Revenu universel : une nouvelle protection sociale pour le XXIe siècle ?
Depuis la dernière élection présidentielle, la vieille idée d’un revenu d’existence versé inconditionnellement à tout citoyen, durant sa vie, au nom de l’égalité des droits et en vertu de son appartenance à l’humanité, refait surface – et débat. Se battre pour « l’emploi » alors que la digitalisation du monde brouille les frontières du « travail », cela fait-il encore sens ? Le dernier numéro des Dossiers d’Alternatives économiques pose les termes de ce débat…
Durant l’été 1795, le quaker Thomas Paine (1737-1809), inspirateur de la révolution américaine et française, élu député de la Convention dans la circonscription de Calais en France (1792), monte à la tribune de cette assemblée et fait cette déclaration… révolutionnaire : « Liberté, égalité, fraternité ne peuvent se réaliser, associées, si inconditionnellement, le minimum de ressources n’est pas garanti à chaque citoyen ».
Le député de Calais connaît l’expérience tentée cette année-là à Speenhamland, une bourgade du comté de Berkshire, dans le « première patrie du capitalisme » où la montée de « l’économie marchande » se traduit par la destruction des formes d’auto-production et la « croissance » de… la misère.
Le 6 mai 1795, les juges du Berkshire, réunis à l’auberge du Pélican, à Speenhamland, avaient décidé d’accorder aux pauvres des compléments (subsidies in aid of wages) selon un barème indexé sur le prix du pain. Il s’agit de la reconnaissance d’un « droit de vivre » afin de garantir la survie des exclus et d’éviter la désagrégation de la société par l’octroi d’un revenu minimum, versé indépendamment de toute « activité productive »…
Cette expérience fut sans doute la première tentative de soumettre l’économique au social. Mais le système des allocations de Speenhamland revenait en fait à utiliser des ressources publiques pour… subventionner les employeurs, prompts à « faire baisser les salaires au-dessous du niveau de subsistance » comme l’analysa Karl Polanyi (1887-1964).
Depuis l’avènement du digital labor, de « l’intelligence artificielle », la course effrénée à la captation des données (le « pétrole » du XXIe siècle) et le consentement au travail gratuit, le thème a rejailli de la boîte à belles promesses électorales – forcément financées par « l’argent des autres » tant que l’illusion en persistera... Mais l’urgence n’est-elle pas de reconstruire un « modèle social » mis à mal en remplaçant une « valeur travail » en perdition, adaptée à la société industrielle du XIXe siècle, par une autre, « en ligne » avec nos sociétés désindustrialisée - et si désenchantées ?
Une idée simplificatrice ?
Dans Les Dossiers d’Alternatives économiques, Philippe Frémeaux précise que l’idée d’un revenu de base est aussi portée par des penseurs libéraux qui y voient un moyen de « simplifier radicalement » un système de protection sociale hypertrophié. Pourquoi ne pas en diminuer la complexité par un regroupement en une prestation unique – et lisible ? Tel qu’il est défendu « à gauche de l’échiquier politique », le revenu de base « se veut d’abord une réponse au chômage de masse, en assurant à chacun un revenu sans contrepartie, lui permettant de bénéficier d’un minimum de sécurité ». Ne serait-il pas temps de « dissocier l’accès au revenu de l’occupation d’un emploi » alors que le retour au plein-emploi se révèle illusoire avec une « révolution numérique » chavirant un monde « ubérisé » ? Dubitatif quant au « reste à financer » après suppression du système des indemnités actuelles, Philippe Frémeaux propose une « mise en œuvre progressive, mais avec le risque de lui faire perdre ses qualités principales : l’universalité et l’inconditionnalité »…
Conseiller de Benoît Hamon sur le revenu universel, Julien Dourgnon rappelle que « le salariat ne remplit plus sa promesse d’intégration » et plaide pour « de nouvelles modalités d’inclusion, complémentaires du CDI à temps plein d’emploi », sachant que le travail, « existe bien au-delà de l’emploi, davantage encore dans une économie de plus en plus fondée sur l’immatériel » : « La protection sociale actuelle a été imaginée pour une société de plein-emploi où les individus sont seulement soumis à des accidents de parcours rares et brefs. Elle répond imparfaitement aux besoins d’une société installée durablement dans le sous-emploi et le travail précaire. »
S’il s’agit de rompre le lien exclusif entre emploi et revenu, il n’est pas question de supprimer le premier : « Le revenu universel d’existence, qui sera continu, stable et inconditionnel, valide la participation des individus à des activités non salariées hors de l’emploi (…) Il est un dû, une rétribution au même titre qu’un salaire pour un salarié ou un dividende pour un actionnaire (…) et une manière de récupérer la richesse publique privatisée dans l’entreprise. Il vient rémunérer l’individu en tant que partie d’un tout appelé société. »
L’impensé
L’économiste Philippe Gillig propose de penser l’égalité des chances en termes de patrimoine et prône une « dotation universelle en capital, financée par une fiscalité sur l’héritage digne de ce nom » - c’était l’idée de Thomas Paine : « Dans sa version de droite comme de gauche, le revenu universel présente le problème fondamental de ne s’attaquer qu’aux symptômes des inégalités et non à leur cause structurelle. Car il faudrait d’abord se demander pourquoi a-t-on besoin de redistribuer, pourquoi les rémunérations primaires sont-elles si inégales ? La réponse tient au fait qu’une minorité concentre le patrimoine, notamment productif et lucratif. La défense d’un revenu universel repose donc sur un impensé : l’égalité des chances économiques n’est vue qu’à travers une égalisation du revenu, jamais du capital. »
Christian Arnsperber invite à repenser la création monétaire : « Promouvoir un revenu de base réellement porteur de justice sociale et de transition écologique, c’est devoir par là même remettre en question la façon dont est créée et mise en circulation a monnaie avec laquelle ce revenu est financé. L’idée ne serait pas de supprimer la création monétaire par le crédit bancaire, mais de lui adjoindre des mécanismes de création monétaire complémentaire, venant s’ajouter à la logique dominante, et en mitiger les effets problématiques. Rien n’empêcherait les Etats ou les collectivités locales d’instituer une création monétaire complémentaire spécifiquement dédiée au versement du revenu de base. »
Mais alors, ne serait-il pas plus simple encore de remplacer un imaginaire social centré sur la « compétition » et la « croissance » des « profits monétaires » par un autre, centré sur la coopération et respectueux des ressources sur une planète finie, débarrassée d’une création monétaire à tombeau ouvert ne correspondant plus aux dites ressources disponibles ?
Afin d’en faire un véritable outil d’inclusion sociale, le sociologue Alain Caillé propose de prévoir, « au-delà du socle du revenu universel proprement dit, une part de financement destiné à encourager l’engagement associatif ».
L’économiste Baptiste Mylondo propose de coupler le revenu universel à un revenu maximum tout en maintenant le système assurantiel : « Le suffisant ne définit pas un seul niveau de revenu mais deux : un plancher et un plafond délimitant une amplitude d’inégalités acceptables. Pour que tout le monde ait assez, il faut que personne n’ait trop (…) D’un point de vue économique, le plancher de la pauvreté s’accompagne du plafonnement des inégalités. Sur le plan social, le plancher préserve de l’exclusion, tandis que le plafond empêche l’exploitation d’autrui. Sur le plan écologique, il s’agit d’un plancher de la subsistance et d’un plafond de prédation ou de surexploitation de la nature. Enfin, sur le plan démocratique, le plancher est celui de la participation à la vie politique et le plafond celui de la confiscation du pouvoir par les plus fortunés. »
Le sociologue Bernard Friot propose l’instauration d’un « salaire inconditionnel à vie » par la hausse des cotisations sociales, en partant du statut de la fonction publique et donc du salaire attaché à la personne : « Généraliser le salaire à vie aux 50 millions de majeurs résidant en France suppose que la qualification de la personne soit construite comme un droit politique. Cela suppose aussi la copropriété d’usage de l’outil de travail, dans des services publics ou dans des entreprises de type coopératives qui ne génèrent pas de revenus pour les propriétaires. »
En conséquent, le professeur émérite à l’université Paris Ouest Nanterre préconise que chaque citoyen soit doté à sa majorité du « premier niveau de qualification et du salaire à vie qui lui est attaché et du droit de copropriété d’usage de son ou de ses outils de travail ».
Mais qui assume le simple fait d’être « payé pour sa personne », juste pour ce qu’il est et non pour ce qu’il fait ?
Le revenu de base aujourd’hui, ailleurs et demain…
Au début des années soixante, le revenu de base devient une réalité en Alaska, dans le petit port de pêche de Bristol Bay dont le maire conservateur, Jay Hammond (1922-2005), propose la création d’un fonds public, alimenté par une taxe de 3% sur les prises de pêche. Devenu gouverneur de l’Alaska (1974-1982), Jay Hammond instaure sur tout l’Etat un fonds, l’Alaska Permanent Fund, alimenté cette fois-ci par une taxe sur les hydrocarbures.
Mais, tempère Eva Mignot, le montant de ce revenu « fluctue dans le temps : 878 dollars annuels en 2012, 2072 en 2015 avant de retomber à 1022 dollars en 2016 » : « il ne peut donc constituer qu’un revenu d’appoint » - « de plus, il repose sur une ressource polluante, le pétrole, dont il est souhaitable de réduire l’exploitation, tarissant ainsi la source même de ce revenu inconditionnel, qui ne peut être généralisé à d’autres territoires »…
D’Alaska en Finlande et de Macao en Namibie, le revenu universel fait l’objet d’expérimentations mesurées qui laissent difficilement augurer de son universalité et de son inconditionnalité. De plus, il y a autant de scénarios de financement qu’il y a de revenus de base différents – et il y a urgence à s’accorder pour remédier aux destructions d’emplois générées par les avatars d’un progrès technique sans progrès social, la digitalisation et l’uberisation…
Le préambule de la Constitution de 1946 et de 1958 stipule que « tout être humain (…) qui se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens d’existence convenables. »
L’évolution du salariat sur notre planète de robots remet le droit au revenu au centre du débat depuis la nouvelle mise en cause de notre modèle d’allocations avec la « crise » de 2008 – même si l’emploi salariant demeure la situation de référence dans une « société de statut ».
La garantie d’un revenu universel relèverait d’une ingénierie sociale tant préventive que curative et constituerait une « réponse adaptative » à la jungle numérique qui nous colonise : elle pourrait bien constituer le socle d’un nouveau « modèle de société » repensé non plus autour d’un emploi qui ne donne même plus le droit de vivre mais précisément de son absence devenue une « norme officieusement instituée »…
Les Dossiers d’Alternatives économiques, Revenu universel – comprendre le débat, n°10