L’analyse transactionnelle à l’usage des policiers
« Le mot bamboula, d'accord ça ne doit pas se dire, mais ça reste à peu près convenable. (...) Enculé de flic, c'est pas convenable, non plus. » Propos tenus par le représentant d'un syndicat de police sur le plateau de l'émission « C » dans l'air sur France 5 le jeudi 9 février. Ces paroles spontanées prononcées en pleine controverse sur les violences policières ont été suivies d'une avalanche de réactions sur les réseaux sociaux. Le policier syndicaliste pensait, sans doute, relativiser les insultes verbales échangées des deux côtés et les replacer dans un contexte sociétal auxquelles ses collègues sont chaque jour confrontés.
Dans les années cinquante, Éric Berne popularisait l'analyse transactionnelle qui allait se révéler un outil de communication extraordinaire avant de sombrer dans l'« oubli ». Sous une approche d'une grande simplicité, cette technique fournit une méthode d'analyse permettant à tout membre des forces de l'ordre, enseignants, etc., d'améliorer sa capacité à communiquer. Il devient possible de comprendre l'état émotionnel de l'interlocuteur aussi bien que le sien, et de s'adapter en fonction de la situation rencontrée ou de l'interlocuteur (une transaction étant l'échange de propos tenus par des interlocuteurs).
L'AT repose sur la structure de l'état du Moi (rien à voir avec Freud), état qui représente notre façon d'exprimer un aspect de notre personnalité à un moment donné. Cet état du Moi repose sur trois registres représentés habituellement par trois cercles superposés du haut vers le bas : Parent, Adulte, Enfant.
- Parent (P), je reproduis sans en avoir conscience, le comportement d'une figure parentale de mon enfance, cet état repose sur : les croyances - principes - préjugés - moralité édifiés dans le jeune âge.
- L'adulte (A) nous permet de résoudre les problèmes, de gérer nos ressources émotionnelles et de nous adapter au mieux de nos possibilités à une situation donnée. La raison domine les sentiments et affects, l'adulte est capable de pondération, de logique et de réflexion.
- L'enfant (E) exprime les besoins, les envies, les désirs, je me comporte et je réagis comme quand j'étais enfant (immaturité). L'enfant a pour base émotionnelle la spontanéité (Je veux ce jouet tout de suite), l'intuition, la créativité.
Nous ne sommes jamais dans un rôle immuable, nous glissons d'un état du Moi (P-A-E) à un autre. La dernière fois que vous avez-dû manœuvrer pour éviter un automobiliste venant de vous faire une queue-de-poisson, vous vous êtes comporté en adulte responsable ; la surprise passée, vous avez peut-être changé d'état et pensé qu'un tel chauffard devrait voir son permis suspendu, ou vous vous êtes laissé aller à un « doigt d'honneur ». Cela faisant, vous êtes passé successivement par trois états du moi : Adulte à celui de Parent et de l'Enfant.
Lorsque notre esprit, nos sentiments ou nos pensées sont dans un état particulier, il entraîne des comportements associés à ces affects. Pour être plus exact, une personne dans l'état du Moi Parent, n'est pas obligatoirement en train de se comporter comme un parent, elle « rejoue » un comportement, éprouve des sentiments, des pensées de la figure parentale de son enfance. Il s'agit d'une « imitation » dont elle reste inconsciente. Quand vous « jouez », ce n'est pas votre Enfant qui le requiert, c'est vous qui désirez vous amuser et qui allez vous « glisser » dans ce registre. L'AT n'est pas un concept théorique, il s'agit de comportements observables : Parent, je porte un jugement de valeur - Adulte, je pense dans le présent, Ici et maintenant - Enfant, je ressens, mais chaque état du Moi peut juger, penser, ressentir.
Nos parents avaient deux rôles, le Parent contrôlant (PC) qui nous inculquait les règles sociales, et le Parent nourricier (PN) qui veillait sur notre bien être, notre sécurité et qui savait nous réconforter et nous apaiser. On représente ces deux sous-états en divisant le cercle P en deux PC/PN. On pourrait penser que le PC est l'empêcheur de tourner en rond en nous interdisant une action, et que le PN dévalorise en apportant une aide, aussi nous faut-il préciser l'aspect positif et l'aspect négatif dans chaque état.
PC+ : les conseils visent sincèrement à l'intérêt de l'autre.
PC- : le conseil sous-entend une dévalorisation « je vais te montrer sinon tu n'y parviendras jamais. »
PN+ : position bienveillante et respectueuse authentique : « Attention ! tu vas te faire très mal. »
PN- : apport d'une aide pour dévaloriser ou dominer l'autre.
Enfant, nous cherchions à éviter les désagréments en nous adaptant aux exigences des figures parentales. Nous avons été modelés pour devenir un Enfant Adapté. A d'autres moments, nous voulions être acceptés pour nous-mêmes, et nous faisions tout le contraire de l'EA, nous glissant dans l'Enfant Libre, appelé aussi l'Enfant Spontané ou rebelle. Il nous arrive encore dans notre vie actuelle de reproduire ces comportements de façon consciente ou non. Cela nous conduit à :
EA+ : qui se comporte de façon efficace pour obtenir ce qu'il désire ;
EL- : reproduction d'un comportement qui n'est plus adapté à un adulte.
La transaction verbale est dite simple quand deux personnes échangent un propos banal : « Bonjour, pouvez-vous me présenter vos papiers ! » le prédicat est le stimulus (S) et la réaction la réponse (R). La transaction est dite complémentaire lorsqu'il y a échange d'informations présentant une complémentarité : « BJR, où se trouve la rue..., Vous allez tout droit, etc. » Les deux vecteurs S et R sont parallèles et c'est l'état du Moi sollicité (adulte) qui répond. Je m'adresse à l'A et c'est l'A de l'interlocuteur qui me répond (A <=> A). Mais il existe des transactions parallèles dans lesquelles le stimulus vise un état du Moi différent que celui d'ouverture : « Vous avez grillé le feu ! Excusez moi je ne l'avais pas vu ». La transaction est de P -> E, mais une transaction peut aussi être croisée, c'est généralement là que le dérapage prend tournure. L'ouverture vise un état du Moi de l'individu, mais c'est un autre état de Moi qui répond... « Vos papiers svp » (A -> A), « Votre collègue m'a déjà contrôlé hier ! » la réponse vient du P et vise l'E.
La transaction peut aussi reposer sur un comportement, un individu d'origine étrangère peut tendre ses papiers d'identité non à l'agent qui les lui réclame, mais à un autre afin de signifier son désaccord avec la policier qui appartient, par exemple, à la même ethnie que la sienne... On parle de transaction cachée, un message répond au besoin, l'autre au besoin psychologique, il y a une incongruité. La transaction simultanée est une transaction double qui s'adresse simultanément à quatre états du Moi : « Tu veux peut-être que je t'aide » plein de sous entendus, « je préférai que ce soit ta mère... » Le policier ou l'individu peut émettre un stimulus pour induire une réponse, mais ne peut contraindre l'autre à aller dans l'état du Moi sollicité, surtout chez une personne familiarisée à l'AT.
En présence d'une transaction croisée positive, il y a de fortes probabilités pour que l'individu passe dans l'état du Moi sollicité, mais les transactions suivent souvent un schéma culturel..., si les jeunes policiers abusent du registre du PC, les jeunes abusent de l'ES ou rebelle, il ne faut donc pas s'étonner de voir la transaction déraper et l'interaction dégénérer. Parmi les 72 transactions possibles, les plus courantes sont : A croisé par E -> P ou P -> E.
Voici le rôle joué par les différents états du Moi sollicité :
P -> P : moralité en conflit, chacun veut faire la morale à l'autre.
A -> A : position rationnelle pour la résolution de problème.
E -> E : complicité.
P -> E : sauveteur/victime.
PC -> EA : directives, injonctions.
PN -> PN : directives à des subordonnés.
PC -> PC : accord pour des règles qui s'appliquent aux autres.
Le policier qui utilise son P ou E risque de n'obtenir aucun écho si l'individu est branché A. Si l'individu répond à P -> E par P ->, c'est l'arroseur arrosé ! Le policier devrait chaque fois que cela lui est possible, privilégier :
- l'écoute active du P pour clarifier une opinion ;
- l'écoute active de A pour clarifier une information ;
- l'écoute active de E pour clarifier un sentiment ;
- A pour inciter à une position saine ;
- PN : pour rassurer.
L'AT fait appel également aux strokes, manifestations d'attention qui peuvent se manifester par la parole ou l'attitude. On distingue le stroke positif perçu comme agréable, le stroke négatif ou désagréable, le stroke conditionnel qui a un rapport avec ce que l'individu fait, le stroke inconditionnel qui a un rapport avec ce que l'individu représente. Le stroke a une valeur subjective selon la personne qui le délivre et celle qui le reçoit, mais a aussi un aspect culturel... Une poignée de main à une femme peut être un stroke positif en Occident, mais mal perçu chez certaines musulmanes. Chacun a aussi sa quantité maximale admissible de strokes négatifs, alors que d'autres réagissent au premier. Quand un individu reçoit un stroke ne cadrant pas avec ses convictions, il peut ne pas en tenir compte (rationalisation, maturité), ne pas le remarquer, ou le retourner en le déformant. En présence d'un stroke positif, l'individu peut penser : « Il me passe de la pommade », il va alors rechercher très probablement des strokes négatifs afin de conforter son rôle ou statut de son groupe d'appartenance et ainsi justifier son comportement. Un stroke peut sembler positif mais être perfide ! « Tu comprends, enfin tu en as l'air », nous sommes en présence d'un stroke contrefait.
Je me suis cantonné à l'essentiel de l'AT en espérant avoir donné au lecteur l'envie d'approfondir cette méthode très riche et facile d'acquisition, dont on peut regretter qu'elle ne figure plus au cursus des professions en relation avec le public, alors qu'elle en représente un des fondamentaux. Cette approche peut contribuer à améliorer la relation police/citoyens, mais ne peut se substituer à un problème structurel. Parvenu à ce stade de lecture, le policier pourra cependant, et après une période d'observation suivie d'application, repérer l'état d'un individu et refuser de le suivre dans son « petit jeu » malsain afin de rester maître de soi et de la situation. La transaction policière ne saurait être une négociation, il s'agit d'une injonction qui doit cependant rester dans un cadre légal, sinon ? gare au tapis vert...