mercredi 30 novembre 2016 - par Daniel Salvatore Schiffer

Les « Zazous » de Gérard de Cortanze : le swing comme résistance à la barbarie

Il est des livres dont la beauté du style, le rythme des phrases comme le son des mots, ont d'enivrants accents de musique. C'est le cas, notamment, du dernier roman, « Zazous  »*, de Gérard de Cortanze, lauréat de nombreux prix littéraires, dont, pour « Assam  »**, paru en 2002 déjà, l'insigne prix Renaudot.

 

UNE FRESQUE ROMANESQUE AUX ALLURES DE COMEDIE MUSICALE

Ce n'est d'ailleurs pas un mince exploit, comme le donne donc à voir aussi bien qu'à entendre ce livre à la facture originale, sinon inédite, que de faire passer à ce point, avec une telle maestria, le fond d'une histoire, fût-elle parfois tragique, à travers la forme de son écriture, quant à elle toujours virevoltante. Bref : une fresque romanesque, ce « Zazous  », aux allures de comédie musicale, comme scandée par la magie orchestrale, telle une véritable bibliographie sonore, des plus grands ensembles de « swing  », depuis le jazz manouche du phénoménal Django Reinhardt jusqu'aux chansons douces du facétieux Charles Trenet, en passant par les inoubliables bals musette de la légendaire rue de Lappe, située en plein cœur du chaleureux, et jadis très révolutionnaire, quartier parisien de la Bastille !

 

DE BAUDELAIRE A RIMBAUD

Cette parfaite synthèse existant, au sein de cet ultime opus de Gérard de Cortanze, entre le fond et la forme, comme si à la couleur des images répondait sans cesse l'écho des mots, c'est Baudelaire lui-même, fabuleux artisan du symbolisme littéraire, qui, comme par anticipation, l'illustre peut-être le mieux. Ainsi écrit-il, au faîte de son art poétique, dans le deuxième vers de ses fameuses « Correspondances  »  :

 

« Comme de longs échos qui de loin se confondent

Dans une ténébreuse et profonde unité,

Vaste comme la nuit et comme la clarté,

Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. »

 

Baudelaire, certes. Mais pas seulement. Car il est un autre poète, et non des moindres, qui semble émerger également en ces pages empreintes d'une étincelante nostalgie tout autant que d'une ferveur rebelle : Rimbaud, resté, malgré les vicissitudes de son existence de « maudit », éternellement jeune aux yeux de la postérité ! L'excellent auteur de la quatrième de couverture de ce grand roman de Gérard de Cortanze ne s'y est pas trompé puisque, paraphrasant là une célèbre, mais surtout juste et belle, formule de ce génie des lettres françaises, il précise, y offrant, par la même occasion, un superbe résumé de ce livre racontant ainsi, à travers l'attachante histoire des Zazous, tout un pan - celui du Paris occupé, durant la seconde guerre mondiale, par les Allemands - de notre propre histoire, sinon contemporaine, du moins moderne : « On n'est pas sérieux quand on a quinze ans – même en pleine Occupation. Chaque jour, au café Eva, une bande de zazous se retrouve pour écouter du jazz. (…). Dans un Paris morose, ils appliquent à la lettre les mots d'ordre zazous : danser le swing, boire de la bière à la grenadine, lire des livres interdits, chausser en toutes circonstances des lunettes de soleil et enfiler de longues vestes à carreaux. »

 

DE GAULLE ET BORIS VIAN

Dieu : le général de Gaulle aurait-il donc pris là des airs, la trompette en guise de mitraillette et la chanson à titre de manifeste, de Boris Vian, fût-il revu et corrigé, en cette très dansante circonstance, par Ray Ventura, Eddie Barclay ou Johnny Hess ?

Johnny Hess, précisément : Gérard de Cortanze, à raison, l'aime bien. Il a même mis en exergue, dès le premier chapitre de son roman - chapitre sobrement mais emblématiquement intitulé « 1940 » - un brin de son mémorable, un tantinet insolent et vaguement nonchalant, « Je suis swing  » :

 

« La musique nègre et le jazz hot

Sont déjà de vieilles machines.

Maintenant pour être dans la note

Il faut du swing.

Le swing n'est pas une mélodie

Le swing n'est pas une maladie

Mais aussitôt qu'il vous a plu

Il vous prend et n'vous lâche plus. »

 

Tout un programme, comme le fredonne, mine de rien, ce refrain. Oui : le swing cortanzien a bien des airs ici, nanti de ces mythiques « Zazous  », de spleen baudelairien ! Rien d'étonnant, donc, si ce roman, comme le stipule Johnny Hess à propos de son irrépressible « swing », ne vous lâche plus, lui non plus, dès qu'on en a ouvert, tout en savourant ses délicieuses péripéties, les premières pages...

 

PARIS EST UNE FÊTE ?

Mais il y a plus, encore, en ces « Zazous  », qui ne sont légers, insouciants ou superficiels, qu'en apparence, pas plus que Paris, en cette époque révolue, n'était, pour paraphraser cette fois Hemingway, une fête. Car ce qui y est également relaté, par le menu détail, à la docte mais subtile manière d'un historien qui s'avancerait masqué, c'est le rapport éminemment critique, profond et même radical, ayant réellement existé entre cette frange de la jeunesse d'alors, éprise par dessus tout d'un inaliénable esprit de liberté, ce bien précieux entre tous, qui grandit les hommes comme il magnifie l'humanité, et la barbarie nazie, summum de tyrannie politico-idéologique.

Ainsi continue donc non moins opportunément, à ce sujet, la quatrième de couverture de ce formidable roman-vérité : « A mesure que les Allemands montrent leur vrai visage, ces jeunes gens qui ne portent pas encore le nom d' 'adolescents' couvrent les murs de Paris du 'V' de la victoire, sèment la panique dans les salles de cinéma et les théâtres, déposent une gerbe le 11 novembre sous l'Arc de Triomphe, arborent, par solidarité et provocation, l'étoile jaune. Traqués par les nazis, pourchassés par les collaborateurs, rejetés par la Résistance, les zazous ne veulent pas tant 'changer la vie' qu'empêcher qu'on ne leur confisque leur jeunesse. » 

 

DES ECLATS DE RIRE COMME AUTANT D'ECLAIRS DE LUCIDITE

Éblouissante leçon de vie ! Admirable acte de courage ! Les éclats de rire n'empêchent certes pas, bien au contraire, les éclairs de lucidité ! Ces « Zazous  » de Gérard de Cortanze, véritable bréviaire pour toute résistance à la folie des (in)humains, devraient être lus, par ce merveilleux exemple qu'ils donnent à voir tout autant qu'à entendre, aux jeunes générations, présentes et à venir.

Je comprends donc parfaitement bien le cher Gérard lorsque, empli de gratitude, mû par le plus beau des hommages filiaux, il remercie tout simplement, à la fin de son livre, celle, sa propre mère, Claire, « reine du swing et des bals musette de la rue de Lappe », comme il l'écrit joliment, de lui avoir été cette « grande pourvoyeuse d'anecdotes zazoues » qui aujourd'hui se définit, ainsi qu'il le déclare encore en la citant, comme une « vieille dame qui refait sa vie en rêvant dans son fauteuil »...

 

Voilà donc, ainsi porté par ces audacieux mais sensibles « Zazous  », un splendide cadeau de Noël, bienvenu comme un swing !

 

* et ** Publiés chez Albin Michel (Paris).

 

DANIEL SALVATORE SCHIFFER***

 

***Philosophe auteur, notamment, de « Philosophie du dandysme - Une esthétique de l'âme et du corps  » (Presses Universitaires de France), « Lord Byron  » (Gallimard - Folio Biographies), « Oscar Wilde - Splendeur et misère d'un dandy  » (Éditions de La Martinière) et « Petit éloge de David Bowie - Le dandy absolu  » (Éditions François Bourin). A paraître : « Requiem Dandy - Méditation sur l'art de mourir, de Socrate à Bowie  ».




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