mardi 6 novembre 2012 - par Agafia

L’amour, la haine, la nuit et le prêcheur

En tant que réalisateur, Charles Laughton n’en aura fait qu’un, mais quel film ! Un ovni inclassable, magique, à côté duquel il est impossible de passer, et dont on peut saluer la sortie, ces derniers jours, du DVD blue-ray enrichi d‘un documentaire accompagné d’un livre de 200 pages de photos, et de textes signés par Philippe Garnier.

La Nuit du Chasseur (The night of the hunter) sorti en 1956, demeure l’un des chefs d’oeuvre du cinéma américain. Adapté par James Agee d’un roman éponyme de David Grubb, le film nous emmène au cœur de l’Amérique profonde durant la grande dépression de 1930.

David Grubb s’était lui-même inspiré d’un tueur en série Harry Powers, jugé et pendu en 1932, un tueur de femmes, qu’il séduisait avant de les assassiner pour les dépouiller de leurs économies, massacrant également leurs enfants dans la foulée. La dureté de ces temps de misère, après le krach boursier ayant plongé l’Amérique dans le chaos, fut un terreau fertile sur lequel poussèrent de nombreux criminels sans états d’âme.

L’histoire tient du conte, de la fable, jouant à la fois sur l’angoisse et le burlesque, porté par un Robert Mitchum , massif, imposant, exceptionnel de force obscure, totalement inspiré. Son interprétation magistrale d’Harry Powel, un pasteur détraqué et charismatique, chanteur compulsif, tiraillé entre le bien et le mal qu‘il porte tatoué sur les phalanges, vous laisse glacé d’angoisse, en alerte, et le souffle coupé, tant cette chasse ne vous accorde aucun répit. D’autant plus que l’on suit l’intrigue du point de vue des enfants, si vulnérables et que l’on tremble avec eux, durant leur fuite éperdue, sous la menace de l'ombre funeste de leur impitoyable poursuivant.

Profitant de son apparence d’homme d’église et de son intelligence, ce prêcheur n’a de cesse que manipuler ses semblables aveuglés par la Foi. Pour mettre la main sur les dix mille dollars volés par un homme qui sera pendu avant de lui avoir livré l‘endroit où il a dissimulé le magot, il n’hésitera pas à épouser sa veuve, qu’il assassinera bientôt après l‘avoir totalement envoutée, et à traquer ses deux pauvres gosses, dépositaires du secret.

Orphelins, les mômes fuyant le monstre, trouveront refuge auprès d’une vieille femme, humaine et vigilante, qui recueille tous les enfants abandonnés errant sur les routes de cette Amérique affamée. Cette femme, Rachel Cooper, interprétée par Lilian Gish, désabusée, un peu rude mais incarnation de la bonté et des vraies valeurs de la foi chrétienne, s’opposera au sombre pasteur, psychopathe, meurtrier, corrompu, incarnant le mal absolu. Contrairement à d’autres, elle ne se laissera pas aveugler. Un affrontement subtil et eschatologique comme lors de cette scène culte, où tous deux entonnent un psaume dont il ne se souvient pas des paroles. Par la force de sa seule voix, de sa force morale, elle parait alors l’absorber, le vaincre, le réduire à néant.

Ce film chargé de symboles et de messages marque les esprits, et prouve, entre autres, une fois de plus la bêtise du dogmatisme et de l’idôlatrie. La Foi est ce qu’on en fait.

Le scénario hyper abouti de James Agee, la musique de Walter Schuman, l’esthétisme des images de Stanley Cortez, parfois très proche de l’expressionisme allemand, la beauté du noir et blanc magnifiquement utilisé, la maitrise de la lumière, la poésie et la mélancolie émaillant certaines scènes, l’interprétation de Robert Mitchum et de Lilian Gish, (star du cinéma muet et égérie de D.W. Griffith), tout comme celle des deux gosses, Billy Chaplin et Sally Jane Bruce, sans oublier la mise en scène de Charles Laughton, absolument tout concoure à faire de ce film onirique et horrifique, au budget minimal, un véritable film culte. Comme quoi, s'il fallait encore le prouver, le vrai talent n'a pas besoin de fortune et de débauche d'effets spéciaux pour s'exprimer.

Pour la petite histoire, c’est Gary Cooper qui fut d’abord pressenti pour le rôle de Harry Powel. Quant à celui de Rachel Cooper, Charles Laughton rêvait de le voir incarner par Lilian Gish sans trop y croire puisqu’elle avait pris sa retraite et ses distances avec les studios de cinéma. Lors du tournage, ce fut Robert Mitchum qui dirigea les deux petits acteurs la plupart du temps, Laugton n‘aimant pas trop les enfants.

S’il fut à sa sortie, un échec commercial ignoré par les critiques, le temps lui aura fait justice. On ne peut que s’en féliciter et lui faire place dans sa vidéothèque près des chefs d’œuvre indispensables.



2 réactions


  • velosolex velosolex 7 novembre 2012 09:08

    Sabine

    Pour la scène finale je n’ai pas tout à fait la même lecture que vous.
    Pour moi, le petit garçon est en souffrance parce que cette scène le ramène trop à la mort de son père, dont les circonstances d’arrestation étaient les mêmes. Mais c’est le propre des grands films de nous laisser un grand choix d’interprétation possible.

    C’est vrai, ce film est le chef d’œuvre, laissant pourtant certains de marbre....
    Un conte gothique mélant l’effroi et le merveilleux. Une œuvre très américaine pourtant, avec cet antagonisme clair entre le bien et le mal, et le parti pris de l’engagement. Autant celui du petit garçon et de la vieille dame, divine Lilian Gish, ancienne star du muet, dont je me souviens de sa prestation, dans « le vent » de sunstrom si je ne me trompe pas.

    J’ai vu la première fois ce film quand j’avais 17 ans, et l’ai regardé tant et tant de fois depuis, toujours ému et émerveillé. Quel chance pour ceux qui l’ont à découvrir.


  • Agafia Agafia 8 novembre 2012 21:42

    C’est la magie d’une oeuvre qui permet à chacun de ressentir des impressions qui lui sont propres. smiley

    « Horrifique » pour moi, car je l’ai vu très jeune (8 ou 10 ans) au cinéma de minuit, et qu’il m’a marquée. Et que j’ai toujours conservé cette prime sensation.
    Mon impression se rapproche plus de celle de Vélosolex que de Sabine, car le petit John s’est méfié de Powel dès son arrivée, alors que la petite Pearl s’attache très vite à lui.
    Je pense aussi que John revit à ce moment la douleur de la perte de son vrai père, Ben Harper...

    A noter que le livre de Grubb est beaucoup plus violent que le film. Agee en avait tiré un scénario de 300 pages, dans lequel Laughton a expurgé les scènes les plus dures.
    (notamment celle où Powel grave des lettres au couteau sur le ventre d’une prostituée, scène que l’on retrouvera chez Scorsese dans « Les nerfs à vif »)
    Grubb avait également envoyé à Laughton une centaine dessins exprimant sa vision des scènes.
    Laughton qui voulait un peu plus de « légereté » et qui voulait que son film soit visible par le grand public, a édulcoré le côté le plus malsain de Powel, et a forcé Mitchum (contre son gré) a jouer un personnage parfois ridicule.

    La version restaurée proposée dans cette nouvelle édition donne toute l’intensité au contraste de l’image en noir et blanc. Un doc l’accompagne. Pas un making of mais Deux heures de rush, où l’on entend Laughton diriger ses comédiens, et le travail de ceux-ci.


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