mercredi 23 mars 2011 - par Georges Kaplan

L’ancien régime et la révolution

Ce que Tocqueville a à nous apprendre sur les “révolutions de jasmin”

Nous avons tous une vision grandiose des règnes des derniers Bourbon - de Louis XIII à Louis XVI - et de l’action de leurs ministres - Richelieu, Mazarin, Colbert [1] et Fleury. L’Histoire (avec un H majuscule) a retenu les fastes de Versailles, les victoires militaires et le luxe de la cour mais ce que l’histoire (avec un petit h, celle du commun des mortels) nous apprend, c’est que la vie de la grande majorité des français de l’époque se résumait à une misère abyssale. Une épigramme fameuse, du temps de Louis XV, résumait assez bien le sentiment du peuple : « La France est un malade que, depuis cent ans, trois médecins de rouge vêtus, ont successivement traité. Le premier (Richelieu) l’a saigné ; le second (Mazarin) l’a purgé ; et le troisième (Fleury) l’a mis à la diète ».
 
Une anecdote rapportée dans ses Mémoires par René Louis d’Argenson, ministre des affaires étrangères de Louis XV, rapporte que le duc d’Orléans porta au conseil un morceau de pain de fougère et, à l’ouverture de la séance, le posa sur la table du roi en disant : « Sire, voilà de quoi vos sujets se nourrissent » alors même que monsieur Orry [2] vante la régularité avec laquelle les impôts alimentent le trésor royal. Cet épisode résume assez bien les informations qu’on tire de la lecture des auteurs de l’époque : les français sont écrasés d’impôts [3] et de corvées, l’administration est partout, une réglementation tentaculaire et arbitraire brise toute activité commerciale ou industrielle, tout est centralisé à Paris qui festoie dans l’insouciance la plus totale tandis que, jusqu’aux abords de Versailles, les gens meurent - littéralement - de faim. « Si les peuples étaient à l'aise, écrit Richelieu dans son Testament politique, difficilement resteraient-ils dans les règles ». Tout est dit.
 
Or, comme le rapporte notamment Tocqueville, le règne de Louis XVI fût certainement le plus prospère des tous - pour les français s’entend. L’auteur deL’ancien régime et la Révolution note (L3, IV) qu’environ 30 ou 40 ans avant la révolution, l’économie française se met progressivement à croître : pour la première fois depuis plus d’un siècle la condition des gens ordinaires s’améliore, le commerce se développe, les industries fleurissent un peu partout et la population augmente. Les sources de l’époque sont sans ambigüités : le prix des fermages ne cesse d’augmenter, le bail de 1786 donne 14 millions de plus que celui de 1780, Arthur Young, dans ses Voyages en France, s’émerveille de la prospérité retrouvée de Bordeaux qui surpasse, selon lui, Liverpool… Partout les gens s’enrichissent dans des proportions jusqu’ici jamais vues. Malgré le poids encore écrasant de l’Etat et la gestion calamiteuse des finances, les tentatives de libéralisation de l’économie française - en particulier par Turgot [4] - permettent enfin à la France de ressentir les premiers effets de la révolution industrielle venue d’Angleterre.
 
Mais alors pourquoi les français, qui vivent désormais de mieux en mieux, vont-ils faire leur révolution ? Tocqueville propose une réponse qui, je crois, résonne parfaitement avec les évènements auxquels nous assistons aujourd’hui en Afrique du nord, au moyen orient et un peu partout dans le monde. Ce que cette période de croissance et d’enrichissement a implanté dans le cœur de nos ancêtres c’est l’espoir. Pour la première fois, les français goûtent aux effets de la liberté, connaissent la prospérité et commencent à y croire. Avec leur bien être matériel désormais mieux assuré, ils commencent à rêver de libertés politiques. Là où, quelques décennies plus tôt rien ne pouvait se faire hors l’Etat, hors le roi, c’est un peuple entier qui ose enfin rêver de prendre son destin en main. Tocqueville résume son idée en une phrase : « Vingt ans auparavant, on n'espérait rien de l'avenir ; maintenant, on n'en redoute rien ».
 
A quoi d’autre assistons nous aujourd’hui ? Les 50 dernières années ont été, dans le monde entier et dans les pays dits émergents en particulier, la plus formidable période de croissance et de recul de la pauvreté que l’humanité n’ait jamais connu. Jugez plutôt : en 2005, on estimait le nombre de gens vivant avec moins de $1.25 par jour à 1 337.8 millions (25.7% de la population mondiale). D’après une mise à jour publiée récemment par Laurence Chandy et Geoffrey Gertz, deux chercheurs de la Brookings Institution, ce chiffre est tombé à 878.2 millions (15.8%) en 2010. Un dixième de l’humanité qui sort de la misère extrême en 5 ans ! Partout, de l’Asie du sud-est à l’Afrique du nord, des milliards de gens vivent mieux aujourd’hui qu’hier et, comme nos français du XVIIIème siècle, se prennent à rêver de liberté politique.
 
Après les régimes tunisien et égyptien, se sont pratiquement tous les régimes autocratiques de la planète qui sentent passer ce formidable souffle de liberté. Alors que Kadhafi tente désespérément de sauver son régime, les autorités chinoises viennent de couper l’accès à certains réseaux sociaux sur lesquels commençaient à s’organiser la contestation. Ce que nous renvoient ces millions de gens n’est rien d’autre que notre propre image, il y a un peu plus de deux siècles.
 
La liberté, écrivait Tocqueville, « certains peuples la poursuivent obstinément à travers toutes sortes de périls et de misères. Ce ne sont pas les biens matériels qu'elle leur donne que ceux-ci aiment alors en elle ; ils la considèrent elle-même comme un bien si précieux et si nécessaire, qu'aucun autre ne pourrait les consoler de sa perte et qu'ils se consolent de tout en la goûtant. D'autres se fatiguent d'elle au milieu de leurs prospérités ils se la laissent arracher des mains sans résistance, de peur de compromettre par un effort ce même bien-être qu'ils lui doivent. Que manque-t-il à ceux-là pour rester libres ? Quoi ? Le goût même de l'être. »
 
Que rajouter à ça ? 


---
[1] Qui était contrôleur général des finances pour être précis.
[2] Philibert Orry, contrôleur général des finances de 1730 à 1745
[3] On prélevait 1,2 millions de livres de taille sous Charles VII contre 80 millions sous Louis XVI
[4] Dont Tocqueville dit, à juste titre, « que la grandeur de son âme et les rares qualités de son génie doivent faire mettre à part de tous les autres ».
 


17 réactions


  • francis francis 23 mars 2011 09:57

    Une analyse comme je les aime !
    Partir de l’Histoire pour revenir à l’histoire.

    ... Car si j’ai écrit le deuxième histoire avec un petit h c’est pour marquer sa banalité uniquement.
    Dans quelques semaines, quelques mois, quelques siècles, notre histoire s’écrira alors avec
    un grand H.

    Toqueville... Curieux personnage, fascinant personnage... Il fait partie de ces gens, dans les époques passées qui virent ce que d’autres refusaient de voir.
    Ils ne sont pas légion les Toqueville dans l’histoire ! Que non !


  • Alpo47 Alpo47 23 mars 2011 10:30

    Et comme d’habitude pour cet auteur, un texte totalement binaire et orienté.
    On peut se demander comment peut on avoir une telle vision du monde et de la société ?

    L’auteur a t-il conscience de ce qui se passe autour de lui ?
    La misère d’une majorité, la mainmise et enrichissement d’une toute petite élite, le rétrécissement des libertés, la confiscation de l’information, les 6,5 millions de Français qui vivent avec moins de 750€/mois, l’installation dans une insécurité économique, la casse des services sociaux, de santé, d’éducation, la vente au privé des bien publics avec pour conséquence leur renchérissement .. ..etc .... ?

    Apparemment non, et c’est ce qui est sidérant.

    Alors, oui, M.Kaplan, le droit à la révolte est un des Droits inaliénables des citoyens, lorsque l’Etat atteinte aux droits fondamentaux.


    • Berserk 23 mars 2011 11:42

      Tout à fait d’accord avec vous Alpo47.

      Je ne suis pas sur que Mr Kaplan se rende bien compte des effets pervers de l’ultra libéralisme sur la majorité. Cela dit son argumentaire était relativement habile....et plus construit que ses précédentes tentatives de défense du capitalisme libéral. Il pourrait peut être tromper certaines personnes, mais pas moi personnellement.


  • ravachol 23 mars 2011 14:19

    Pour info les cours du ble dur ont augmentes de 70pour cent par rapport a l’annee derniere.
    Y’a p’tete quequchose a voir aussi de ce cote là ?


  • jesuisunhommelibre jesuisunhommelibre 23 mars 2011 14:47

    Quels sont les pays qui ont le plus vu leur population s’enrichir ?

    Ceux ayant une économie libre ou les autres ?

    Le reste n’est qu’aveuglement idéologique.

    Merci pour l’auteur pour ce texte.

    Juste une petite critique sur la note suivante :
    3) On prélevait 1,2 millions de livres de taille sous Charles VII contre 80 millions sous Louis XVI
    Si la population concerné n’est pas quantifié, ces chiffres n’ont que peu d’intérêt.


    • Berserk 23 mars 2011 15:13

      « Le reste n’est qu’aveuglement idéologique. »

      D’accord alors parlez nous un peu du cas de l’Irlande s’il vous plait et décrivez nous le marasme dans lequel se trouve ce pays actuellement. Cet « exemple » d’économie libérale, si souvent porté aux nues par le passé, prouve ici les limites de ce système.


    • jesuisunhommelibre jesuisunhommelibre 23 mars 2011 15:56

      Vous avez raison de parler de l’Irlande.

      Suite à des dépenses inconsidérées, l’état s’est sur-endetté (déficit = 12% du PIB et dette globale = 100% du PIB). Toutefois, grâce à sa vertu passée, quand l’Irlande a, en dix ans, ramené le niveau de sa dette publique de 94% à 24% du PIB, la situation n’est pas aussi désespérée qu’en Grèce. Des mesures importantes ont déjà été prises (une baisse de 5% à 15% des traitements des fonctionnaires, une baisse de 20% de la fiche de paie du premier ministre et une réduction des allocations familiales.) qui vont permettre à ce pays de sortir rapidement de cette situation critique. Les organisme préteurs lui font d’ailleurs confiance.


    • jullien 23 mars 2011 17:04

      Vous avez raison de parler de l’Irlande. Suite à des dépenses inconsidérées, l’état s’est sur-endetté (déficit = 12% du PIB et dette globale = 100% du PIB).

      Nous sommes entièrement d’accord : claquer l’équivalent de 32% du PIB national dans une garantie pour les dettes de banquiers ayant mal fait leur travail était une dépense inconsidérée.


    • Berserk 23 mars 2011 17:30

      Ah bon...les organismes prêteurs ont de nouveau confiance en l’Irlande ?

      Je dois avoir d’autres sources que vous alors :
      http://fr.news.yahoo.com/4/20110322/tbs-dette-irlande-allemagne-7318940.html


    • epapel epapel 3 avril 2011 16:13

      jesuisunhommelibre mais pas intellectuellement honnête donc ça ne sert à rien.


    • epapel epapel 3 avril 2011 17:19

      Quels sont les pays qui ont le plus vu leur population s’enrichir ?

      Ceux ayant une économie libre ou les autres ?

      A part la Chine, je ne vois pas.


    • Berserk 15 avril 2011 11:06

      @jesuisunhommelibre

      Je me permets de faire une petite mise à jour concernant la situation de l’Irlande, qui est définitivement en train de sombrer, contrairement à ce que vous disiez :
      http://www.lefigaro.fr/conjoncture/2011/04/15/04016-20110415ARTFIG00372-l-irlande-tout-pres-de-perdre-son-rang-d-emprunteur-fiable.php


  • jluc 23 mars 2011 19:33

    Kaplan a tout à fait raison : nous aurions beaucoup plus de raisons de faire une révolution aujourd’hui qu’en 1789.
     «  Mais alors pourquoi les français, qui vivent désormais de mieux en mieux, vont-ils faire leur révolution ?  » C’est quoi vivre de mieux en mieux ?
    Sous Louis VI on pouvait se nourrir, et, sainement.
     Au XIème siècle on peut toujours se nourrir, mais seulement avec de la merde. Le libéral mondialisme, avec son industrie chimique et pharmaceutique, s’est approprié tous les moyens de productions tous les droits de décision sur l’agriculture, l’agroalimentaire, la pharmacie... Elle nous impose nos cocktails quotidiens de tous les engrais, produits phytosanitaires, pesticides, etc. ; hormones ; antibiotiques ; OGM ; bisphénol A des emballages, des biberons et autres contenant en plastiques...
     En 1789, toute les maladies modernes n’existaient pas : cancers, maladie d’Alzheimer, obésité, maladies cardiaques, diabète... etc. La ploutocratie libérale mondialiste est notre poison quotidien. On en a une overdose.
     L’enjeu n’est plus de vivre mieux, mais de rester en vie, c’est déjà une première raison de faire la révolution, non ?


    • epapel epapel 3 avril 2011 16:10

      En 1789, toute les maladies modernes n’existaient pas : cancers, maladie d’Alzheimer, obésité, maladies cardiaques, diabète...

      Normal, car ce sont des maladies associées à la prospérité (obésité, diabète, maladies cardiaques) et à l’allongement de la durée de la vie (cancers, Alzheimer). Il y a une chose qui n’a pas changé, on finit par mourir et si ce n’est pas d’une chose, alors c’est d’une autre.

       En France juqu’en 1789, la moitié des enfants mourait avant 10,5 ans alors qu’aujour’hui la moitié des gens vit jusqu’à plus de 80 ans. Actuellement on meurt rarement des maladies infectieuses qui étaient le lot commun avant 1789.


    • epapel epapel 3 avril 2011 16:15

      L’enjeu n’est plus de vivre mieux, mais de rester en vie.

      C’est perdu d’avance.


    • epapel epapel 3 avril 2011 17:16

      Louis VI : alors qu’il rentre d’une expédition punitive, Louis le Gros tombe soudainement malade au château de Béthisy Saint Pierre Il y trépasse d’une dysenterie causée par l’excès de bonne chère, qui l’avait rendu obèse et fut inhumé en l’église de l’abbaye royale de Saint-Denis.

      Comme quoi, il était déjà atteint d’une maladie moderne d’où son surnom, mais s’il avait vécu à notre époque, sa dysenterie - une diarrhée de forte magnitude - aurait été soignée.

      La dysenterie est provoquée par l’ingestion d’aliments contenant certains micro-organismes - c’est à dire une nourriture pas saine - qui provoquent une maladie dans laquelle l’inflammation des intestins affecte gravement le corps.


  • epapel epapel 3 avril 2011 16:33

    Jugez plutôt : en 2005, on estimait le nombre de gens vivant avec moins de $1.25 par jour à 1 337.8 millions (25.7% de la population mondiale). D’après une mise à jour publiée récemment par Laurence Chandy et Geoffrey Gertz, deux chercheurs de la Brookings Institution, ce chiffre est tombé à 878.2 millions (15.8%) en 2010. Un dixième de l’humanité qui sort de la misère extrême en 5 ans !

    Les émeutes de la faim de 2009, elles sont dues à quoi alors ?.

    Selon l’OMS 1 milliard de personnes souffraient de sous-nutrition en 2010 (le principal indicateur de la misère extrême).

    D’autre part 1,25€ de 2005 valent 1,4€ de 2011 (à 2% d’inflation annuelle constatée pour le dollar) et en plus le prix des matières premières alimentaires qui constituent le principal de la consommation des miséreux a doublé entre temps donc cette comparaison est totalement fallacieuse.


Réagir