mercredi 14 décembre 2011 - par
Démocratie, élucratie et dictature
La France n’est pas une véritable démocratie, car le peuple ne peut pas imposer sa volonté aux élus. Mais ce n’est pas une dictature non plus. C’est ce que j’appelle une « élucratie ». Cet article propose une typologie des régimes politiques qui distingue démocratie, élucratie et dictature.
Dans une véritable démocratie, c’est le peuple qui choisit ce qu’il délègue à ses représentants
Dans une véritable démocratie, le peuple (dêmos) a le pouvoir (kratos). Il n’a bien sûr pas le temps de gérer les affaires publiques quotidiennes (en tous cas au niveau national), mais c’est lui qui décide quelles compétences il délègue à ses représentants. En France, le peuple ne pourrait pas décider par exemple de conserver davantage de pouvoir entre deux élections (droits de référendum et d’initiative). Ce n’est donc pas une démocratie.
Il y a certes des élections en France. Mais cela ne suffit pas à faire de la France une démocratie, puisque le peuple ne peut pas décider quel pouvoir il confie à ses représentants. Il serait faux de croire que le peuple voterait nécessairement comme ses représentants. Il est par exemple vraisemblable qu’en France le peuple n’aurait pas approuvé le traité de Lisbonne s’il avait pu voter, puisqu’il venait de refuser un texte similaire que le président avait eu l’imprudence de soumettre au référendum. En Suisse où les droits populaires sont développés, ceci est encore plus clair, puisque le peuple rejette régulièrement des propositions approuvées par la majorité de ses représentants.
Les élections ne sont pas non plus une condition nécessaire pour une démocratie. Quelque soit le mode de désignation des représentants du peuple, c’est une démocratie si c’est le peuple qui choisit ce mode de désignation et peut le changer quand il veut. Ainsi, on peut imaginer une démocratie où les représentants du peuple sont tirés au sort. Même une procédure aussi saugrenue que celle utilisée par les Tibétains pour désigner le Dalaï-lama serait démocratique si c’est le peuple qui choisit cette procédure et peut la changer quand il le veut.
Dans une démocratie, toute modification de la Constitution doit obligatoirement être soumise au référendum. Et le peuple peut prendre l’initiative de modifier la Constitution. C’est donc le peuple qui écrit la Constitution. Le droit de référendum et d’initiative ne garantit la démocratie que s’il permet au peuple une maîtrise totale sur sa Constitution.
La Suisse est à ma connaissance le seul pays véritablement démocratique. En Italie par exemple, le droit de référendum existe même au niveau constitutionnel, mais le peuple ne peut pas s’opposer à une modification décidée par les élus si celle-ci a obtenu une majorité des deux tiers (voir ici, là et l’article 138 de la Constitution italienne), et le peuple ne peut pas prendre l’initiative de modifier la Constitution (par exemple pour y introduire un droit de référendum pour les traités de l’Union européenne). Mais je ne suis pas spécialiste de l’Italie, ni des autres pays de la planète, d’où ma prudence : « à ma connaissance » la Suisse est le seul pays véritablement démocratique.
En principe, on pourrait distinguer divers démocratie qui auraient en commun que c’est le peuple qui choisit quels pouvoirs il délègue à ses représentants, mais qui différeraient d’après la quantité de pouvoir que le peuple choisit de ne pas déléguer. On peut aussi distinguer les démocraties d’après la proportion des citoyens nécessaire pour obtenir qu'une votation populaire soit organisée. Toutes choses étant égales par ailleurs, plus cette proportion est élevée, plus les droits populaires sont faibles. Mais s’il n’existe qu’un seul pays démocratique, alors il n’est guère utile d’effectuer ces distinctions.
Le continuum entre dictature et élucratie
Il faut distinguer les différents régimes non-démocratiques en fonction du pouvoir qu’ils laissent au peuple. Dans une dictature absolue, le peuple n’a aucun pouvoir, alors qu’en France le peuple a le pouvoir d’élire ses représentants. Ces élections sont très importantes, car elles empêchent la classe gouvernante de se reproduire sans l’assentiment du peuple. Il serait donc faux de négliger la distinction entre élucratie et dictature. J’appelle élucratie un régime comme en France où le pouvoir appartient aux élus plutôt qu’au peuple, mais où les élections sont libres et régulières (on appelle d’habitude ce régime « démocratie représentative », mais c’est trompeur puisqu’en réalité ce n’est pas une démocratie).
On se souvient des républiques démocratiques d’Europe de l’Est : même les dictatures tentent généralement de se faire passer pour des démocraties (ou plus exactement pour ces élucraties que l’on confond généralement avec les véritables démocraties). On peut imaginer un continuum de régimes qui se distinguent par la mesure dans laquelle ces élections sont libres et régulières. Mais finalement, il y a une différence non seulement de degrés, mais qualitative, entre la Corée du Nord et la France.