Reviens Voltaire ! Les fanatiques ont tué Charlie, les fanatismes menacent la civilisation
Ce serait trop commode de s’acquitter de son devoir républicain en affirmant je suis Charlie puis en participant à une grande marche. Et après, la vie continue, jusqu’au prochain massacre, ou la prochaine crise financière, ou je ne sais quoi. Le terrible massacre perpétré dans le journal Charlie hebdo doit nous interpeller et faire réfléchir à une question qu’on n’aborde que rarement et le plus souvent avec une approche qui n’est pas vraiment philosophique. C’est la question du mal, qui s’est posée avec intensité après Auschwitz et qui devrait revenir sur la scène de la pensée avec tous ces événements tragiques qui ne l’oublions pas, ne concernent pas que la France puisqu’une centaine d’enfants ont été décimé dans une école au Pakistan, que des horreurs sont perpétrées entre la Syrie et l’Irak, sans compter la Libye, le Mali, la Centrafrique, l’Afghanistan. Mais nous focaliser uniquement sur les horreurs serait un peu court du point de vue philosophique, jeune homme ! Car le mal s’insinue dans nos sociétés sous des formes anodines qui, s’accumulant, finissent par ronger l’humanité et plonger la civilisation. Nous sommes tous Charlie, certes, mais nous sommes tous aussi SDF, chômeurs, précaires. N’oublions pas que les massacres perpétrés dans le monde de doivent pas nous exonérer de nos petites lâchetés et indifférence à l’égard des déshérités.
Il y a deux manières de lutter contre ces maux. D’abord par les méthodes techniques et physiques, auquel cas on utilise les services de renseignements sur le territoire, puis les forces de police et ailleurs de par le monde, on bombarde les fanatiques avec des avions de chasse ou des drônes. C’est le mal qui combat le mal. Le corps à corps par la médiation des armes. Ce qui est un moindre mal puisque l’Etat qui a le monopole légitime de la violence saura en user avec modération, du moins on l’espère. Plus redoutable serait une violence non organisée. On pensera alors à une guerre civile. Parmi les Français, des millions ont sans doute pensé, en voyant à la télé ces visages angéliques de Cabu, Charb, Maris… à mettre le feu à une mosquée. Le passage aux actes serait très dangereux dans le contexte de défiance et de haine. On sait comment débute le cycle de la vengeance mais on ne sait pas comment l’arrêter. Le mal qui répond au mal nous entraîne vers les abîmes de la bestialité. Quelques lieux de culte musulman ont déjà été visés par des armes à feu. Attention, danger !
L’autre moyen fait appel à la philosophie mais on peut douter des résultats car quand les esprits sont fanatisés, on ne peut plus rien faire. Fanatisme ! Voilà la notion philosophique qu’il nous travailler et qui devrait être le mot de la décennie pour comprendre le monde. Aborder les drames et les marasmes du monde par l’analyse du fanatisme, c’est comprendre ce qui se passe d’un point de vue philosophique et c’est, à défaut de combattre les fanatisés, prévenir ce qui pourraient le devenir. Les médias et les intellectuels paresseux parlent d’Islam radical et de jeunes qui se radicalisent. Cela n’a aucun sens. Radical signifie racine. Se radicaliser c’est prendre racine ou alors les retrouver, revenir à la source. Les radicaux de gauche, ça a du sens. Les radicaux de l’Islam, ça n’a aucun sens. Il faut employer la notion de fanatisme, d’autant plus que cette notion a été travaillée par notre chantre de l’esprit philosophique que fut Voltaire. Ces jeunes qui adhèrent aux prêches de violence et de combat contre l’Occident sont des individus fanatisés, par des prêcheurs non moins fanatisés. Ce sont les figures caractéristiques dépeintes comme joueurs démoniaques dans le livre d’Hermann Broch sur la folie des masses. Place à un peu de philosophie.
Jean Goulemot, l’un des directeurs de l’Inventaire Voltaire paru chez Quarto, écrit ceci : « Le fanatisme animalise l’homme, le rend esclave de sa déraison et le rejette dans les ténèbres de la préhistoire. S’éloigner du fanatisme, c’est accéder à la civilisation, faire que l’esprit domine le corps et la barbarie, être un homme libre en respectant la liberté des autres ». Ces quelques mots servent d’introduction à un très beau texte de Voltaire qui de son vivant, n’a cessé de lutter contre les fanatismes, comme on traque une maladie mortelle pour l’homme, pour sa dignité, son bonheur, ses espérances. Voici quelques lignes écrites par Voltaire. Ce sont celles de l’article consacré au fanatisme publié en 1764 dans le Dictionnaire philosophique portatif. Il y est question des fous sanguinaires mais aussi des fanatiques de sang-froid. Peut-être un esprit attentif saura élargir l’analyse du monde en traquant le fanatisme chez quelques-uns de nos dirigeants, notamment un certain GW Bush dans son rapport à l’Orient
« Le fanatisme est à la superstition ce que le transport (1) est à la fièvre, ce que la rage est à la colère. Celui qui a des extases, des visions, qui prend des songes pour des réalités, et ses imaginations pour des prophéties, est un enthousiaste ; celui qui soutient sa folie par le meurtre est un fanatique. Jean Diaz, retiré à Nuremberg, qui était fermement convaincu que le pape est l’Antéchrist (2) de l’Apocalypse, et qu’il a le signe de la bête (3), n’était qu’un enthousiaste ; son frère, Barthélemy Diaz, qui partit de Rome pour aller assassiner saintement son frère, et qui le tua en effet pour l’amour de Dieu, était un des plus abominables fanatiques que la superstition ait pu jamais former.
Polyeucte (4) qui va au temple, dans un jour de solennité, renverser et casser les statues et les ornements, est un fanatique moins horrible que Diaz, mais non moins sot. Les assassins du duc François de Guise, de Guillaume, prince d’Orange, du roi Henri III, du roi Henri IV, et de tant d’autres, étaient des énergumènes malades de la même rage que Diaz.
Le plus détestable exemple de fanatisme est celui des bourgeois de Paris qui coururent assassiner, égorger, jeter par les fenêtres, mettre en pièces, la nuit de la Saint-Barthélemy, leurs concitoyens qui n’allaient point à la messe.
Il y a des fanatiques de sang-froid : ce sont les juges qui condamnent à la mort ceux qui n’ont d’autre crime que de ne pas penser comme eux ; et ces juges-là sont d’autant plus coupables, d’autant plus dignes de l’exécration du genre humain que, n’étant pas dans un accès de fureur, comme les Clément, les Châtel, les Ravaillac, les Damiens (5), il semble qu’ils pourraient écouter la raison.
Lorsqu’une fois le fanatisme a gangrené un cerveau, la maladie est presque incurable. J’ai vu des convulsionnaires (6) qui, en parlant des miracles de saint Pâris, s’échauffaient par degrés malgré eux : leurs yeux s’enflammaient, leurs membres tremblaient, la fureur défigurait leur visage, et ils auraient tués quiconque les eût contredits.
Il n’y a d’autre remède à cette maladie épidémique que l’esprit philosophique, qui, répandu de proche en proche, adoucit enfin les moeurs des hommes, et qui prévient les accès du mal ; car, dès que ce mal fait des progrès, il faut fuir, et attendre que l’air soit purifié. Les lois et la religion ne suffisent pas contre la peste des âmes ; la religion, loin d’être pour elles un aliment salutaire, se tourne en poison dans les cerveaux infectés. Ces misérables ont sans cesse présent à l’esprit l’exemple d’Aod, qui assassine le roi Eglon ; de Judith, qui coupe la tête d’Holopherne en couchant avec lui ; de Samuel, qui hache en morceaux le roi Agag (7). Ils ne voient pas que ces exemples, qui sont respectables dans l’Antiquité, sont abominables dans le temps présent ; ils puisent leurs fureurs dans la religion même qui les condamne.
Les lois sont encore très impuissantes contre ces accès de rage ; c’est comme si vous lisiez un arrêt du conseil (8) à un frénétique. Ces gens-là sont persuadés que l’esprit saint qui les pénètre est au-dessus des lois, que leur enthousiasme est la seule loi qu’ils doivent entendre.
Que répondre à un homme qui vous dit qu’il aime mieux obéir à Dieu qu’aux hommes, et qui, en conséquence, est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant ?
Ce sont d’ordinaire les fripons qui conduisent les fanatiques, et qui mettent le poignard entre leurs mains. Ils ressemblent à ce Vieux de la Montagne qui faisait, dit-on, goûter les joies du paradis à des imbéciles, et qui leur promettait une éternité de ces plaisirs dont il leur avait donné un avant-goût, à condition qu’ils iraient assassiner tous ceux qu’il leur nommerait. Il n’y a eu qu’une seule religion dans le monde qui n’ait pas été souillée par le fanatisme, c’est celle des lettrés de la Chine. Les sectes des philosophes étaient non seulement exemptes de cette peste, mais elles en étaient le remède : car l’effet de la philosophie est de rendre l’âme tranquille, et le fanatisme est incompatible avec la tranquillité. Si notre sainte religion a été si souvent corrompue par cette fureur infernale, c’est à la folie des hommes qu’il faut s’en prendre. »
Je propose au gouvernement français de dédier ce texte de Voltaire à la mémoire de nos amis de Charlie, nos amis de la liberté, de l’imprimer et de le diffuser dans toutes les écoles et les lycées de France et de Navarre. Ce serait une belle réponse face aux fanatismes et une manière de dire à nos amis de Charlie qu’ils seront toujours dans le cœur de notre république et de nos âmes enivrées de liberté.