vendredi 1er décembre 2006 - par Céline Ertalif

Le marché de l’opinion n’est pas démocratique

Agoravoxiens, agoravoxiennes, je viens proposer à notre communauté virtuelle et citoyenne une petite réflexion sur le rôle des sondages dans notre société, dans nos médias, et plus particulièrement dans nos propres pratiques, puisque non seulement nos articles ont le front barré de rouge et de vert, mais même les commentaires sont maintenant cotés au marché de l’opinion secondaire.

Il y a à peine quelques décennies, les sondages étaient, disons-le, un peu vulgaires. Le quotidien de référence des gens cultivés notamment, Le Monde, n’aimait guère les citer, ne se commettait pas à les commenter et se refusait totalement à les commanditer. Jacques Fauvet affichait son dégoût pour la politique transformée en « course de chevaux ». L’analyse politique était alors un art littéraire confié à des journalistes discrets mais bien introduits, à l’université comme au Parlement.

Il reste peu de chose de ce passé. Mais voici quelques semaines encore, Philippe Meyer, animateur de l’émission Esprit public sur France Culture, tirait de son expérience de sondé quelques propos saillants, avec ce sens de la formule dont il a le secret, dans l’une de ces brèves : le voilà quidam, on lui posait des questions courtes et sottes, et le brillant chroniqueur réduit à la médiocrité, privé de toute soliloque par l’institut de sondage ; on a deviné le ressentiment face à un quasi-attentat à sa personne !

Personne ne semble avoir remarqué, entre-temps, autre chose que la féminité de la nouvelle patronne du Medef. Et pourtant l’accession à la présidence du patronat de la patronne d’un institut de sondage n’est-elle pas aussi singulière et symptomatique de l’évolution de nos moeurs que la féminité de Laurence Parisot ? Ces « instituts » sont assez récents, l’Ifop été créé par le professeur Jean Stoetzel en 1938. Certes, ils ont développé leurs métiers dans le marketing et ont su trouver des marchés, mais ils ont davantage affiché leur collaboration avec la presse que leur caractère entrepreneurial jusqu’à présent. Ils ont sans doute étudié le marché. Non seulemet l’opinion est un commerce des idées sur les affaires publiques les plus diverses, mais la connaissance de l’opinion est devenu un marché.

L’opinion est une marchandise

L’expression spontanée des citoyens, parallèlement à l’expression du suffrage, n’est pas une nouveauté. L’opinion publique fait sa véritable entrée dans notre histoire politique moderne à la fin du XIXe siècle, c’est-à-dire postérieurement à l’adoption des institutions démocratiques. La manifestation, comme rassemblement populaire exprimant une intention politique, se distingue peu à peu de l’émeute pour devenir une expression pacifiée, symbolique, rituelle et finalement légitime. Après la reconnaissance de la foule démocratique, la presse se développe et les sondages légitiment pleinement l’opinion publique, au point que le vote démocratique ne semble plus, aujourd’hui, que venir ponctuer l’état de l’opinion.

L’opinion a le net avantage d’être plus permanente que le vote. C’est un marché à cotation continue, dont l’indice de popularité constitue le CAC 40. Et comme chacun le sait, toutes les grandes démocraties font aboutir leurs sanctions électorales près du 50/50. Dans le système démocratique, le débat public permet aux citoyens de discuter de la politique à tenir dans l’intérêt général du pays puis, après délibération, le vote permet d’arbitrer, soit le choix de représentants, soit la réponse à la consultation publique dans le cadre d’un référendum. Avec les sondages, la réponse n’est pas une décision, le temps de la délibération disparaît, et surtout, il y a un commanditaire qui décide de publier ou non - ce qui échappe à tout contrôle démocratique.

Mesurons bien le caractère commercial de l’opinion. Les enquêtes d’opinion reposent encore largement sur la participation bénévole des sondés. Dans les affaires publiques, l’expression est suffisamment valorisante pour que la satisfaction d’exprimer son opinion suffise encore pour tout salaire aux sondés. Mais dans les enquêtes professionnelles, le démarchage des enquêteurs est de plus en plus obséquieux. Aujourd’hui, les entreprises américaines de marketing d’opinion paient faiblement, mais paient tout de même, les internautes consommateurs qui acceptent de participer à leurs enquêtes sur les produits de consommation. Il est de plus en plus clair que l’opinion est une valeur marchande.

Le problème de la maîtrise du débat

Le sondage d’opinion tend à mettre en évidence uniquement la répartition a priori des opinions au présent, en abolissant le caractère collectif de l’élaboration du débat qui nécessite un effort de concertation, de développement dans le temps et d’attention. Il n’y a guère besoin de concertation pour apprécier le goût d’un yaourt. L’opinion a priori est évidemment plus réactive aux intérêts privés, parce qu’elle a moins besoin des confrontations pour l’élucidation dont la démocratie a besoin dans l’intérêt public.

Pour revenir à la barre rouge et verte d’AgoraVox, elle est plus proche de la démocratie que du sondage, parce qu’elle est associée à un texte long, et que l’expression libre complémentaire est ouverte par le libre accès à la publication des commentaires. De plus, le lecteur peut relativiser assez vite l’évaluation grâce à la notoriété des auteurs qui, d’ailleurs, peut s’installer autant par les commentaires que par les articles eux-mêmes. Alors, il reste le problème des trolls, et ça ressemble beaucoup plus à un problème de maîtrise du débat, comme en connaissent les assemblées générales d’un mouvement de grévistes par exemple, les congrès des Verts ou tout rassemblement public spontané encore démuni de chefs, qu’à un problème d’agrégation des opinions.

Il me semble que tout bon animateur doit, de temps en temps, recentrer le débat collectif, et qu’il est préférable que les auteurs suivent les commentaires dans un esprit de modération et de construction du débat, plutôt que de créer des mouvements comptables d’opinion sur les commentaires, qui dans certains cas apparaissent davantage comme des répliques de l’agitation de la sphère politico-médiatique que comme une expression de la démocratico-blogosphère. Justement, dans la blogosphère, on exprime sans compter.



13 réactions


  • T.B. T.B. 1er décembre 2006 15:45

    « Il y a un commanditaire qui décide de publier ou non - ce qui échappe à tout contrôle démocratique. »

    Rien ne l’empêche de commander plusieurs sondages sur une même question, au même moment.

    A la question : voteriez-vous pour le couple Ségozy Sarkolène ? Si les réponses vont de 29 à 46 %, rien ne les empêche de faire connaître par l’AFP (dont l’Etat est lui aussi le principal client et subventionneur indirect avec nos impôts) le sondage qui annonce 46 %... Et lui seul !!! Surtout si la façon de questionner est volontairement trop rapide pour la réflexion, style "avez-vous goûter le pot de yaourt Schlurppp ? Sinon, nous tomberions sur des écarts beaucoup plus faibles.

    Le résultat à 46 % sera effectivement exact. On oubliera juste de dire qu’il y en avait plusieurs... Pourquoi se priveraient-ils de ce procédé ?

    Je suis d’accord avec l’article sauf avec la dernière strophe. Le système des points est très instructif. Si je ne suis pas d’accord avec un commentateur qui « culmine » et d’accord avec un « que l’on descend » à -30", au moins je peux , comme un baromètre, mesurer la tendance. Ne pas oublier ausi que les commentaires seraient notés differemment selon qu’on se trouverait sur un site catho, communiste étatitique, libertain, etc. Il m’arrive d’écouter le JT de 20h, non pas qu’il me passionne, mais juste pour savoir quelle x ième connerie ils réajoutent ou quelle x ième orientation et conditionnement TF1 et deux carreaux lisses veulent provoquer.


  • Monolecte Monolecte 1er décembre 2006 16:10

    Je suis moi-même paneliste depuis plusieurs années pour 4 sociétés de sondage... parce que je déteste ça et que je trouve le procédé anti-démocratique !

    Les gens comme moi, qui vivent et pensent comme moi, méprisent les sondages et n’y répondent jamais. Le problème, c’est que nous existons tout de même, avec notre vision du monde et notre manière de vivre, mais faute de réponse à ce genre de connerie, nous nous escamotons de nous-même du paysage markéteux moderne. Et puisque nous n’existons pas, pourquoi se préoccuper de nous ?
    Pourtant, il faut bien comprendre qu’un panéliste représente une population de 20 000 personnes en moyenne. 1 voix = 20 000 personnes. Pas démocratique du tout.
    Mais je fais entendre la mienne pour que ma propre vision du monde pollue les sondages que l’on me soumet. Car, jusqu’à présent, la propention à se prêter au jeu du sondage n’est précisément pas prise en compte par les sondeurs, et les réponses ne sont pas pondérées par ce biais. Ce qui signifie au final que certaines catégories de gens sont non participantes, non prises en compte et que leur champ d’opinion est effacé du réel.

    Pensez-y la prochaine fois que vous jetterez un sondeur !


  • Forest Ent Forest Ent 1er décembre 2006 22:27

    90% des sondages sont marketing. Sur les 10% de sondages politiques, 10% sont publiés. Les autres ne quittent pas les états-majors de partis.

    Finalement, les trucs genre « sarko/sego dans le figaro » représentent 1% des sondages, et ont un rôle très particulier. Ce ne sont pas des informations, mais de la propagande déguisée sous un vague statut « c’est vous qui l’avez dit ». C’est une blague grossière.

    Pour le reste, et en particulier pour le marketing, les sondages et la statistique sont des outils utiles. Principe numéro un en business : une entreprise doit écouter ses clients. Les normes d’assurance qualité ne disent finalement pas autre chose.

    Pour agoravox, les « scores » ne sont ni très informatifs, ni inutiles. Il faut quand même distinguer les articles engagés, où il est normal d’avoir des scores moyens, le fond et la forme étant jugés, des articles neutres et informatifs, où un score élevé devrait être habituel.

    J’espère qu’agoravox publiera un jour une analyse statistique de ces éléments.


    • T.B. T.B. 1er décembre 2006 22:53

      Oui Forest et c’est pourquoi lorsque Carlo Revelli nous annonce triomphalement plus de 30 mille lecteurs par jour, j’ai du mal à le croire.

      Parle-t-il de connexions ? Plus de 3 mille connexions par jour en moyenne, ça c’est possible. Dans la mesure ou un noyau flottant composé d’une trentaine d’aficionados agoravoxiens vont une trentaine de fois en moyenne journalière d’un article à l’autre. Cette seule démarche peut conduire, à elle seule, à un millier de lectures (env. 30 * 30), identifiées comme « lecteurs » par AV ...


  • Roues Libres Claude DP 2 décembre 2006 12:41

    Excellent article, superbement écrit, ce qui ne gâte rien.


  • (---.---.212.137) 2 décembre 2006 16:47

    « Pour revenir à la barre rouge et verte d’AgoraVox, elle est plus proche de la démocratie que du sondage »

    illusion : rien ne garantit qu’un humain soit effectivement derrière le vote...


  • Céline Ertalif Céline Ertalif 2 décembre 2006 17:37

    « Pour agoravox, les »scores" ne sont ni très informatifs, ni inutiles : je suis d’accord avec toi, Forest Ent, ton observation me paraît valable pour le cas général. Mais la notation des commentaires apporte une agitation supplémentaire sur certains articles parce qu’ils sont polémiques ou parce que certains commentaires sèment la polémique, et là on n’a plus que les saubresauts de la sphère médiatique (mettre Le Pen dans le titre de l’article, et vérifier...).

    Ce qui retient le plus mon attention, c’est le grand écart entre l’observation de Forest qui évoque les sondages comme outil de contrôle de qualité et celle de Monolecte qui suggère la pollution des sondages - dans une certaine ambiguité. C’est tout de même une question importante : parce que d’un côté la loyauté à l’anglo-saxonne a du bon pour faire progresser la qualité des services, qu’ils soient publics ou privés, d’un autre côté on peut imaginer une mise en cause citoyenne tout aussi légitime que celle du mouvement anti-pub puisque l’information est exploitée sans réel contrôle.

    Pour tout dire, ces deux commentaires antinomiques sont au coeur de mon interrogation dans cet article. Et je pense qu’il est utile que la discussion sur la pratique d’Agoravox soit être nourrie d’une réflexion large sur les rapports respectifs des sondages et de la citoyenneté dans notre société.

    Et merci à Claude DP qui dit tant de bien de mon article.


  • Goldy Goldy 3 décembre 2006 16:56

    J’ai travaillé comme enquéteur pour une société d’étude sur le cinéma. L’expérience que j’ai eu m’a fait comprendre que tout ceci était un business sans aucun fond. Tout est sévèrement lourdé par les enquéteurs eux même qui doivent travailler le plus vite possible et rendre un certain nombre de questionnaire en un certain nombre d’heure, et qui finalement passent leur temps à falcifier des trucs pour rentrer dans leurs quotas.

    En plus, j’ai cette mauvaise impression que les sondages marqueting rendent de plus en plus la société de consomation asseptisé. On se fie à ce que pense la majorité sans tenir compte des goûts de tout le monde, c’est ainsi qu’on voit fleurir des campagnes de pub suite aux résultats d’un sondage sur un produit qui va s’éforcer de briser les idées reçu de peut-être 60% du panel de sondé (« ce truc n’est pas amère », « ha non beurk », « bah t’aime ça toi ? »). Et aujourd’hui, il n’est plus possible de se lancer dans quelque chose sans que la speudo-majorité ait donné son accord par un sondage.

    Plaisez à tout le monde ou à personne.


  • jef88 jef88 3 décembre 2006 22:27

    J’ai posté, en janvier un article sur les sondages.

    http://www.agoravox.fr/article.php3?id_article=6528

    J’ai toujours la même certitude : les sondages publiés dans les médias cherchent à nous aiguiller sur des chemins fort aléatoires : ON NE TROUVE JAMAIS LE % D’ERREUR DU SONDAGE.

    Le Système des quotas nous donne un résultat pré-digéré : Comment a été constitué le panel

    Alors soyons méfiants !!!!


  • Philippe Aigrain Philippe Aigrain 4 décembre 2006 09:51

    Merci pour cette analyse constructive de « notre » média. Je voudrais y ajouter un petit rappel historique : l’un des livres fondateurs de la réflexion sur la démocratie, « Le public et ses problèmes » du philosophe américain John Dewey (remarquablement traduit en français par Joëlle Zask aux Editions Leo Scheer / Farrago) se veut tout entier une réponse à la naissance du concept d’opinion publique. En 1922, Walter Lippmann publie son livre « Public opinion ». Ce n’est que 13 ans plus tard que George Gallup fonda aux Etats-Unis son « American Institute of Public Opinion » (qui devint Gallup). Le livre de Lippmann se présente comme une critique féroce de toute forme de démocratie qui donne un role excessif aux citoyens. Dénonçant la capacité des « leaders », des médias et de la propagande à « sculpter » l’opinion, Lippmann affirme que les citoyens n’ont aucune sens de la réalité objective et plaide en faveur d’un gouvernement représentatif assis sur les conseils des experts. Dewey s’oppose à cette vue dans un article commentant le livre de Lippmann et se décide à écrire son livre dans les années qui suivent. Aiguillonné par la dénonciation de Lippmann de toute possibilité de démocratie participative, il redéfinit le public lui-même, distinguant le citoyen informé par son effort de comprendre les faits et de construire avec d’autres un espace de sens commun du citoyen manipulable à merci de Lippmann. Pour Dewey, les citoyens, lorsqu’ils s’engagent dans cet effort sont une partie du « public » au même titre que ce qu’il appelle les « officers », ceux qui détiennent des mandats politiques ou des fonctions administratives. Sans aucune idéalisation des connaissances ou capacités de chacun, Dewey définit les conditions de processus et d’institutions qui vont favoriser l’autoconstruction du public par lui-même : enquête sociale, espaces de débat, rapports entre communautés locales et universelle. Dès cette époque, il affirme que le public et les moyens qu’ils se donnent sont sans cesse à réinventer, car ils sont inévitablement instrumentalisés par des groupes d’intérêt s’ils se figent dans des formes (un point qui devrait faire réfléchir tous ceux qui idéalisent telle ou telle procédure ou jettent l’anathème sur d’autres). Bien sûr il ne peut alors imaginer internet et le Web. En soulignant le besoin de privilégier le dialogue des commentaires par rapport à la comptabilité des accords et désaccords, votre article est dans la continuité de cette position. Cependant, il reste une utilité de la comptabilité des désaccords et accords, notamment lorsque celle-ci s’effectue par degrés (et non de façon binaire), est associée avec des qualités ou sert simplement à identifier des positions intéressantes ou à cacher partiellement des interventions non-constructives (modèle de Slashdot, qui malheureusement ne fonctionne qu’à partir d’un nombre très élevé de lectures pour chaque article). NB : ma présentation de la controverse Lippmann / Dewey utilise le résumé fourni dans l’article (sur un site collaboratif d’étudiants en histoire de l’éducation) « Walter Lippmann and John Dewey debate the role of citizens in democracy » de Daniel Schugurensky : http://www.wier.ca/ %20daniel_schugurensky/assignment1/1922lippdew.html


  • Stéphane Swann 27 décembre 2007 17:26

    Votre article est intéressant. Il nourrit une réflexion que je mène depuis longtemps sur la relation qu’il y a entre l’opinion et la démocratie, et sur la nature en général de l’opinion. J’en suis venu au point où je suis extrêmement méfiant envers les opinions et ce même si elles expriment ce que j’aimerais que soit la vérité. En réalité, une opinion est une chose très difficile a réfuter. Vous pouvez lui opposer une autre opinion tout aussi difficile à réfuter, et c’est souvent le plus efficace. A l’inverse une idée, une pensée puisqu’elle repose sur une construction peut être réfutée en réfutant simplement l’une de ses articulations. Je me demande si ce n’est pas pour cette raison que la politique et la démocratie trouvent un équilibre dans le consensus opiniâtre.


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