lundi 25 juillet 2011 - par David Auerbach Chiffrin

Discriminations : la Cour de cassation souligne l’hypocrisie du législateur

De manière discrète mais néanmoins cinglante, la chambre criminelle de la Cour de cassation vient de confirmer une jurisprudence [1] constituant un camouflet pour les différentes majorités parlementaires [2] depuis quinze ans.

 En 2000 ou 2001, plusieurs familles dont les patronymes présentent une « consonance étrangère » (en clair, des Arabes et des Turcs) achètent des logements à Pont-de-Chéruy dans l’Isère (illustre commune qui s’enorgueillit plutôt, comme l’indique son site Internet, d’accueillir prochainement Hélène Ségara) [3]. Le maire humaniste Alain Tuduri, membre de l’humaniste Union pour un mouvement populaire (UMP), décide d’exercer son droit de « préemption » (pour faire simple, son droit d’annuler la vente). Pas de bougnoules à Pont-de-Chéruy ? Étonnamment, ces derniers se rebiffent et crient à la discrimination (encore des binationaux qui n’aiment pas la France et ses élus humanistes), invoquant l’article 432-7 du code pénal qui prévoit que « la discrimination [...] commise [...] par une personne dépositaire de l’autorité publique [...] est punie de cinq ans d’emprisonnement et de 75.000 euros d’amende lorsqu’elle consiste [...] à refuser le bénéfice d’un droit accordé par la loi » [4].
 
Alain Tuduri et Gérard Dézempte {JPEG}
 
 Auto-amnistie permanente
 
 Condamné en première instance le 20 octobre 2009 par le tribunal correctionnel de Vienne, condamné le 16 juin 2010 par la cour d’appel de Grenoble, le maire est finalement suivi par la Cour de cassation qui estime, le 21 juin dernier, que « l’exercice d’un droit de préemption, fût-il abusif, ne saurait constituer le refus du bénéfice d’un droit accordé par la loi ». Pareille solution avait déjà été affirmée à l’occasion d’une affaire similaire le 17 juin 2008 [5] : il s’agissait alors de Gérard Dézempte, autre élu humaniste de la toujours humaniste UMP, maire de Charvieu-Chavagneux et conseiller général du canton de... Pont-de-Chéruy [6]. Pour la plus haute instance de l’ordre juridique français, les deux édiles ont exercé un droit (leur droit de préemption), ils n’ont pas refusé un autre droit (le droit de résider où on l’entend). Cette lecture de l’article précité est restrictive voire formaliste car en pareil cas, l’exercice du premier de ces droits dissimule évidemment le refus du second. Faut-il en déduire que la chambre criminelle de la haute instance serait raciste ?
 
 Ce que pointe sa décision est davantage une rédaction particulièrement floue et, pour tout dire, perverse de la loi. L’article 432-7 aurait fort bien pu, en effet, s’arrêter aux mots suivants : « La discrimination [...] commise [...] par une personne dépositaire de l’autorité publique [...] est punie de cinq ans d’emprisonnement et de 75.000 euros d’amende ». La jurisprudence aurait alors librement déterminé les cas dans lesquels ce texte aurait pu s’appliquer, sur la base de l’article 225-1 du code pénal qui, plus large d’esprit, définit pour sa part ce qu’est la discrimination en droit pénal français (à savoir « toute distinction » opérée à raison de l’un ou de plusieurs des vingt-deux critères qu’il énonce dont l’origine et l’orientation sexuelle) [7]. Que nenni : le législateur (c’est-à-dire les député/e/s et sénateur/e/s de droite comme de gauche depuis le 1er mars 1994, date d’entrée en vigueur de l’article 432-7) a privé le juge d’une telle liberté d’interprétation en limitant les cas d’application de cet article, par une précision insérée en son terme et qui paraît purement rédactionnelle alors qu’elle constitue en réalité une véritable clause d’exemption de responsabilité (une sorte d’auto-amnistie permanente) : la discrimination commise par un/e élu/e n’est en effet punissable que lorsqu’elle consiste à « refuser le bénéfice d’un droit accordé par la loi » (on l’a vu) ou « entraver l’exercice normal d’une activité économique quelconque ». La loi pénale étant d’interprétation stricte, la Cour de cassation n’a pu que constater les limites posées par le législateur.
 
 Un plaidoyer involontaire contre le cumul des mandats
 
 Pourquoi ces limites ? En France, les parlementaires sont souvent élus locaux (les sénateurs sont même élus par des élus locaux) et ces derniers n’ont pas forcément envie de buter tous les jours sur le principe de non-discrimination. Députés-maires et sénateurs-maires ont donc limité les ennuis potentiels des maires-députés et maires-sénateurs. De l’art d’affirmer un grand principe et de l’amoindrir ensuite en petits caractères, en quelque sorte, ou, autrement perçu, de l’art de promouvoir le non-cumul des mandats et la véritable séparation des pouvoirs !
 
 Trois remarques pour finir. D’une part, il ne s’agit pas du seul exemple d’une telle malfaçon législative en matière de discrimination : la loi du 30 décembre 2004 réprimant les propos homophobes s’est elle aussi vue retoquée par la Cour de cassation, à l’occasion du tristement célèbre arrêt Vanneste [8] qui a démontré qu’elle empêchait les propos visant les personnes LGBT (lesbiennes, gaies, bi & trans) mais nullement ceux visant la condition LGBT (lesbienne, gaie, bi ou trans). La différence peut sembler ténue mais imagine-t-on une seconde que l’on puisse déclarer que la condition nègre serait inférieure à la condition blanche, par exemple, sans que la Cour de cassation ne sanctionne une telle déclaration pour racisme avéré ? Cependant, aucune proposition de loi ne semble avoir été déposée par quelque parti politique que ce soit pour clarifier la loi de 2004 et éviter pareil quiproquo... D’autre part, l’affaire de Pont-de-Chéruy est renvoyée devant la cour d’appel d’Aix-en-Provence et pourrait y faire l’objet d’une QPC (question prioritaire de constitutionnalité) visant, précisément, la « clause d’exemption » précitée, notamment au regard du principe d’égalité et du droit européen : si, cependant, elle faisait alors l’objet d’une décision conforme à la jurisprudence de la Cour de cassation, elle pourrait encore aller devant le juge européen, comme l’aurait pu d’ailleurs l’affaire Vanneste si les associations LGBT plaignantes en avaient eu les moyens financiers. D’autre part enfin, si les minorités concernées (arabe ou turque là, LGBT ici) avaient la jugeote de s’allier au lieu de s’ignorer les unes les autres, leurs associations auraient les moyens, précisément, de mener les actions adéquates [9].
 
 
David Auerbach Chiffrin,
président de la fédération Total Respect
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Stéphane Aurousseau,
administrateur de Couleurs gaies
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Matthieu Gatipon-Bachette,
vice-président de la fédération Total Respect,
président de Couleurs gaies
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Philippe Stanisière,
conseiller politique régional
d’Europe Écologie - Les Verts en Île-de-France
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Remerciements :
Teddy Jacques,
administrateur national de Tjenbé Rèd Prévention
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NOTES
 
[1] 21 juin 2011 - Arrêt Pont-de-Chéruy de la chambre criminelle de la Cour de cassation
 
[2] Ainsi que pour l’orthographe : deux fautes relevées dans un arrêt de cassation, voilà qui est inaccoutumé.
 
[3] 10 juillet 2011 - Capture d’écran du site Internet de la mairie de Pont-de-Chéruy annonçant la venue d’Hélène « Ségura » (sic)
 
[4] 1er mars 1994 / 10 mars 2004 - Article 432-7 du code pénal modifié par la loi n°2004-204 du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité  : « La discrimination définie à l’article 225-1, commise à l’égard d’une personne physique ou morale par une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public, dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de ses fonctions ou de sa mission, est punie de cinq ans d’emprisonnement et de 75000 euros d’amende lorsqu’elle consiste :/ 1° À refuser le bénéfice d’un droit accordé par la loi ;/ 2° À entraver l’exercice normal d’une activité économique quelconque. »
 
[5] 17 juin 2008 - Arrêt Charvieu-Chavagneux de la chambre criminelle de la Cour de cassation
 
[6] Un humaniste, on vous dit : dans le dernier numéro de sa feuille de chou municipale, Gérard Dézempte promet de réaliser le futur quartier du Petit-Prince (qui doit accueillir « une nouvelle école maternelle, un restaurant scolaire, des locaux associatifs et une salle polyvalente ») conformément à ses engagements de n’y voir construits « ni grands collectifs, ni logements sociaux » (sic). Voir 11 mai 2011 - Vivre mieux Charvieu-Chavagneux
 
[7] 1er mars 1994 / 24 mars 2006 - Article 225-1 du code pénal modifié par la loi n°2006-340 du 23 mars 2006 relative à l’égalité salariale entre les femmes et les hommes  : « Constitue une discrimination toute distinction opérée entre les personnes physiques à raison de leur origine, de leur sexe, de leur situation de famille, de leur grossesse, de leur apparence physique, de leur patronyme, de leur état de santé, de leur handicap, de leurs caractéristiques génétiques, de leurs mœurs, de leur orientation sexuelle, de leur âge, de leurs opinions politiques, de leurs activités syndicales, de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée./ Constitue également une discrimination toute distinction opérée entre les personnes morales à raison de l’origine, du sexe, de la situation de famille, de l’apparence physique, du patronyme, de l’état de santé, du handicap, des caractéristiques génétiques, des mœurs, de l’orientation sexuelle, de l’âge, des opinions politiques, des activités syndicales, de l’appartenance ou de la non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée des membres ou de certains membres de ces personnes morales. »
 
[8] 18 novembre 2008 - Affaire Vanneste : quatre-vingt organisations et personnalités de la société civile appellent à des rassemblements - Communiqué de presse n°TR08POL26B
 
[9] Cela suppose de se bouger et de faire autre chose que de s’affaler devant son téléviseur en espérant que le ciel ne vous tombe jamais sur la tête et en appelant les associations au secours en catastrophe quand cela arrive - sans jamais cotiser, du reste, ou rarement.
 
[10] 25 juillet 2011 - Photomontage présentant Alain Tuduri (à gauche, maire de Pont-de-Chéruy dans l’Isère) et Gérard Dézempte (à droite, maire de Charvieu-Chavagneux, conseiller général du canton de Pont-de-Chéruy et président de la communauté de communes « Porte dauphinoise de Lyon-Satolas ») à partir du site Internet de la mairie de Pont-de-Chéruy et du site Internet officiel de Gérard Dézempte



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