Survivances des empires communistes
Par « communiste », je n’entends pas ici les utopies généreuses et parfois un peu délirantes ou gauchistes de Fourier et même de Marx, mais les réalités sinistres construites au XX siècle, en Russie, d’abord, puis en Chine.
Cette remarque liminaire fera bondir à la fois les « gauches léninistes » de diverses obédiences (staliniennes, trotskystes, castristes, guévaristes, etc…) pour qui un « état ouvrier » a vu le jour en 1917 ; et les « droites libérales et nationales » pour qui les « communisses » sont tous des assassins, et pour qui le projet meurtrier était limpide dans les écrits de Marx, voire de Fourier.
Mais ce texte ne leur est pas destiné spécialement. Il s’adresse plutôt à celles et à ceux que la marche du monde inquiète un peu, qui sans admirer Vladimir Poutine n’en font pas non plus le Soron ou le Voldemort du siècle présent, et qui auront peut-être vu avec un peu de stupeur le dernier film de Jia Zhangke : A Touch of Sin.
Un peu d’histoire
Finalement, la Chine ne sera pas restée bien longtemps la petite sœur de la Russie. Son empire est bimillénaire, alors que celui des Russes, dans ses variantes tsaristes et soviéto-bolcheviques, est à peine « tri-séculaire ». La population de la Russie est tombée à 143 millions, ayant perdu plus de 5 millions depuis la fin de l’URSS. Avec les peuples « associés », la population de l’empire culminait à 293 millions, alors que l’empire chinois, qui atteint aujourd’hui 1 339 millions, en comptait déjà 700 quand Jacques Dutronc en faisait une chanson. Aujourd’hui, la population russe dépasse légèrement les 10 % de la population chinoise (10,68 % pour l’ensemble de l’empire, mais elle culmine à 11,67 % pour la population qui à la frontière avec l’empire chinois.[i]
L’empire de la « sainte » Russie qui avait achevé l’empire français de Bonaparte était resté déchiré entre l’orient et l’occident. Des auteurs comme Tolstoï et Dostoïevski l’ont illustré longuement et tragiquement. En revanche, même soumis aux occidentaux, l’empire chinois s’est toujours pensé comme l’empire du Milieu. Et lorsque les « occidentaux[ii] d’Europe » se sont installés dans l’empire au XIXe siècle, la Russie n’étaient pas parmi les puissances qui comptaient. En 1860, la convention de Pékin offre trois concessions aux puissances occidentale étaient la France, le Royaume-Uni et les Etats-Unis ; en 1894, deux nouvelles concessions : Allemagne et Japon ; après la guerre des Boxeurs, Italie, Autriche Hongrie, Belgique et… Russie.
http://www.herodote.net/Quel_avenir_pour_les_concessions_occidentales_-article-244.php
« En apparence, le principal bénéficiaire de l'insurrection (des Boxeurs) est le tsar de Russie Nicolas II car il profite des troubles pour occuper la Mandchourie… Mais ce faisant, le tsar excite contre lui le Japon, qui avait des visées sur cette province et inquiète Londres » qui conclut avec le Japon « un accord par lequel, en cas de guerre entre la Russie et le Japon, l'Angleterre s'engage à ne pas intervenir au secours de la Russie et à encourager la France et l'Allemagne à en faire autant. Cette promesse sera à l'origine de la guerre russo-japonaise de 1905 et de la défaite du tsar. »
http://www.herodote.net/7_septembre_1901-evenement-19010907.php
1905 sera aussi l’année de la première révolution des soviets.
Pendant quelques dizaines d’années, la Russie soviéto-bolchevique a pu passer pour la grande sœur de la Chine. Il vrai que le grand timonier affichait une admiration sans borne pour le petit père des peuples. Mais il faut reconnaître que c’est avec le « communisme » que l’empire russe s’est imposé comme une super puissance. Mao attendit la mort du grand homme (qui pourtant ne l’avait pas ménagé) pour critiquer le grand frère soviétique, mais il y mit les formes (vipères lubriques, hyènes puantes). Il dénonça le « révisionnisme » et produisit des innovations conceptuelles comme la « continuation de la lutte de classe sous le socialisme » et la « révolution culturelle. »[iii]
Au tournant des années octante et nonante du siècle dernier, la Russie entama sa sortie du communisme. Elle fut d’abord connue sous le nom de « glasnost » et de « pérestroïka ». Son promoteur, Mikhaïl Gorbatchev, était un bureaucrate du Parti Communiste qui aurait pu, avec un peu d’audace, rendre au parti bolchevik son appellation originale de « social-démocrate ». Mais il devait ménager de vieux staliniens et fut soupçonné par d’autres de vouloir, selon la formule de Lampedusa, « tout changer pour que rien ne change. » Il fut débarqué à la faveur d’un coup d’Etat raté des vieux staliniens et remplacé par un autre apparatchik plus populiste qui commença par mettre fin à l’URSS. Des experts américains débarquèrent pour apprendre aux Russes les ruses et les astuces du libéralisme bien compris. Une « bourgeoisie » commença d’apparaître. Elle était issue de la bureaucratie essentiellement, bien sûr, mais surtout de la bureaucratie de l’armée, du KGB et de l’économie planifié. Boris Eltsine entreprit de réprimer le Parti Communiste.
Au tournant du nouveau millénaire, un ancien bureaucrate du KGB, devenu le FSB, succéda à un Boris Eltsine un peu diminué. Vladimir Poutine entreprit, lui, de réprimer la « mafia paraétatique », c’est-à-dire la frange de la « bourgeoisie » et des « millionnaires » qui n’était pas issue de l’ex-KGB (ainsi l’emblématique Mikhaïl Borissovitch Khodorkovski). Un article russe publié par Courrier International soutient une thèse originale : cette mainmise du KGB sur l’économie était un projet qui remontait au regretté Youri Andropov[iv].
Vladimir Poutine n’éprouva pas le besoin de réhabiliter le Parti Communiste. En revanche, le Parti Communiste Chinois suivit un chemin différent pour sortir du « communisme »en intégrant dans ses rangs les nouveaux milliardaires. Toujours ce sens de l’innovation qui avait le succès du grand timonier, une autre façon de « tout changer pour que rien ne change. »
Un peu de cinéma
Jia Zhangke avait déjà donné un aperçu de la violence contenue dans la Chine contemporaine avec Still Life en 2006[v]. La ville de Fengjie, sur le Yang-tsé, destinée à être complètement submergée par le gigantesque barrage des Trois-Gorges quelques mois plus tard, était le cadre de deux histoires qu’on pourrait qualifier de sentimentales.
Avec A Touch of Sin, la violence n’est plus contenue. Si on retrouve le barrage des Trois-Gorges, la vallée a été engloutie, une mégalopole, Chongqing, est sortie de terre et un tueur fou s’exerce au maniement des armes à feu. C’est l’un des quatre faits divers dont s’est inspiré le cinéaste, les trois autres étant un ancien mineur[vi] qui se lance dans une expédition meurtrière contre la corruption ; une jeune femme victime d’une tentative de viol de la part d’un cadre local et qui le tue ; un jeune travailleur qui finit par se défénestrer, illustrant la vague de suicides dans les usines de Foxconn.
Ce jeune a une petite histoire qu’il voudrait sentimentale, mais sa partenaire lui ouvre les yeux sans aucune hésitation : il ne faut pas faire de sentiment, il n’y a pas de place pour les sentiments dans cette vie. La jeune fille est alors sa collègue dans un club de loisir pour riches. De jeunes prolétaires se déguisent en révolutionnaires d’opérette pour faire bander des bureaucrates reconvertis dans les affaires. On peut le voir à une minute quatorze dans la bande annonce qui suit :
http://www.aufeminin.com/bandes-annonces-film/a-touch-of-sin-2013-n231287.html
Le maoïsme était déjà une imposture , mais depuis le règne de Deng Xiaoping, l’usage qui est fait de l’image du défunt grand timonier et de sa « Révo. Cul. dans la Chine Pop » devient de plus en plus burlesque. Jia Zhangke a-t-il pu visionner le film Chinois, encore un effort…. De René Viénet ?
Le dernier film de Jia Zhangke semble être sorti de Chine sans y avoir été diffusé. Il a donc choisi de le faire connaître sous un titre anglais : A Touch of Sin. En français, ce titre pourrait être traduit par « une touche de péché » ou « un contact de péché ». Mais peut-être a-t-il voulu donner un nouveau sens à la sinologie : connaissance du péché ?
Cependant la traduction littérale du titre original du film 天注定 (Tian zhu ding) serait « ciel ». A-t-il voulu faire allusion à la bureaucratie céleste ?
http://www.mondialisme.org/spip.php?article1548
Le cinéma russe s’est intéressé aussi à la Russie d’après le communisme. Ainsi Pavel Lounguine a sorti 2002 un film intitulé Un nouveau Russe, inspiré de la vie de l'oligarque Boris Berezovski. Mais le cinéma russe est surtout incarné par un ancien bureaucrate du KGB devenu tsar et star de toutes les Russies.
Ainsi, si les Chinois ont conservé du communisme le principe du Parti unique, les Russes ont conservé le culte de la personnalité.
Conclusion provisoire
D’aucuns trouveront peut-être que je survole un peu vite ces deux grands empires, le plus vaste et le plus peuplé. Mais j’ai déjà rempli trois pages.
Dans son dernier livre sur les systèmes familiaux[vii], Emmanuel Todd commence par faire une remarque sur l’apparente parenté entre les régions de « famille communautaire » et celles qui ont adopté un temps le « système communiste ». Ainsi, la Chine et la Russie. Les valeurs fondamentales de qu’ont en commun cette famille et ce système sont, selon lui, l’autorité et l’égalité.
Aujourd’hui, il revient parfois avec tendresse sur sa « jeunesse communiste », parce que, issu lui-même d’une famille égalitaire et libérale, il avait apprécié les valeurs égalitaires que portaient alors les militants communistes et déplore les ravages présents de l’idéologie inégalitaire qui se veut faire passer comme tout simplement libérale.
Mais il n’était pas dupe des valeurs autoritaires que trimbalaient aussi les militants communistes. Ces valeurs autoritaires pouvaient être difficilement supportables par un esprit libre dans une cellule parisienne. Elles pouvaient devenir carrément mortelles en Chine et en Russie. En 1976, il écrivit son premier livre souvent cité pour faire genre, mais il est préférable de le lire directement La chute finale. J’ai sélectionné quelques extraits :
« Le communisme naît d’une erreur de calcul. Un régime autoritaire paraît nécessaire pour faire aboutir rapidement la revendication égalitaire. Mais finalement l’autorité tue toute égalité : une classe dirigeante se substitue à une autre ».(55)
« Pourquoi les Chinois critiquent-ils le révisionnisme soviétique ? Tout simplement parce qu’ils ne sont pas encore entrés dans la deuxième phase du communisme : celle où les privilèges de la classe bureaucratique apparaissent à ses chefs comme le fondement de la société. La mort de Mao Tsé-toung va accélérer l’évolution du communisme chinois vers une hiérarchisation plus nette dans le domaine des revenus correspondant à celle qui existe déjà dans le domaine du pouvoir. Les Chinois n’échapperont pas aux lois du développement de la société communiste. Mais les trente années de décalage entre les révolutions russe et chinoise aident beaucoup à analyser clairement le système communiste : les Chinois ont rapidement reconnu dans la phase II du communisme soviétique un « social-fascisme », un fascisme à discours socialiste. » (56)
« Les seules exigences théoriques et pratiques de l’U.R.S.S. sont maintenant : Le maintien de la dictature des partis communistes ; Le maintien de l’intégration au pacte de Varsovie. » (p 134)
Près de quarante plus tard, on voit que la Chine a maintenu la dictature du parti communiste et que la Russie tente de reconstruire à Kiev un pacte de Varsovie.
Mais les deux premiers extraits du livre d’Emmanuel Todd, qui datent de 1976, résonnent curieusement avec ces extraits de l’article de Dmitri Kartsev qui a été repris par Courrier International n°1157 en janvier 2013 :
« Une rumeur persistante lui attribue le projet d’un ensemble complet de réformes dont la perestroïka n’aurait été que la version abâtardie. En outre, c’est sous sa direction que le KGB aurait mis au point puis appliqué le plan de redistribution de la propriété qui a vu les tchékistes prendre le contrôle de toute l’économie du pays en se dissimulant derrière les “oligarques”. A travers des entretiens avec de nombreux agents aux parcours complexes, nous avons tenté de remonter la piste de ce “plan du KGB”. “A mon avis, il y a une chose que l’opposition russe actuelle ne comprend pas, c’est que son utopie s’est déjà concrétisée.” Notre interlocuteur fait partie de l’entourage de Vladimir Krioutchkov (qui a dirigé le KGB de 1988 à 1991. Il parle posément, sans presque cesser de sourire. “Ils ont ce slogan qui réclame ‘Des élections honnêtes !’, mais, à l’époque où les élections étaient honnêtes et où les communistes l’emportaient, ils criaient : ‘Nous voulons un Pinochet !’ Alors ils l’ont eu.” »
Après avoir cité ce témoin, il commente :
« Le durcissement du régime politique n’était pas un but en soi, mais le seul moyen de mener de vastes réformes, qui consistaient essentiellement à transformer l’économie en profondeur. Aujourd’hui, la voie dans laquelle Andropov aurait voulu engager l'URSS est qualifiée de “modèle chinois". »
On pourrait voir dans le temps présent une troisième phase du communisme : sa survivance sous d’autres formes :
- la forme chinoise : maintien du parti unique et développement économique ;
- la forme russe : simulacre de démocratie et culte de la personnalité.
Mais ces deux options “nationales” ont en commun la tentation impériale, bien sûr, mais surtout le développement des inégalités et de la corruption, la violence généralisée, la brutalité des rapports de domination, le mépris des pauvres..
Le communisme prétendait construire un “homme nouveau”. Il n’est pas parvenu à construire celui qu’imaginait Marx, mais il a réussi à produire les hommes et les femmes qui peuvent supporter cette violence, quitte à la retourner parfois.
[i] « L’intégration des territoires frontaliers par les deux empires a été tout à fait différente. Les plaines du nord-est de la Chine ont été rapidement peuplées et mises en valeur par des colons chinois dès le début du XIXe siècle. Par contre, le peuplement de l'Extrême-Orient russe par des colons venus de Russie d’Europe a été moins important et beaucoup plus long[1]. La différence entre les deux peuplements a donné naissance à une ligne de discontinuité de part et d’autre du fleuve Amour et de la rivière Oussouri : d'un côté 7 millions de Russes, de l'autre, plus de 60 millions de Chinois vivant dans les provinces frontalières du Jilin et du Heilongjiang ». Le contributeur deWikipédia qui écrit ces lignes semble vouloir souligner le déséquilibre entre les deux populations frontalières. Il est pourtant moindre que le déséquilibre de population entre les deux empires dans leur ensemble.
[ii] Pendant, c’étaient les voyageurs arabes venant de l’ouest qui étaient nommés « occidentaux » par les Chinois.
[iii] Evidemment, ceux qui ont lu Les habits neufs du président Mao, Om bres chinoises et Révo. Cul. Dans la Chine Pop ou qui ont vu Chinois, encore un effort si vous voulez être révolutionnaires savent que la « révolution culturelle » n’était qu’une lutte pour le pouvoir au sein de la bureaucratie.
[iv] Article de Dmitri Kartsev paru dans Rousski Reporter et publié par Courrier International n°1157 (janvier 2013)
[v] Nature morte = Sānxiá hǎorén (三峡好人)
[vi] Je ne sais pas pourquoi, sans doute une contamination mentale, l'acteur qui tient ce rôle, en lui donnant ce côté obstiné et monomaniaque, m'a fait penser à Dieudonné, le partenaire de scène de Manuel Valls.
[vii] L'origine des systèmes familiaux T1