mercredi 6 juillet 2016 - par Serge ULESKI

L’Art contemporain : Spinoza et Frédéric Lordon...

 

   A propos de l'art contemporain, Frédéric Lordon convoque Spinoza pour lequel " Il n'y a pas de valeur. Il n'y a que des processus de valorisation ; les affects seuls sont les opérateurs de cette valorisation".

Et Lordon de valider (ou de valoriser) ce qui, dans les faits, n'est qu'un parti pris Spinoziste qui a sans doute à voir avec les origines culturelles du philosophe, brillant au demeurant, et l'expérience de cette origine : une culture juive iconoclaste dans un siècle pictural par excellence (arrivée de la perspective, peintures italienne et flamande à son apogée) avec le bannissement délibéré de représentations religieuses de type figuratif car l'interdit de la représentation est bel et bien présent dans le Judaïsme.

Dans ce contexte, c’est sûr : se tenir loin de l’Art n’aide certainement pas à se forger un jugement sûr, informé et avisé sur les œuvres et les artistes.

 

 « Il n'y a pas de valeur. Il n'y a que des processus de valorisation ; les affects seuls sont les opérateurs de cette valorisation. »

 

 Il serait vraiment temps car salvateur, que des universitaires comme Lordon soient capables de se dire et de nous dire : "Et si Spinoza se trompait ?" Car, pour tout philosophe valorisé à la hauteur d'un Spinoza, pourquoi ne pourrait-on pas poser la question suivante : "Là, Spinoza aurait-il atteint son niveau d'incompétence ?" En d’autres termes, pourquoi un philosophe ne serait-il pas condamné, tout comme le commun des mortels, à s'élever à son niveau d'incompétence selon un principe bien connu ; celui de Peter ?

A charge pour des universitaires comme Lordon de nous alerter, nous pauvres lecteurs non-philologues, lorsqu’ils rencontrent une telle éventualité : celle de l’erreur qui aurait pour fondement l’ignorance et par voie de conséquence : l’incompétence.

Aussi, à propos de l’Art, osons la question : "Et si Spinoza était incompétent ?"

Et puis, comment l’en blâmer : qui peut tout savoir, sur tout à tout moment ?

Personne.

 

 Le diagnostic d’erreur serait-il interdit à propos de Spinoza parce ce qu’il est un philosophe reconnu comme tel et qu’un philosophe ne peut pas se tromper ? La philosophie serait alors une science exacte ? Depuis quand ?

De plus, gardons à l’esprit, pour appuyer notre démonstration, tout renvoyant à l’expéditeur l’argument tel un effet boomerang, que Spinoza est un philosophe que parce qu’il a bénéficié « d’un processus de valorisation » qui l’a élevé à ce rang de philosophe (thèse complotiste de Lordon ce processus de valorisation ? Quelqu’un, quelque part aurait décidé que Spinoza doit être un philosophe important et reconnu comme tel par le monde entier ?) : de plus, Spinoza n'est-il pas un être humain, et par conséquent... esclave de ses affects tout comme le commun des mortels puisque tout ne serait qu’affects, affections, afflictions affreuses et laides !

 Sans ce regard lucide et vigilant à propos de tout philosophe, aussi valorisé soit-il, force est de constater que des universitaires comme Lordon se condamnent à passer alors de la philosophie au music-hall en se faisant les ventriloques qui, d’un Spinoza, qui d’un Descartes.

 

 « Il n'y a pas de valeur. Il n'y a que des processus de valorisation ; les affects seuls sont les opérateurs de cette valorisation. »

 

 Pour revenir à l'affirmation de Spinoza, reprise par Lordon, appliquée à la philosophie et aux philosophes, on pourrait alors tout aussi bien affirmer ceci : "Il n'y a pas de philosophes ni de philosophie. Il n'y a que des processus de valorisation ; et seuls les affects sont les opérateurs de cette valorisation."

En d’autres termes, sans ce processus de valorisation, Spinoza ne serait qu'une anecdote car, tout bien considéré, Spinoza n’est pas un philosophe en soi ; il a simplement bénéficié d’un processus de valorisation qui a fait de lui un philosophe reconnu comme tel par tous les universitaires  !

Proposition absurde, bien évidemment car, Spinoza est un philosophe non pas grâce à ce processus de valorisation mais bien plutôt parce qu’il y a eu des philosophes avant Spinoza - Platon, Aristote -, et parce qu’on a philosophé avant lui ; aussi, pas d’erreur possible : Spinoza est bien un philosophe parce qu’il existe ce qu’on appelle « une histoire de la philosophie » à la lumière de laquelle on peut juger si Spinoza est un philosophe et de quelle importance, qui plus est.

 

 Ludwig est un compositeur de la trempe d’un Beethoven parce qu’il y a eu avant lui, ou simultanément, Bach et Mozart ; Picasso parce… Goya, Vélasquez, l’Art africain… Pierre Boulez parce que (dans le désordre chronologique)… Stravinski, Debussy, Wagner, Webern, Schoenberg, la musique d'extrême-orient…

A ce propos, Lordon semble ignorer que l’art contemporain, fossoyeur de l’art moderne, c’est la rupture ; et pas n’importe quelle rupture ; c’est la rupture propre au refus de l’histoire de l’Art, de la technique, de l’apprentissage et d’une forme de dépassement de soi devant son propre sujet, celui de l’artiste lui-même et de l’œuvre sur laquelle il travaille à un instant donné car l’art contemporain est plus un symptôme que le produit d’une affirmation esthétique, spirituel et civilisationnel ; un symptôme d’ordre économique pour l'occasion (qui nous renseigne sur ce qu’est devenue l’économie et la place qu'elle occupe !) et un malaise culturel (quels systèmes de valeurs pour quel type de projet de société ?) jusqu’à l’impasse et la mort de l’Art ; un Art suicidé par les « artistes » eux-mêmes, enfants d’une culture sans Histoire et sans passé, sans héritage et sans intimité ; une œuvre étrangère à l’artiste qui se regarde « faire l’artiste » avec plus ou moins de cynisme décadent. 

Au royaume de l’indistinction, là où « tout se vaut », il n’empêche que tout doit servir, et tous doivent servir, artistes, salariés et patrons, la marchandise et la marchandisation du monde. Et tous ceux qui ont longtemps cru que l’Art, c’est par définition « tout ce qui est indispensable et qui ne sert à rien » - un peu comme affirmer, dans un autre domaine, celui du cinéma, qu’Hollywood ne fait pas de politique -, ceux-là n’ont rien compris : car rien n’a été plus instrumentalisé que l’Art, de tout temps, en tant que formidable vecteur de propagande au sens de propager, répandre, diffuser… un ordre, une idéologie ; aujourd’hui un ordre économique du "tout marchandise" ; et dans ce contexte-là, tout ce qui est cher, tout ce qui s’évalue à la hauteur de plusieurs millions d’euros a de la valeur ; et plus c’est cher plus c’est une valeur sûre parce que chère !

Surprenant que Lordon ne cite pas Marcel Duchamp alors qu'il mentionne Warhol à propos de la relativité de la réponse à la question : « Qu’est-ce que l’Art ? Qu’est-ce qui fait Art ? Quelle valeur accordée à une œuvre en particulier ? »

Dommage vraiment car, la ou les réponses de Duchamp à ce sujet sont très certainement bien plus riches en enseignements que celles de Spinoza repris par Lordon.

Duchamp prophète, dénonce le « Tout est Art » à venir avant de se retirer dans un immense éclat de rire de désespoir et d'attendre la mort toute sa vie durant refusant la consolation de l’Art ; sa mort donc et puis aussi, la mort de l’Art ; un Art au service d’un ordre économique qui n’en finit pas de mourir depuis 20 ans tout en faisant mourir des millions d’hommes et de femmes dans des guerres économiques qui ont pour enjeu : l’accaparement des dernières ressources naturelles.

Andy Warhol, jouisseur, quant à lui, célèbre la civilisation du « dollar » et s‘en remplit les poches. Warhol est de son temps, c’est-à-dire qu’il appartient au passé ; Duchamp prophète n’a de cesse de prédire l’avenir depuis plus d’un siècle.

 

 A propos de l'Art, à l’écoute de Lordon, deux ignorances semblent se renforcer : celle de Lordon (génération pop-art et pop-musique à la portée de tous ! Si les artistes n’ont plus besoin de l’Histoire de l'Art et d’un apprentissage, leur public non plus ! Et ça tombe plutôt bien puisque ces deux exigences n’ont pratiquement plus droit de cité dans les écoles dites d’Art et les écoles tout court !) et celle de Spinoza qui ignore tout simplement l'histoire de l'Art : la peinture a ses maîtres, le dessin aussi, car l'Art c'est de l'histoire et de la technique.

Entre le relativisme absolu d'un Spinoza (seuls les affects sont juges) et l'impasse académique d'un Kant sur le jugement esthétique, qui fait courir le danger d’un Art figé, sclérosé, bégayant qui n’a de cesse de se répéter, il existe une autre voie : le talent ou le génie devant lequel tous sont contraints au silence, qu'ils aiment ou qu'ils n'aiment pas – adhésion, rejet, indifférence -, quels que soient leurs affects ou bien encore, pour revenir à Kant, quelle que soit la tradition auquelle l'oeuvre fulgurante est censée appartenir ou bien, semble s’en détacher avec plus ou moins de détermination, de préméditation et de virulence...

L’œuvre s’impose alors d’elle-même, sans qu’elle ait pu faire l’objet d’un processus de valorisation ; tous les affects sont congédiés. Le complot n’a pas sa place ; il ne peut pas se déployer…

 Le jugement par l'affect c'est le jugement par excellence de l'ignorance car l'émotion est le pire des mensonges lorsqu'il s'agit d'éclairer la vérité de l'Art qui est une transcendance... avec ou sans Dieu.

 

 

  Extrait tiré d'une version longue de la conférence gesticulée - inculture 1 où Franck Lepage développe une demi-heure son propos sur l'art contemporain . filmé à Amiens pour associations d'éducation populaire : "la Boite sans projet" http://www.boite-sans-projet.org

La conf. complète : https://www.youtube.com/watch?v=ixSI7...

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Pour prolonger, cliquez : l'art contemporain fossoyeur de l'Art moderne

 



15 réactions


  • Taverne Taverne 6 juillet 2016 10:08

    Spinoza a dit ceci (je préfère l’original à la citation moderne de Lordon avec ses « opérateurs de valorisation ») : « nous ne tendons pas vers une chose parce que nous la jugeons bonne mais au contraire nous jugeons qu’elle est bonne parce que nous tendons vers elle. » La joie et la tristesse, qui sont la conséquence du désir, induisent des valeurs. Mais le Beau est à part. On ne le juge pas en fonction du gai ou du triste.

    N’oublions pas qu’un philosophe n’est ni plus ni moins qu’un « amoureux de la sagesse » (étymologiquement et dans l’esprit de son inventeur, Pythagore). Ce beau nom ne le prémunit pas contre l’erreur. Bien au contraire, il se trompe souvent puisqu’il creuse des questions risquées.


    • Taverne Taverne 6 juillet 2016 10:33

      Je me demande même si la vocation du philosophe ne serait pas de se tromper pour ouvrir les yeux de ses contemporains sur leur condition qui est que, malgré le déploiement considérable de sa réflexion, l’être humain s’illusionne toujours sur son savoir et sur ses capacités.


    • Francis, agnotologue JL 6 juillet 2016 10:59

      @Taverne
       vous dites : mais le beau est à part. 

       
      Je vous rétorquerai : « nous ne tendons pas vers une chose parce que nous la jugeons belle mais au contraire nous jugeons qu’elle est belle parce que nous tendons vers elle. »
       
      La chose possède intrinsèquement des qualités qui relèvent, ou bien du bon/ mauvais, ou du beau/laid, ou du vrai/faux, etc. Et parfois, de plusieurs à la fois.

    • Francis, agnotologue JL 6 juillet 2016 11:05

      A ce sujet, il y avait hier soir à 19H55 sur France 5, une émission intitulée : « Animaux trop mignons ».

       
      Le commentaire expliquait pourquoi certains animaux nous font craquer : nous les aimons parce que nous sommes interpellés malgré nous par une ou des caractéristiques qui nous renvoient à un vécu aimable. Par exemple, les oursons, les pandas, etc.


    • Taverne Taverne 6 juillet 2016 11:16

      @JL

      Chez Spinoza, « nous tendons » veut dire « nous désirons » (tendance du désir liée à la puissance d’agir). On ne désire pas un tableau comme un gâteau au chocolat. Donc, votre modification de la citation me paraît erronée. Si notre regard décide de ce qui est beau, ce n’est pas en référence au bon et au mauvais, qui est un système de valeurs inapproprié à l’art, mais en fonction de notre tempérament. Par ailleurs, Spinoza ne parle pas beaucoup du Beau ; il préfère parler de la perfection, qui embrasse plus large. Mais laissons Spinoza parler :

      « La beauté n’est pas tant une qualité de l’objet considéré qu’un effet de celui qui regarde. Si notre pouvoir de vision était plus grand ou plus faible, si notre tempérament était autre, les choses qui nous paraissent belles nous nous paraîtraient laides et les laides deviendraient belles. Les choses considérées en elles-mêmes ne sont ni belles ni laides. » (Lettre 54 à Hugo Boxel).


    • Taverne Taverne 6 juillet 2016 11:28

      J’ai trouvé une confirmation de ce que je dis à propos de Spinoza et de la perfection sur ce site :

      « Cela dit, je voudrais montrer maintenant que, pour Spinoza, l’enjeu essentiel de la beauté artistique est un enjeu ontologique et que, ce que nous appelons »beauté« , »harmonie« , etc., ne sont en fait que des synonymes de »perfection« . Auquel cas, comme »par réalité et perfection, j’entends la même chose«  (Spinoza, Éthique, II, déf. 6), dire qu’une chose est belle, ce serait dire qu’une chose est parfaite, ou encore que cette chose est éminemment réelle. »
       


  • Francis, agnotologue JL 6 juillet 2016 10:59

    Bonjour Serge Uleski, 


    même si la remarque est intéressante, à mon avis on ne peut pas dire : ’’renvoyant à l’expéditeur l’argument tel un effet boomerang, que Spinoza est un philosophe que parce qu’il a bénéficié « d’un processus de valorisation » ’’
     
    Le créateur n’est pas l’oeuvre : ce n’est pas Spinoza qui a bénéficié d’un processus de valorisation (ça aurait plutôt été le contraire), mais son oeuvre. Et c’est son oeuvre qui l’a valorisé. J’y vois une nuance.

    • Taverne Taverne 6 juillet 2016 11:07

      @JL

      Spinoza n’a pas été valorisé du tout. Il fut excommunié, chassé de sa communauté et isolé, raillé par presque tous les érudits de son temps. Valorisé comme « chien crevé » ! Il faut attendre la 2ème moitié du 19ème siècle pour que Spinoza commence à être valorisé.


    • Serge ULESKI Serge ULESKI 7 juillet 2016 10:16

      @JL

      D’où l’absurdité de la proposition de Lordon et de Spinoza si l’on en croit l’interprétation qu’en donne ce même Lordon.


    • Francis, agnotologue JL 7 juillet 2016 10:49

      @Serge ULESKI,

       
       ce n’est pas ce que j’ai voulu exprimer. Au contraire.
       
       Je crois que, en ce qui concerne les œuvres, la vérité est entre les deux : l’oeuvre dite d’art possède à la fois une valeur intrinsèque (ontologique ?) et a bénéficié d’un processus de valorisation.

  • Anthrax 6 juillet 2016 18:48

    Excellente analyse.

    Encore une fois Lordon a ouvert sa gueule sur un sujet qu’il ne maîtrise pas.

    • Bernard Dugué Bernard Dugué 7 juillet 2016 12:57

      @Anthrax

      Salut Serge et à tous ! Ce billet est salutaire et je me suis toujours demandé ce que les philosophes professionnel ont trouvé de génial chez Spinoza qui me semble surévalué et qui a égaré pas mal d’universitaires par son hypersubjectivisme qui a pour intention de contrer la rétractation du sujet dans les sciences modernes.


  • Taverne Taverne 7 juillet 2016 09:26

    Il me semble qu’avant de dire qu’un philosophe se trompe, il faut commencer par bien maîtriser la pensée dudit philosophe. Il faut connaître ce que l’on critique. C’est la base de tout raisonnement critique valide.


  • bakerstreet bakerstreet 7 juillet 2016 09:27

    Ce qu’il y a de particulier dans l’art contemporain, au delà des questions qui au bout du clivage servent à certains à vous regarder de haut, en vous rejetant dans le clan des ringards, des réactionnaires, de ceux qui n’ont rien compris à la modernité, ce qui est bien sûr une supercherie, c’est que sa valeur et ses « génies » échappent à la critique habituelle, définie comme vous le dites par les règles intangibles du « bel art », pour être aux mains des hommes d’affaire, et des margoulins en tout genres, hommes d’influence qui définiront l’oméga. 

    Alors oui, « il n’y a plus de valeur ». Ou plutôt si : Ce seront celles de nos bon maîtres, qui selon leur bon plaisir, et mettront les étiquettes. 
    Les affects, la dedans, il n’y en a pas vraiment. Nous sommes chez les pervers

  • Taverne Taverne 7 juillet 2016 10:41

    Bon, l’article est quand même un bon article. Il pose les bonnes questions.

    Le relativisme absolu de Spinoza (seuls les affects sont juges) est certainement excessif. Le goût esthétique ne repose pas que sur les affects de la personne qui juge. Il y aussi les critères en vigueur dans le milieu ou à l’époque donnée. A l’époque de Spinoza, les lettrés ne prisaient pas l’art. Ils le méprisaient même.

    Et, si je puis donner un avis personnel (en art, on ce droit) : Andy Warhol est pour moi un imposteur.


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