sont pas sur leur position de travail.

Dans le second cas, il s’agit d’une réunion de travail, spontanée, entre deux ou trois « managers » qui ont besoin de s’épauler et de se réconforter mutuellement ; d’échanger « sur » un sujet : un « vrai sujet » (comme la souffrance au travail, le manque de reconnaissance, etc…) ou un « mauvais sujet » (comme un « collaborateur »qui se montre un peu trop « résistant »).

 

Compétences et Connivences (Promotion des)

Tous les ans au mois d’août, cette entreprise (qui ne manque pas une occasion de développer son management pervers) organise des « campagnes de promotion internes ». Le mois d’août est choisi (tagada, tagada) parce beaucoup de prétendants sont absents ou manqueront de temps pour « monter » leur dossier avant de partir en congés (ou en rentrant de congés). « Monter » n’est pas trop fort : il s’agit de refaire un CV, une lettre de motivation en faisant montre de xyloglossie, puis de faire un peu de « training »avec son « manager », car il faudra montrer devant un jury que l’on sait couramment parler cette langue d’initié, cette novlangue managériale.

Mais le « jury », réuni à grands frais pour sauver les apparences, n’est là que pour valider des décisions déjà prises, de confirmer une reconnaissance des connivences, parfois une cooptation. Ainsi, l’année précédente, la managère de plus de 50 ans qui déchire grave avait pu répondre à une offre de promotion au grade supérieur qui lui était personnellement destiné. Un jury s’était réuni pour examiner sa candidature unique et, bien sûr, aucun de ses « collègues » (ainsi qu’elle appelle ses pairs ; quand parle de ses impairs, elle dit « collaborateurs », en toute simplicité) n’avait osé la malséance de se présenter contre elle.

Cependant, étant d’un naturel anxieux, lorsqu’une candidate s’est présentée sans y avoir été priée à une offre de promotion qui était promise à l’une des ses pouliches et qu’elle a dû donner son avis managérial, elle a cru devoir dire que cette candidature non souhaitée était « prématurée ». Etait-il nécessaire qu’elle en arrive là, sa pouliche n’étant pas dépourvue de talents ? Son équipe s’en est un peu alarmée. Sa N+1 (celle qui laisse toujours son bureau allumé) est venu à sa rescousse et a justifié son avis réservé, voire négatif, sur la candidate qui se présentait en out-sider. D’une part, il était de la mission d’une « managère » de donner un tel avis « pour éviter à la dite candidate un échec, voire une humiliation, devant un jury ». D’autre part, il fallait au manager « beaucoup de courage pour tenir un tel discours de vérité ».

 

Questions de jury

Un jury est organisé pour étudier les candidatures. Il faut savoir que le monde de l’entreprise qu’on aime est divisé en cadres et en non cadres (comme le monde en voyants et non-voyants). Et lorsqu’on met le pied dans le monde des cadres, même à son plus bas niveau, il faut savoir se faire voir et être vu. Ce qu’on appelle dans le jargon managérial adopter la posture.

Parmi les questions que peut poser un jury de pervers et de cuistres, celle-ci, carrément mortelle :

« Vous êtes en rendez-vous clientèle et le patron vous apostrophe tout de go[i] : « Dites-moi, mon vieux, encore une suicide dans votre entreprise ? »

Cela s’appelle une mise en situation. Mais pourquoi cette obsession d’un tel sujet ? Ah oui, bien sûr : « one shot », « deadline », « cost-killer »…

 

 

Compétences et Connivences (Développement des)

Il s’agissait précédemment de deux « managères » de plus de 50 ans. Les quadras non plus ne veulent pas se retrouver en quarantaine d’autant que sous peu elles seront « seniors », et peut-être en voie d’être mise au rancart.

Alors elles vont en formation et en causent dans des interviews. Ainsi, des « écoles de commerce », qui forment essentiellement de futurs managers, des cost-killers, des « traders », dispensent aussi des modules à l’intention des « managers de proximité » (comme on dit en parlant de la police) déjà en fonction dans des entreprises en proie au changement managérial.

On y obtient des diplômes, des certificats de « management ». On y apprend les bases de la « manipulation des ressources humaines ». Il s’agit généralement de mettre au centre des préoccupations le fameux client, celui qui, comme chacun, fait vivre les employés. L’actionnaire, lui, est rétribué pour le risque qu’il prend en ne gardant pas son argent dans son bas de laine ; l’entrepreneur, pour l’innovation dont il fait preuve ; et le « manager », pour le courage qui est le sien lorsqu’il doit tenir ce discours à ses « collaborateurs »,. Car dans « management », il faut entendre : « mana, je mens ». Essentiellement donc le « manager », apprend répéter des phrases impérissables :

« L’objectif est de donner les concepts et surtout les outils pour contribuer à notre ambition d’être leader de l’expérience client et du service. »

« Notre réflexion devait contribuer à notre ambition d’être leader de la Culture de Service. »

Parfois on peut oser quelques réflexions personnelles, voire audacieuses :

« En participant à cette formation, je voulais prendre du recul sur mon activité quotidienne et voir ce que d’autres managers d’autre entités vivaient. »

« Certaines bonnes pratiques faisaient déjà partie de mon ADN. »

« Notre quotidien parfois chargé, peut être un frein à l’avancée du mémoire. Il faut également veiller à bien se répartir les tâches de collectes d’informations et de rédaction afin que chaque membre contribue efficacement au mémoire. Et enfin dans la présentation orale de la soutenance, faites preuve d’originalité et de peps ! »

Rien que ça. Il faut « faire jeunssss », il faut « faire genre ». Et on peut aller jusqu’à montrer qu’on a beaucoup de sens pratique, dans le jargon en vigueur qu’on est « orienté résultat » :

« J’en garde une grande satisfaction personnelle puisque mon groupe de travail a obtenu la certification par le jury. »

PS

La totalité de ces « tableaux de la vie de bureau » (selon le mot de Courteline), de « scènes de la vie au travail », de « scènes de la vie qu’on vit mal », ont pour héros des « managers » de sexe féminin, des héroïnes donc. La raison en est simplement que ces scènes ont été tournées au sein d’une entreprise qui a inscrit la parité dans son contrat social. Aussi, les « managers de proximité » sont en majorité des femmes. En outre, l’entreprise en question, qui a conservé une admiration spontanée pour ce qu’on appelait « l’armée mexicaine », a instauré un corps élargi de « cadres supérieurs », là où dans d’autres circonstances on aurait parlé de « contremaîtres »ou d’« agents de maîtrise », voire d’« adjudants ».

http://www.passion-histoire.net/viewtopic.php?f=74&t=31599



[i] Evidemment, un jury d’entreprise ne s’adresse pas en ces termes : « Tout de go ». Le jargon managérial ne connaît que « le GO- NO GO ».



3 réactions


  • alinea alinea 8 septembre 2014 21:23

    Quel voyage !!!!  smiley


  • Trelawney 9 septembre 2014 08:23

    Vous etes en train de décrire des méthodes de « management » des année 80-90. Ce sont des méthodes d’un autre temps, où il était nécessaire de « tortiller du cul pour chier droit »

    Aujourd’hui c’est beaucoup plus simple. La méthode tient en une phrase.

    « Tu fais ce qu’on te demande de faire, tu restes. Tu ne fais pas ce qu’on demande de faire tu dégages. Ce qu’on t’as demandé de faire ne sert plus, tu dégages. »

    Comme dit l’humoriste : « personne n’aime l’entreprise, sinon tout le monde irait pointer gratos »


  • Alain Astouric Alain Astouric 9 septembre 2014 09:13

    Il existe une liste des causes de non-qualité de vie, de stress et de souffrance au travail. On la trouve gratuitement sur le site « meslivres2. com » à cette adresse http://astouric.icioula.org/ Une adresse à laquelle on trouve aussi des info sur l’apprentissage de la Conduite des hommes (Encadrer une équipe).


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