vendredi 3 juillet 2015 - par Fernand Tristan Isolda

La « Cacanie » d’Europe

Robert Musil, dans "L'homme sans qualités" (1930/2), nomme "Kakanie" ("KK" pour kaiserlich et königlich, impérial et royal)) l'empire austro-hongrois qui périt à la fin de la 1ère guerre mondiale. "La Cacanie avait été un pays intelligent qui avait abrité des hommes civilisés mais qui ne savaient plus où aboutissaient leurs sourires, leurs soupirs, leurs pensées...ils sentaient une dette s'accroître, qu'ils ne pourraient plus acquitter, ils voyaient venir la faillite inéluctable...". 

La vie politique, commente Sophie Djigo ("Robert Musil, un apolitisme de l'aversion" Sens public 2009), y était devenue "abstraite, impersonnelle, pur objet statistique dont le champ d'action est bien loin des préoccupations importantes et élevées de l'individu". "En Cacanie, on se bornait à tenir les génies pour des paltoquets", note encore Musil.

Bref la Gestion (impersonnelle ou technocratique) s'y était substituée à la Vision. A cause, sans doute, de "cette strangulation économique, cette strangulation scientifique, froide, rectangulaire, régulière, propre, nette, sans bavure, implacable, commune, constante, commode comme une vertu, où il n'y a plus rien à dire et où celui qui est étranglé a bien évidemment tort", comme écrivait Charles Péguy dans "l'Argent" (1913).

Voici quelques articles qui condamnent globalement cette "Kakanie". Et qui sont cités pour exprimer l'urgente nécessité où nous sommes, pour sortir de ce gros "caca nerveux" qu'est devenue l'U.E., de redonner vie au génie d'Europe en se fondant sur la voix des peuples eux-mêmes. Un référendum européen dès la rentrée (je propose le 27 octobre prochain) peut seul permettre de la sortir de son dangereux immobilisme "politique".

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Illustration par Robert G. Fresson
 
 
Larry Elliott, "economics editor" du Guardian, évoque rien moins que l'assassinat de l'archiduc Ferdinand le 28 juin 1914 à Sarajevo pour qualifier le dangereux potentiel que contient la "crise existentielle" de l'actuelle zone-euro. Un même aveuglement devant la gravité de l'évènement, ou une même sous-estimation de son impact, serait à l'oeuvre qui empêcherait de voir la "colossale faillite" de l'euro qui se trame derrière la crise de cette si petite Grèce (elle ne compte que pour 2% dans le PNB européen). Mais contre cet alarmisme, on peut penser que les dirigeants européens sont pleinement conscients des dangers. Comme l'a rappelé Frau Merkel, il faut éviter que l'euro échoue pour éviter que l'Europe échoue... 
 
 
Or, que l'euro-stratégie de Frau Merckel ait déjà échoué, c'est ce qu'affirme Henrik Müller, professeur de journalisme économique à Dortmund et chroniqueur du Spiegel. Les deux principes de cette stratégie merkelienne, l'auteur les nomme : 1) l'amélioration économique par une compétitivité accrue ; 2) la renationalisation de l'euro-politique. La première n'a engendré que baisse du pouvoir d'achat et accroissement de la dette tant privée que publique dans les pays en manque de compétitivité. La seconde, au lieu de conduire à une fédéralisme plus cohérent, n'a fait que semer de la dissension (Zwietracht säen) entre les Etats, qui s'observent, se contrôlent et s'irritent, sinon se punissent, les uns les autres au sein d'un "non-système politique" (politisches Unsystem). De fait, cet euro qui devait être un puissant instrument d'harmonisation et d'unification est devenu un facteur de déséquilibre et de division accrus.
Cet échec de la stratégie Merkel, Henrik Müller l'attribue à son absence.totale de vision politique permettant une intégration effective. Or, ne pas réduire ce qui unit l'Europe à la seule monaie, au seul "argent-roi" et donc la sortir de cette lutte incessante, c'est vouloir une saisie émotionnelle (eine emotionale Klammer) de l'U.E. et l'apparition d'autres figures poli,tiques capables de la mener à bien. A bon entendeur, salut... (N.B. un article de la Süddeutsche Zeitung du 1 VII 15 déploie la même critique cf ; http://www.sueddeutsche.de/wirtschaft/euro-krise-die-kuehle-kanzlerin-1.2544218).
 
 
Paul Krugman, prix Nobel d'économie et éditorialiste du NYT, n'y va pas par quatre chemins. Ce que l'on demande aujourd'hui à la Grèce, c'est d'accepter ce qui, depuis cinq ans déjà, n'a cessé d'aggraver et non de réduire la catastrophe économique et sociale qui est encore aujourd'hui la sienne. Et ceux qui demandent cela à la Grèce, ce sont des "technocrates fantaisistes" qui ignorent et méprisent tout ce que nous savons en matière de macro-économie. Leur but doit certainement être de jeter Syriza par dessus bord ("Greece over the brink" est le titre de son article).Il est donc grand temps d'en finir avec le pouvoir des créditeurs (la troïka), sinon la Grèce connaîtra une austérité interminable, et une dépression sans espoir de fin.
 
 
Zoe Williams, éditorialiste du Guardian, nous parle carrément d'une "croisade morale, et d'une punition collective" frappant les Grecs. Il faut les humilier, analyse-t-elle, parce que si on prenait au sérieux leurs prétentions, il faudrait ouvrir un débat sur les fondations de l'euro-zone, sur ses responsabilités, et sur les leviers démocratiques qui sont les siens. S'il faut sacrifier la Grèce, nous dit-elle, c'est pour maintenir en vie tout un jeu d'illusions qui nous affectent tous. Et de conclure :" The euro was founded on the idea that the control of currency was apolitical. It has destroyed that myth, and taken democracy down with it". "L'euro a été fondé sur l'idée que le contrôle de la monnaie était quelque chose d'apolitique. Il vient de détruire ce mythe, et fait tomber la démocratie avec lui".
Et il y a fort à parier que si le Non l'emporte le 5 juillet prochain,on (c'est à dire Merkel, Hollande, Draghi, Jûnger,Tusk et Dijsselbloem) fera tout pour ne pas le juger recevable et significatif. Comme il en est déjà allé lors de précédents référendums en d'autres pays d'Europe, où le vote du peuple a été tout simplement rejetté ou ignoré...
 
 
Joseph Stiglitz, Prix Nobel d'économie, peut affirmer sans ambages qu'il votera NON ("OXI") au référendum grec du 5 juillet prochain. Parce que : "the European leaders are finally beginning to reveal the true nature of the ongoing debt dispute, and the answer is not pleasant : it is about power and democracy much more than money and economics". Et s'il s'agit plus de pouvoir et de démocratie que de monnaie et d'économie, c'est parce que,16 ans après la naissance de l'euro, c'est à l'antithèse de la démocratie que nous assistons. En finir avec un gouvernement qui s'oppose à la pitoyable politique menée depuis lors (celle de l'accroissement des inégalités et du sur-pouvoir de la richesse), tel est le but poursuivi. On peut rappeler dans le même sens la formule proprement anti-démocratique qu'avait utilisée Wolfgang Schäuble pour répliquer à Yannis Varoufakis arguant du vote populaire : "Vous êtes dans un programme, les élections ne changent pas le programme".
 
 
Barbara Spinelli (journaliste et député européenne) et Etienne Balibar (philosophe) attaquent de leur côté les "apprentis comptables" et les technocrates qui décident à la place des peuples et de leurs représentants élus. Et ils se demandent s'ils sont simplement conscients, eux et les créditeurs de la Grèce qu'ils servent, du fait que "l'acharnement thérapeutique" qu'ils imposent à ce pays a réduit les salaires de 37%, les retraites parfois de 48%, le nombre des fonctionnaires de 30%, les dépenses de consommation de 33%, le revenu global de 27%, et que le chomâge touche 27% de la population active tandis que la dette s'est élevée à 180% du PIB. Ils rappellent que l'union européenne est née pour opposer une démocratie constitutionnelle aux dictatures qui avaient déchiré l'Europe. Et que la gouvernance économique ne peut être considérée comme la seule priorité, sous peine d'attaquer le dessein politique de l'Europe à sa racine même, et de dénaturer la volonté démocratique exprimée lors d'élections régulières, en humiliant tout un pays. La résistance du gouvernement Tsipras est donc bien "la risposta al colpo di Stato postmoderno che le istituzioni europee e il Fondo Monetario stanno sperimentando oggi nei confronti della Grecia, domani verso altri Paesi membri", la réponse au coup d'Etat post-moderne que les institutions européennes et le FMI expérimentent aujourd'hui contre la Grèce, et demain contre d'autres pays"...
 
 
Joseph Vogl, qui enseigne la littérature allemande à l'université Humboldt de Berlin, mais qui a aussi publié des essais remarqués sur le rapport entre économie et politique, affirme sans ambages que "la Politique est devenue prisonnière du Marché". Et que le champ de son action, tout comme ses principes idéologiques sont totalement sous la dépendance des ministres des Finances, des banques centrales,du F.M.I.ou de la Banque mondiale, des investisseurs privés et de leurs fonds, comme des agences de notation. C'est à dire de toutes ces institutions qui veillent à la croissance du Capital et non à celle du bien-être des peuples (dont les choix démocratiques sont littéralement ignorés ou contournés).
 
En conclusion, je ne vois pas d'autre solution à la crise actuelle qu'un retour, dès la rentrée prochaine, à une démocratie vivante, c'est à dire à une information-délibération-décision collectives sur les tenants et aboutissants de ce qu'il sera advenu à la Grèce depuis lors et de ce qu'il doit advenir de l'U.E. pour le siècle qui vient. Bref, un référendum des 27 sur le référendum grec (avec des émissions de débats en EURO-VISION confrontant, chiffres et données à l'appui, les technocrates et les démocrates, les partisans du Marché souverain et ceux du Peuple souverain). C'est là, je le crois, le seul remède à cette "cacanie" de l'U.E. où seule la loi du Marché cancane, c'est à dire médit des plus hautes valeurs de l'Europe.



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