vendredi 2 mars 2007 - par Patrick LOUART

Le culte de la personnalité

En ces temps de fébrilité politique, en ces temps où l’image, si puissante et si attractive sert à faire adhérer le plus grand nombre au risque de soumettre l’essentiel du discours au joug de « la glace déformante », la menace de franchir le Rubicon est toujours présente. La frontière est d’autant plus ténue et poreuse que l’envie de passer de l’acceptable à l’inacceptable est tentante. La vigilance est rigueur, le culte de la personnalité est en filigrane.

Aucun secteur de la société, d’aucune région du monde, que le champ soit politique, social ou religieux, que l’on soit chez des populations primitives ou dans nos sociétés occidentales modernes, aucune culture, aucune civilisation fût-elle isolée et protégée de tout apport extérieur, aucune n’est restée à l’abri du culte de la personnalité.

Le fait paraît, non seulement universel, mais répandu et infiltré dans toutes les couches des populations de manière rémanente et incurable.

Ainsi pouvons-nous partir du postulat suivant qui prend en compte le fait que vouer un culte à quelqu’un, ou à quelque chose qui représente et identifie cette personne, fait intrinsèquement partie de la nature humaine. Mais serait-ce là un travers que de vouer un culte à quelqu’un ? Pour répondre à cette question, il semble nécessaire de tracer les lignes de forces qui permettent de développer un culte de la personnalité.

Il est, le plus souvent, basé sur la création d’un mythe qui se veut être le plus parfait possible. Mythe de la personne elle-même ou mythe au service de la personne, tel celui des Dieux du Stade censé consacrer la suprématie de la race aryenne que Leni Riefenstahl cinéaste nazie, réalisa en 36 à l’occasion des Jeux de Berlin. Dans une interview accordée à un journal, elle déclara : « Pour moi, Hitler est le plus grand homme qui ait jamais vécu. [Il est vraiment parfait, si simple et en même temps tellement plein de puissance masculine...] Il est vraiment beau, il est brillant. Il est radieux. Tous les grands hommes de l’Allemagne - Friedrich Nietzsche, Bismarck - ont eu des défauts. Les partisans de Hitler ne sont pas immaculés. Lui seul est pur. »

Pour ce faire, il est nécessaire d’injecter à doses massives dans l’inconscient collectif qui peut être un groupe social par exemple, le principal ingrédient qui est « l’exceptionnel ». Sans exceptionnel, pas de vénération, pas d’idolâtrie, pas de culte, donc pas de carburant pour exalter les foules et pour prendre le pouvoir durablement. Ainsi, des exploits ou les exploits de la personne qui se veulent hors normes couvrent un ensemble de faits qui vont prendre un caractère surhumain voire surnaturel par la seule force de la rhétorique. Ainsi la bravoure, l’intelligence, l’humour, la force, la grandeur d’âme, seront autant de traits qui vont amener la masse du peuple très perméable à la manipulation psychique, à vénérer et à adorer. Bien entendu, s’il n’y a pas de faits avérés, ce qui est souvent le cas, la créativité humaine est là pour pallier les déficiences elles aussi tellement humaines, de l’individu ; c’est même la pratique la plus répandue, et ô combien elle est jouissive.

À ce jeu pervers, on ajoutera, pour transformer le fait banal ou inventé en modèle exceptionnel, quelques superlatifs :

« une bravoure merveilleuse, une intelligence rayonnante, un courage titanesque » sont autant de superlatifs qui renforcent la dimension importante de l’acte et son exemplarité. Et, comme l’être humain n’est pas avare d’idées, il sera rajouté une phraséologie elle aussi exceptionnelle et sulfureuse parfois : « il avait une bravoure de tous les diables qui en faisait le digne fils d’ARES ; Sa magnifique intelligence l’avait guidé dans l’absorption de tous ses concurrents même les plus revêches ; Son courage titanesque n’avait d’égal que l’éclair aveuglant du canon ».

Le culte de la personnalité, c’est donc l’action d’exacerber les bons côtés de l’individu qu’ils soient réels ou fictifs, tout en prenant le plus grand soin d’occulter les plus sombres et les plus anodins. Le maquillage des instincts les plus bas est d’ailleurs une pratique généralisée qui se joue, dans ce genre d’entreprise, des gardiens les plus vigilants de l’ordre moral en faisant muter les pires défauts vers des qualités remarquables.

Le culte, c’est, fondamentalement, rendre hommage à une personne. C’est en quelque sorte avoir une pratique réglée, organisée au sein d’un rituel codifié dans lequel l’ensemble des membres est considéré commun un. Dans le champ religieux, il ne fait pas de doute que la Kaaba bien qu’objet sans personnalité, soit adorée et vénérée et fasse l’objet d’une pratique réglée ; cependant nous ne sommes pas dans le culte d’une personnalité... bien que, l’objet en tant que tel symbolise un individu, fût-il suprême. Le culte, c’est adorer, vénérer et vouer une admiration certaine à un être humain. Et pour être vénéré, il n’est pas besoin d’être vivant. Mieux, parfois, il est de bon ton de s’expatrier dans l’au-delà pour être plus aisément adulé. De cette manière, la contestation devient quasiment impossible et les fertiles cerveaux des exégètes peuvent donner libre cours à leur inspiration et rapprocher le mythe de la réalité en lui attribuant le caractère du vrai. Lénine, par exemple, fut plus facilement vénéré transformé en momie qu’incarné. Alors que son successeur, lui, adulé de son vivant s’est transformé en tyran après être arrivé sur l’autre rive du Nil lors du congrès du PC de 1956 où Kroutchev fit tomber une chape de plomb sur l’auditoire à l’annonce des crimes staliniens.

Et nous voici dans le saint des saints du culte de la personnalité en tant qu’attitude politique. À différents degrés bien sûr, il privilégie l’image du chef par assimilation à des objets qui le symbolisent, ou de son vivant, ou dans un culte post mortem. Ainsi, dans le premier cas, gravir lentement, entouré d’une cour d’admirateurs, la roche de Solutré, est aussi une pratique réglée, c’est un rite, comme l’est dans le second cas le défilé alternatif du 1er mai des nostalgiques de la francisque qui s’agitent autour de la statue de la pucelle d’Orléans.

Le culte de la personnalité du temps du vivant est complètement instrumentalisé par un appareil politique au service exclusif du despote. La construction d’un héros (Stakhanov) ou d’un tireur d’élite dans le film Stalingrad, est véhiculée par une propagande que de nos jours nous appelons « communication médiatique », cependant, elle ne possède d’autre but que celui de renforcer à travers son héros, l’identification d’un peuple, à une patrie, à un pouvoir en place ou espéré, ou, de nos jours, à de grands capitaines d’industrie. Cependant, dans de nombreux cas, elle travaille pour un chef ou parfois une cause qui le sert aussi. Ainsi assistons-nous à l’improbable transmutation. Celle où la personnalisation devient symbole et à la fois objet de culte. Cet assemblage matérialise, à travers l’individu devenu l’instrument de sa propre démesure, le sentiment d’unité qui soude et développe l’identification commune de n’importe quelle groupe humain, dès lors qu’il y a amour. Car, bien entendu, il y a quelque part le plaisir d’aimer dont nous savons tous qu’il est partial. Amour obscur, narcissique le plus souvent, mais aussi amour débordant et parfois légitime d’un petit cercle de fidèles qui déclenche ou valide le processus de culte de la personnalité.

Précédemment, j’évoquais le narcissisme et l’amour ; or, la plupart des dictateurs se sont affublés de surnoms qui symbolisent la paix, la sérénité, le guide, la notion de père et celle de chef. Dans ce surnom, ils soignent la blessure narcissique qui ne s’est jamais vraiment cicatrisée, ils compensent la stérilité affective et humaine (le petit père des peuples n’est qu’un exemple) mais nous avons tous en mémoire le Caudillo, le Grand Timonier, le Führer, le Duce, le Guide de la révolution islamique.

Le sens peut-être affectueux bien sûr, et certes, il se veut unificateur, mais le plus important est de donner l’image la plus humaine qui soit. Ainsi, pour grimer l’animal violent et le barbare qui se tapit en eux, ils s’affublent de la ouate la plus fine et de la soie la plus parfumée pour couvrir leur corps de métal où somnole un cœur de plâtre qui depuis bien longtemps ne palpite plus pour l’humanité qui les entoure.

Et lorsque Kant parlait de ces despotes éclairés, notons que l’éclairage reste bien blafard lorsqu’il s’agit de maintenir la majorité dans la minorité au sens philosophique du terme où le mineur n’est pas émancipé. Le culte de la personnalité est donc une méthode pernicieuse. Pensée, réfléchie, organisée, planifiée, appliquée et contrôlée, partout, en tout temps et en tous lieux, elle permet, par sa charge symbolique, de nimber le narcissique en construction, d’une aura divine, et ce, que ce soit de son vivant ou après son décès.

En effet, chacun sait que la vie n’apporte pas toujours la reconnaissance et la gloire, alors la mort se charge parfois d’une reconnaissance posthume qui dote l’idolâtrie post-mortem d’une aisance intellectuelle que ne contesteront pas les exégètes.

Le culte de la personnalité est donc bel et bien un outil dangereux. Mais un si bel outil ! Si brillant, si tentant ! Il est « outil de domination, outil de pouvoir, outil de contrôle de la pensée, donc il est outil d’oppression. Il est outil servant à créer de façon déguisée l’adhésion spontanée et affective à un système de valeurs protégé par des gardiens du temple autoproclamés, par ceux qui, groupuscule archaïque et dogmatique, pensent détenir non pas une vérité mais La Vérité, non pas une histoire, mais L’Histoire, qui pensent détenir une mémoire, un projet, un unique chemin.

C’est un outil d’aliénation civique et politique que ces que ces oligarques qui se défendent d’en être, manipulent avec dextérité. Pour autant, il ne faut pas oublier les discrets, ces ombres monochromes et parfaitement invisibles qui travaillent à débarrasser des moindres aspérités et des plus infimes défauts leur candidat. Ne sont-ce pas là, ceux dont il faut se méfier plus que de tous les autres ?

Il est donc nécessaire de garder l’esprit critique et l’intelligence citoyenne, ce qui n’est pas la condamnation et la réfutation sans raison, mais le libre exercice de la critique constructive dépourvue de passion.

Ce paradigme du culte de la personnalité, exerce sur nous une puissante force d’attraction. Cette force doit être centripète et nous inciter à nous comporter comme des animaux sauvages qui fuient le danger du prédateur tapi dans l’ombre, contre le vent, pour penser loin des ruses et des idolâtries.

Patrick LOUART

 

 



1 réactions


  • JL (---.---.73.200) 3 mars 2007 14:36

    «  »...lorsque Kant parlait de ces despotes éclairés...«  »

    S’il est vrai que le pouvoir corrompt, alors l’expression « despote éclairé » est un oxymore. Dangereux.

    Désolé Mr Kant.


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