jeudi 26 octobre 2017 - par oursinours

La saisine parlementaire du Conseil constitutionnel est-elle instrumentalisée par les politiques ?

Résultat de la révision constitutionnelle du 29 octobre 1974, la saisine parlementaire du Conseil constitutionnel fut présentée par moult commentateurs comme une « réformette ». Maurice DUVERGER notamment, dans un article du journal Le Monde daté du 11 octobre 1974, ne voyait en cette révision qu’un « gramme de démocratie ». Aussi ces commentateurs se sont-ils trompés dans leurs présages compte tenu du développement fulgurant, qui plus est controversé, de la saisine parlementaire du Conseil constitutionnel. C’est ce dont ce modeste article fera l’objet. 

Dans l'intérêt pédagogique des profanes du droit constitutionnel, il faut au préalable s’entendre sur ce que recouvre l’expression « saisine parlementaire du Conseil Constitutionnel ». L’adjectif « parlementaire » renvoie à l’institution du Parlement, qui réunit l’Assemblée nationale et le Sénat, dont les membres sont respectivement les députés et les sénateurs. Cela étant entendu, la simple lecture de l’article 61 de la Constitution de 1958 permet de définir la saisine parlementaire du Conseil constitutionnel comme étant la possibilité laissée à certaines personnes, notamment à soixante députés ou soixante sénateurs, de déférer au Conseil constitutionnel les lois[1] avant leur promulgation afin qu’il se prononce sur leur conformité à la Constitution. 

Raillée en 1974 lors de sa présentation, la saisine parlementaire du Conseil constitutionnel est en réalité une idée on ne peut plus ancienne. Dès 1958, l’idée selon laquelle des députés ou sénateurs puissent déférer au Conseil constitutionnel les lois votées, mais non-encore entrées en vigueur, fut débattue. Le Comité consultatif constitutionnel, qui d’ailleurs étudiait à l’époque l’avant-projet de la future Constitution de 1958, était dans l’ensemble favorable à un tel mode de saisine. Cela n’a finalement pas abouti. Le professeur Julie BENETTI note à ce propos que cet échec est lié à l’inquiétude de Michel DEBRE de voir naitre un gouvernement des juges. Cette méfiance à l’égard du juge constitutionnel a conduit le constituant à confier le droit de saisine aux quatre plus hautes autorités de l’Etat que sont le Président de la République, Le Premier ministre, le Président de l’Assemblée nationale et le Président du Sénat. Cependant, ces autorités n’ont pas véritablement usé du droit de saisine qui leur était accordé par le second alinéa de l’article 61 de la Constitution. De 1958 à 1974, on ne dénombre qu’un total de neuf saisines. L’affirmation selon laquelle il existerait un réel contrôle de constitutionnalité à cette époque est manifestement dévote ; pis que cela : risible. Le juge constitutionnel se battait contre des moulins, s’imaginant gardien des droits et libertés fondamentaux en 1971 par la décision n° 71-44 DC dite « Liberté d’association », alors que son contrôle de constitutionnalité demeurait encore insignifiant. De ce point de vue-là, la révision constitutionnelle du 29 octobre 1974 va consacrer le passage d’une justice constitutionnelle impuissante en une justice constitutionnelle vigoureuse qui va inonder les branches du droit de son contentieux. « Le Conseil constitutionnel est né une seconde fois en 1974 » dira même Pierre MAZEAUD, ancien Président de l’institution. Avec du recul désormais, il serait candide d’affirmer que la volonté en 1974 fut celle d’élever le juge constitutionnel en un véritable gardien de la constitution. Il faut également garder à l'esprit que la révision constitutionnelle ne fut qu’une réforme politique destinée à estomper la toute puissance de la majorité. Aussi, bien que la saisine parlementaire du Conseil constitutionnel apparaisse initialement comme un moyen d’accroitre le rôle du juge constitutionnel il n’en demeure pas moins qu’elle est corrélativement devenue un instrument au service du politique. 

La saisine parlementaire : un mécanisme au service de la justice constitutionnelle

1. Il est vrai que malgré toutes les médisances à son sujet, la saisine parlementaire du Conseil constitutionnel s’est avérée être un formidable succès. Il faut rappeler que la période qui précède la révision constitutionnelle de 1974 n’a vu naitre qu’un infime nombre de saisine du Conseil. Seuls neuf recours en l’espace de seize ans ! Ce chiffre est bien ridicule au regard du nombre de saisines du Conseil qui interviennent postérieurement à la révision constitutionnelle de 1974. Une étude statistique sur l’évolution du nombre de recours, présentée par Laurent HABIB dans la revue Pouvoirs, montre ainsi que dans la période de juin 1974 à mai 1981 on dénombre un total de 67 saisines. Plus révélateur encore, parmi ces 67 saisines, 63 sont l’œuvre des parlementaires. Le succès de la saisine parlementaire ne s’achève pas en si bonne route puisque dans la période de juin 1981 à mars 1986, les juges constitutionnels ont vu arriver pas moins de 101 saisines, dont 99 à l’initiative des parlementaires. Il faut noter néanmoins qu’après 1986, l’évolution du nombre de saisines parlementaires n’est pas aussi linéaire, le changement de majorité dans les deux assemblées étant intimement lié au nombre de saisines. 

2. Par ailleurs, les modalités de mise en œuvre de la saisine n’ont pas fait l’objet de véritables évolutions. Il résulte de la lettre inchangée (depuis 1974) de l’article 61 alinéa 2 de la Constitution, que les lois ordinaires peuvent être déférées au Conseil constitutionnel avant leur promulgation ; par soixante députés ou sénateurs notamment. Ainsi la principale condition contraignante pour la saisine parlementaire est qu’elle doit obligatoirement intervenir avant la promulgation des lois ordinaires. Le Conseil a d’ailleurs eu l’occasion de confirmer cela dans sa décision du 27 juillet 1978 (n°78-96 DC) lorsque soixante députés socialistes l’ont saisi en dénonçant l’inconstitutionnalité de lois promulguées en 1972 et 1974. Sur ce point, il y a toutefois matière à discuter et sans doute une petite évolution à relever. Sans divaguer sur les interrogations que cela suscite, il faut signaler que dans la décision n° 85-187 DC dite « Etat d’urgence en Nouvelle-Calédonie » du 25 janvier 1985, le juge constitutionnel a admis qu’il puisse être saisi – notamment par 60 députés ou sénateurs – afin d’examiner la conformité de lois déjà promulguées « à l’occasion du contrôle de leurs lois modificatives »[2].

Il serait en outre bien malavisé de parler de l’évolution de la saisine parlementaire sans relever qu’elle est avant tout un mécanisme qui permet d’étendre le champ de contrôle du juge constitutionnel.

3. Avant que la saisine parlementaire du conseil Constitutionnel ne prenne une dimension hautement politique, il semblerait qu’elle fut dans ses premiers instants un simple dispositif juridique devant permettre un élargissement du nombre de lois contrôlées par le juge constitutionnel. Dans un discours du 8 novembre 1977, le Président du Conseil constitutionnel de l’époque, Roger FREY, déclarait même que « Les parlementaires ont fait preuve de sagesse dans l’exercice du nouveau droit qui leur était conféré ainsi que l’atteste l’importance des questions dont ils nous ont saisis et la qualité́ des arguments qu’ils ont présentés ». Numériquement parlant, l’évolution positive fulgurante de la saisine parlementaire dans ses premières années (de 1974 à 1986) a permis corrélativement un accroissement, lui-même fulgurant, du contentieux constitutionnel. À titre d’exemple, les Vème et VIème législatures (de 1973 à 1981) ont fait naitre 57 saisines. Le Conseil constitutionnel s’est prononcé sur 47 d’entre elles en l’espace de huit années. Comparativement, en seize ans, avant la possibilité de saisine du conseil par 60 députés ou sénateurs, le juge constitutionnel n’a rendu que neuf décisions, qui correspondent aux neuf saisines qui lui ont été adressées par les principales hautes autorités de l’époque. Tantôt les saisines portaient-elles sur des questions de compétence, voire de procédure, tantôt portaient-elles plus emblématiquement sur des questions relatives aux droits et libertés fondamentaux. De la sorte, au-delà de l’extension purement numérique du contentieux constitutionnel, le mécanisme de la saisine parlementaire, jusqu’en 1986, avait pour noble objet la protection des droits et libertés fondamentaux. Ainsi la saisine a-t-elle permis au juge constitutionnel de déclarer inconstitutionnel « l'article unique de la loi autorisant la visite des véhicules en vue de la recherche et de la prévention des infractions pénales » au motif qu’il violait le principe de liberté (décision n° 76-75 DC du 12 janvier 1977). Peut-on également citer la décision « Sécurité et liberté » des 19 et 20 janvier 1981.

4. Néanmoins une critique peut être formulée à l’encontre d’un tel mécanisme. Le grief tiendrait ainsi au fait que le contentieux constitutionnel dépend essentiellement de la variation numérique de la saisine parlementaire. En 1997 Jean-Pierre CAMBY écrit ainsi dans la Revue du droit public et de la science politique en France et à l'étranger que la saisine parlementaire serait un « acte condition ». Cela pouvait être vrai avant la révision constitutionnelle de 2008, la question prioritaire de constitutionnalité laissant désormais la possibilité aux justiciables, sous certaines conditions, de saisir le Conseil constitutionnel. On peut se demander si l’avènement d’un contrôle a posteriori de la loi ne serait pas la réponse à une telle critique. Si le fonctionnement de la justice constitutionnelle dépendait principalement du bon vouloir de députés ou sénateurs, la saisine du Conseil constitutionnel par ces derniers ne serait-elle pas un outil purement politique ? La question de la transformation de la saisine parlementaire en un instrument politique est légitime de ce point de vue là.

La saisine parlementaire, un mécanisme au service du politique

6. La saisine parlementaire est avant toute chose un instrument au service de la minorité. En 1998, dans un article de la revue Pouvoirs, Guy CARCASSONE écrivait ainsi que le Conseil constitutionnel n’était pratiquement saisi « que par la seule opposition politique ». Toutefois ce constat n’est pas surprenant : comme le confia en ces mots Valéry GISCARD D’ESTAING, l’instauration de la saisine parlementaire par révision constitutionnelle de 1974 fut le résultat d’un « raisonnement politique ». Si André LAIGNEL disait de l’opposition qu’elle pouvait avoir « juridiquement tort » parce qu’elle était « politiquement minoritaire », sa formule assassine prononcée en 1981 ne pouvait plus faire écho à cette période où la saisine parlementaire a fait naitre une authentique opposition, politique, pouvant avoir constitutionnellement raison. Une opposition capable de contrecarrer l’abus de pouvoir de la majorité, mais une opposition dédaigneuse contrariant la force politique majoritaire. Valéry GISCARD D’ESTAING disait lui-même de la saisine parlementaire qu’elle était un moyen pour la minorité de s’opposer à la « tentation d’abus de pouvoir de la majorité ». À titre d’exemple, la saisine a permis au juge constitutionnel de faire respecter les libertés et droits fondamentaux : décision n° 76-75 DC du 12 janvier 1977 ; décision « Sécurité et liberté » des 19 et 20 janvier 1981. Une telle utilisation de la saisine parlementaire est à saluer. Cela pose toutefois la question de savoir si une instrumentalisation de la saisine à des fins politiques est une bonne ou mauvaise chose. Doit-on se placer sur le terrain de l’intention des parlementaires ou de la conséquence de leur acte pour en juger ? Au demeurant, on peut se demander si dans ces deux décisions précédemment citées, l’intention initiale des parlementaires était de s’opposer aux réflexes liberticides de la majorité ou si leur saisine était fruit de leur machiavélisme. Dans ce dernier cas de figure, les parlementaires œuvraient purement dans une intention dilatoire.

7. Faut-il alors envisager la saisine parlementaire comme un moyen de contrarier la majorité. L’intention prime ici : la finalité de la saisine – le contrôle de la loi pour s’assurer de sa conformité avec la Constitution lato sensu – n’importe pas. L‘exemple topique est celui de la loi sur l’évolution de la Nouvelle-Calédonie qui a fait l’objet de deux saisines parlementaires consécutives. Alors que traditionnellement les décisions du Conseil constitutionnel ne s’encombrent pas de formules inutiles, les juges ont estimé nécessaire de rappeler que « l'objet de ce contrôle [de constitutionnalité] est non de gêner ou de retarder l'exercice du pouvoir législatif mais d'assurer sa conformité à la Constitution » (décision n°85-197 DC du 23 août 1985). Cela démontre à quel point les juges constitutionnels ont été courroucés par l’instrumentalisation politique de la saisine par la minorité. Toutefois l’instrumentalisation politique de la saisine parlementaire n’implique pas nécessairement qu’il y ait saisine effective du Conseil constitutionnel.

8. L’objet de la saisine parlementaire du Conseil constitutionnel est-il réellement de provoquer un contrôle de constitutionnalité de la loi ? On peut en douter puisque que les politiques ont fait de cet outil une arme politique ; tant à l’usage de l’opposition qu’à l’usage de la majorité. Sur ce premier point, l’instrumentalisation de la saisine parlementaire peut s’inscrire dans une triple perspective : l’instrumentalisation peut être le fait de la minorité politique pour obtenir de la majorité des concessions sur un texte ; l’instrumentalisation peut être le fait de certains membres de la majorité pour obtenir du gouvernement des modifications du projet de loi ; l’instrumentalisation peut être le fait du gouvernement lui-même et ne consiste non pas en la menace de l’utilisation de la saisine parlementaire – ce qui n’aurait aucun sens au demeurant – mais en la menace du danger que pourrait représenter le contrôle de constitutionnalité si une saisine advenait. Ce dernier cas, le plus fascinant, mérite une illustration. En 2005, Pascal CLEMENT, alors Garde des Sceaux sous le gouvernement DE VILLEPIN voulait introduire dans le projet de loi relative au traitement de la récidive des infractions pénales une disposition consacrant la rétroactivité du port du bracelet électronique pour les délinquants sexuels. Moult commentateurs avaient dénoncé le risque d’inconstitutionnalité de cette loi. Le ministre avait alors brandi le risque d’une saisine parlementaire et avait répondu qu’il suffisait, pour les parlementaires, « de ne pas saisir le Conseil constitutionnel, et ceux qui le saisiront prendront sans doute la responsabilité politique et humaine d’empêcher la nouvelle loi de s’appliquer au stock de détenus ». Le Président du Conseil constitutionnel de l’époque, Pierre MAZEAUD avait alors répondu que le respect de la Constitution était « non un risque mais un devoir ».

Face à la tournure politique qu’a pris la saisine parlementaire, la question prioritaire de constitutionnalité[3] n’est-elle pas un moyen de contrer la saisine parlementaire ? La question est d’autant plus légitime que les parlementaires se sont opposés à plusieurs reprises à la mise en place d’un contrôle a posteriori des lois, notamment en 1993 comme le souligne Guy CARCASSONNE dans un article de la revue Pouvoirs intitulé « Le Parlement et la QPC ». Finalement, ne faudrait-il pas tout simplement la supprimer ? En 1985, l’Etat espagnol qui fut confronté à l’utilisation dilatoire de la saisine a priori, a supprimé le mécanisme. Ne serait-ce pas un exemple à suivre ? Le débat est ouvert. 

Antonin N. 

[1] : Différence entre lois organiques et lois ordinaires.

[2] Wanda YENG SENG, « Le contrôle des lois promulguées dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, un mystère en voie de dissipation ? », Revue française de droit constitutionnel 2005/1 (n° 61), p. 35-71)

[3] En savoir plus sur la QPC : Qu'est-ce que la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) ? - Le ...

 



2 réactions


  • zygzornifle zygzornifle 26 octobre 2017 14:51

    le parlementaire parlemente au lieu de se taire ......


  • Annamtlt 11 novembre 2017 19:38

    Bonsoir, 

    Etudiante à l’Institut Français de Presse, je réalise un travail sur le journalisme citoyen. 
    Je souhaiterai réaliser une série d’entretiens avec des rédacteurs citoyens afin de donner la parole aux principaux intéressés. 
    Seriez-vous prêt à brièvement vous entretenir avec moi ? 
    Je serai pour ma part ravie d’échanger avec vous. 
    Bien cordialement, 

    A.M.

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