lundi 14 janvier 2008 - par MBOCK Elise

Les mots et les choses...

En France, le politique est omniprésent, omniscient et omnipotent : sa primauté est établie en toute chose et en toutes circonstances. Tout passe par le politique et tout revient au politique. L’Etat règne sur tous les pans de la société et, comme chacun le sait, « qui trop embrasse, mal étreint ». Pendant longtemps, les mots et les déclarations politiques ont servi d’alibis à cette étreinte qui corsette. Bienvenue donc au concept du moment d’une « politique de civilisation » revisitée, si les mots et les choses seront accordés.

Politique de civilisation

Depuis que ce concept a été jeté dans l’espace public lors des vœux présidentiels, les intellectuels ont retrouvé de la voix et un visage, Edgar Morin, l’initiateur du concept. France Inter a donc invité le philosophe Alain Finkielkraut pour un décryptage, le jeudi 10 janvier. Ce qui était déjà heureux en soi, car cela a permis de vérifier que là où le politique s’arrête dans le déclaratif, la réflexion philosophique prend le relais pour l’explication. Alain Finkielkraut, on peut l’estimer ou pas, mais on lui reconnaît une autorité intellectuelle. Même s’il a reconduit, dès le début de l’émission, la thèse chiraquienne du « bruit » et des « odeurs » en parlant de Villiers-le-Bel dont il rapporte le témoignage d’un travailleur qui s’est plaint des nuisances sonores des jeunes qui font un bruit infernal la nuit avec leurs mini motos, et les « escaliers qui sentent le riz ». Avouez que pour un philosophe, parler ainsi de l’alimentaire et d’un de ses symboles universels, le riz, ne manquait pas de sel. La suite n’est pas banale non plus, puisque le philosophe en a déduit qu’il s’agissait là d’un exemple de « décivilisation en acte » : l’impunité civile. Je ne sais toujours pas s’il pensait aussi que la cuisson du riz devait être punie ou interdite dans les cités.

Deuxième exemple donné par le philosophe pour illustrer le processus de décivilisation, le cas de l’artiste équestre Bartabas, qui s’est livré à des actes de vandalisme du matériel à la DRAC, pour cause de gel d’une partie des subventions de son académie qui traverse une mauvaise passe financière. L’intéressé a fait de la garde-à-vue pour cela. Invitée, la veille, la ministre de la Culture, Christine Albanel, avait d’ailleurs annoncé, sur cette même antenne, que la plainte contre le sieur Bartabas était maintenue. Alain Finkielkraut ne l’a pas dit, mais on l’aura compris : se faire justice soi-même va à l’encontre de tous les codes de procédures rédigés depuis Napoléon. Ce que le philosophe n’a pas dit est que la vie de la cité ne peut pas être régie uniquement par le juridique et l’administratif. La morale doit y avoir toute sa place : que dans une République, l’attribution des subventions publiques soit encore uniquement le fait du Prince abrité derrière la barrière du « pouvoir discrétionnaire » dont nul ne peut définir les contours, pose un véritable problème démocratique. Les décideurs se comportent comme si l’argent public leur appartenait à eux et à eux seuls. Ils ont droit à tous les gaspillages voire à tous les pillages des fonds publics (cf. le scandale du logement du directeur du cabinet démissionnaire du ministre du Logement) et dans le même temps, ils légifèrent sur les subventions publiques selon leur bon vouloir. Il est clair qu’on est là en plein régime administratif de décivilisation. Du reste, bien après le scandale, la ministre de la Culture a cru bon de préciser qu’il y aurait eu une erreur dans la communication du montant de la subvention à Bartabas. En fait, le directeur de la DRAC a annoncé à l’intéressé un montant inférieur au montant réajusté entre-temps, par la magie de la prise de décision administrative. Comprenne qui pourra.

Troisième et dernier exemple donné par le philosophe, le mauvais goût de Thierry Ardisson qui dans une récente émission a décerné les « Aliens d’or » pour les morts de l’année 2007 : Pavarotti, Serrault, le cardinal Lustiger, Raymond Barre... Les invités votaient pour « la mort qui les avait le moins affligés ». And the winner is  : le cardinal. Décidément, du très mauvais goût. Dans le langage du philosophe Alain Finkielkraut cela donne une expression savoureuse : « l’hilarité comme irruption des convulsions et des pulsions basses » est un acte de décivilisation. « Zéro de conduite » donc.

Ici, il était important de rappeler les conditions dans lesquelles la civilisation est apparue. D’abord, à la Renaissance (au XVe siècle) avec la culture et l’expérience des belles choses. On sait que l’art y a atteint son apogée. L’urbanisation des villes y a pris son essor. L’architecture y gagna ses lettres de noblesse, sous l’impulsion des beaux-arts. Le concept de civilisation a retrouvé du sens avec les Lumières (XVIIIe siècle) qui ont préparé la Révolution. La résurgence de ce concept aujourd’hui sonne un peu comme une « Recherche du temps perdu » qu’Alain Finkielkraut a voulu nous faire partager en prenant soin de prendre avec lui un volume complet de la « Recherche » de Marcel Proust qui repose, selon le philosophe, sur « l’idée des plaisirs difficiles ». C’est quoi les plaisirs difficiles ? C’est la culture. C’est l’effort et le plaisir d’apprendre et de se cultiver. C’est ce qui, au bout du compte, nous rend véritablement libres.

Par opposition, « la déculturation fait disparaître les plaisirs difficiles ». On veut jouir de tout ici et maintenant. On l’aura compris, il y a une forme d’aliénation qui accompagne la déculturation. Ce qui fait dire à Alain Finkielkraut que la « société post-culturelle » dans laquelle nous nous trouvons a pour modèle Eurodisney. C’est le modèle de « l’enfant gâté ». L’exemple donné pour illustration est le propos de Jean-François Kahn qui, pour diagnostiquer la cause de la crise des journaux, a émis l’idée qu’il fallait faire des phrases courtes pour s’adapter au lecteur actuel qui n’a plus le temps de lire. On peut en deviner aisément la cause : la suprématie des jeux informatiques. Pour Alain Finkielkraut, cette culture de la facilité est mal venue en ces temps où on constate globalement que le niveau scolaire ne monte pas, avec cette contradiction d’un pays où on compte 80% d’une tranche d’âge reçus au baccalauréat et une langue qui n’est pas comprise au point qu’il y ait besoin - pour secourir les journaux - de phrases courtes sans aucune référence culturelle. Si on cautionne ce plaisir facile et immédiat, alors, on a un problème. La civilisation doit être apprise, transmise et comprise. Une autre version du philosophe qui avait dit sur une autre antenne « qu’on ne devient pas soi-même par soi-même ». Si on est d’accord avec cette vision de la culture, on devrait remettre au centre de la société, non pas le politique, mais la pensée.

« La gauche a épousé le désastre donc elle n’est pas à même d’épouser la civilisation »

A la question de savoir ce qu’il pensait de l’évaluation des ministres, notamment du chiffre de 25 000 expulsions donné au ministre de l’Immigration, du Codéveloppement, de l’Intégration et de l’Identité nationale, non atteint du reste, Alain Finkielkraut a répondu qu’une politique de civilisation en la matière ne pouvait être que du cas par cas. Il a ajouté que le cas par cas et la politique du chiffre sont inconciliables, en rappelant un autre legs de la civilisation : « l’économie ne résout pas tout ».

Le philosophe appelle donc à la création d’une nouvelle Renaissance. Mais alors, qui parmi les détenteurs de la parole pour véhiculer une pensée de la civilisation et une culture des plaisirs difficiles ? Les enseignants ? On connaît l’attachement théologique du philosophe à l’école républicaine, alors même que l’école républicaine ne favorise plus l’ascenseur social depuis longtemps. De plus, ça fait longtemps qu’on sait que l’égalité républicaine est un mythe, depuis Pierre Bourdieu au moins, avec Les Héritiers (1964). Avec ce paradoxe que l’école visait la démocratisation, elle a finalement abouti à la massification qu’elle a prise voire confondue avec la démocratisation du savoir.

Qui pour véhiculer une pensée de la civilisation et une culture des plaisirs difficiles ? Les intellectuels qui contribuent à entretenir une culture élitiste borgne ? Pour l’anecdote, les chercheurs de l’EHESS (Ecole des hautes études en sciences sociales) sont en grève depuis qu’on leur a annoncé le déménagement de leur noble institution, située au 54, bd Raspail dans le 6e, pour la nouvelle cité des Humanités et des Sciences située à... Aubervilliers, en banlieue. Ils n’en sont toujours pas revenus. « Vous vous rendez compte, nous faire ça à nous ! » Comme dirait Louis de Funès, « Je suis humilié » disent-ils tous en cœur, alors qu’ils sont spécialisés dans les recherches sur l’intégration des immigrés. Ils veulent bien étudier les immigrés sans les côtoyer.

Qui pour véhiculer une pensée de la civilisation et une culture des plaisirs difficiles ? Les mêmes intellectuels « bunkerisés » qui ont épousé les allées des pouvoirs, engagés, qui dans des comités et des cénacles en tous genres, qui comme conseiller du Prince. L’auteur de La Défaite de la pensée (1987) ira-t-il jusqu’à constater la défaite de l’intellectuel et du passeur d’idées autant que « les turpitudes » des autres acteurs de la cité ? Rieurs hilares votant dans l’émission de Thierry Ardisson, banlieusards tapageurs à Villiers-le-Bel, acteurs civils casseurs des biens publics (Bartabas).

En admettant que les intellectuels veuillent bien reprendre la main sur l’éloge de la pensée, comment faire partager cette pensée avec les citoyens autrement que par la vente d’ouvrages et leur promotion médiatique ? C’est une première question. Comment se faire entendre dans une société où le pouvoir médiatique est un passage obligé ? C’est l’autre question.

Qui pour véhiculer une pensée de la civilisation et une culture des plaisirs difficiles ? Les journalistes ? Ceux-ci sont piégés dans l’engrenage de la société du spectacle où tout n’est que flux et reflux incessants ? Par ailleurs, ils sont fascinés par les politiques.

Qui pour véhiculer une pensée de la civilisation et une culture des plaisirs difficiles ? L’opposition ? C’est-à-dire, la gauche ? Réponse sans appel du philosophe : « La gauche a épousé le désastre donc elle n’est pas à même d’épouser la civilisation. »

Qui pour véhiculer une pensée de la civilisation et une culture des plaisirs difficiles ? Le religieux ? Peut-être bien, a suggéré le président de la République dans son discours du Latran. Défaite de la laïcité ?

Qui pour véhiculer une pensée de la civilisation et une culture des plaisirs difficiles ? Les politiques ? En voie de « pipolisation » et fascinés eux aussi par leur propre reflet médiatique ? Qui pour véhiculer une pensée de la civilisation et une culture des plaisirs difficiles ? Ces hommes et femmes politiques engagés dans une course frénétique aux mandats au point que presque tous les ministres sont candidats aux municipales, y compris le Premier d’entre eux. A croire qu’ils sont tous en CDD (contrat à durée indéterminée). Le matérialisme en politique n’est pas « un plaisir difficile » : il rapporte gros tout de suite. Ce matérialisme ressemble comme deux gouttes d’eau au machiavélisme et c’est visible.

Le retour de la radicalité en politique

Face au machiavélisme politique, la réponse est la radicalité, même si Alain Finkielkraut déplore le « retour de cette radicalité en politique ». Si la radicalité n’est pas la réponse appropriée, quelle est donc l’alternative dans une société où la seule manière d’intéresser et d’influencer l’agenda des médias est de faire du bruit médiatique ; c’est-à-dire de reproduire les codes de procédures spectaculaires ? Quelle est l’alternative à l’absence de vision politique ? L’absence de la diversité des acteurs qui s’expriment dans les médias favorise la radicalité. Ici chez nous, lorsqu’on n’est pas populaire, il faut entrer de plain-pied dans la résistance et l’illégalité pour intéresser les médias et prendre la parole : Les enfants de Don Quichotte, les actions du DAL (Droit au Logement) qui protègent les sans-papiers et les mal-logés de la rue de la Banque, les nuisances sonores des jeunes de banlieues, Bartabas, tous ces acteurs et citoyens n’ont pas d’alternative à la radicalité pour se faire entendre. C’est ça ou laisser « les oiseaux se cacher pour mourir ». La grève de la faim de José Bové commencée le 3 janvier avec 15 militants altermondialistes a conduit le « gouvernement français à annoncer, ce vendredi 11 janvier, l’activation de la clause de sauvegarde sur le maïs Monsanto 810, ce qui permettra d’interdire provisoirement en France la culture de cet OGM autorisée par Bruxelles, en attendant une réévaluation de ses effets par l’Union européenne » (dépêche de l’agence Reuters). Il était difficile d’obtenir des résultats aussi rapides autrement. La sélection médiatique et le cynisme des politiques se conjuguent à merveille.

On verra ce que feront les employés de la télévision publique lorsqu’il faudra supprimer la publicité sur leurs chaînes. L’Etat ne devrait pas tout régenter d’en haut. Le marché de l’audiovisuel est assez particulier pour laisser aux directeurs des chaînes de télévision publique le soin de décider de la gestion quotidienne de leur outil. Par ailleurs, le marché de la publicité est privé ; ce ne sont pas des fonds publics. En quoi cette question peut-elle intéresser le gouvernement au point d’être présentée en conférence de presse comme exemple d’une politique de civilisation ? Sans être spécialiste en économie, on comprend que moins d’argent privé implique des compensations budgétaires par les fonds publics ou des licenciements, à moins qu’il y ait un plan de privatisation cachée de l’audiovisuel. Encore une fois, l’absence de vision politique conduit à la radicalité. Souvenons-nous qu’elle a conduit à la Révolution dont mai 68 est le dernier avatar.

Oui à la politique de civilisation si l’exemplarité du politique, la démystification des journalistes fascinés par le politique et le retour de l’intellectuel dans la cité sont à l’ordre du jour.

Oui à la civilisation qui « doit entrer dans la sphère de l’écologie », comme l’a dit Alain Finkielkraut. A condition que, par écologie, on ne reproduise pas le schéma d’une mission civilisatrice des banlieues, sur le modèle de la transmission du missionnaire en Afrique, au XIXe siècle. Il convient donc de rester vigilants sur les mots et les choses.

©Elise Mbock - Janvier 2008.



4 réactions


  • adeline 14 janvier 2008 20:28

    Bonsoir Madame excellent article (comme les précedants...)

    j’ai bien apprécié :Qui pour véhiculer une pensée de la civilisation et une culture des plaisirs difficiles ? Les mêmes intellectuels « bunkerisés » qui ont épousé les allées des pouvoirs, engagés, qui dans des comités et des cénacles en tous genres, qui comme conseiller du Prince.

    Bien à vous

     


    • MBOCK Elise MBOCK Elise 14 janvier 2008 22:00

      Bonsoir chère Adeline

      J’ai oublié de vous dire merci la dernière fois. Mais je le pensais. Cette fois-ci, je vous le dis : merci pour votre affection.

      Excellente année 2008. 

      Ca va faire jaser tout ce sentimentalisme.


  • herope kayen 15 janvier 2008 00:19

    L’article est fort intéresssant mais il reste d’une grande obscurité pour un néophyte car se perdant dans des dédales où peu de gens peuvent s’aventurer.

    Il est certain que le décryptage de la pensée présidentielle sur cette expression "civilisation" laisse libre cours à des interrogations diverses. "Civilisation" dans le sens antique, romaine, grecque ... "Civilisation " dans l’esprit que l’on apporte quelque chose à d’autres personnes comme du temps de la colonisation ou plus grave, plus nauséabond, de créer une nouvelle civilisation comme certain personnage qui annonçait que son reich durerait mille ans, car malheureusement dans le contexte actuel, la dernière définition parait la plus crédible.

    Bien sur, on peut nous taxer d’excessifs, mais que penser des quotas pour rentrer dans un pays, d’une police qui fait la chasse aux malheureux qui tendent la main...Drôle de "civilisation" pleine d’incivilités. Un exemple à développper peut-être pour créer la nouvelle "civilisation" !?

    Si nous comprenons bien la pensée du dirigeant de l’état ainsi que des nouveaux "philosophes", c’est une "civilisation" à leur image et surtout à leur service.

    En réalité, nous allons passer de la civilisation des "droits de l’homme" à celle des "droits d’un homme".

     

     

     


    • MBOCK Elise MBOCK Elise 15 janvier 2008 09:00

      @kayen

      Bonjour. "L’article est fort intéresssant mais il reste d’une grande obscurité pour un néophyte car se perdant dans des dédales où peu de gens peuvent s’aventurer". C’est possible. J’ai pourtant laissé dans l’ombre d’autres références d’AF lors de cette émission. Le risque qu’il y a à commenter un discours de philosophe et AF notamment, est celui que tu pointes ici. J’ai pourtant essayé de faire clair en m’appuyant sur les choses.

      "Si nous comprenons bien la pensée du dirigeant de l’état ainsi que des nouveaux "philosophes", c’est une "civilisation" à leur image et surtout à leur service". C’est clair. C’est ce que j’ai voulu dire dans le titre de mon ouvrage : "le clonage institutionnel".

      En réalité, nous allons passer de la civilisation des "droits de l’homme" à celle des "droits d’un homme". "Moi je dirais à celle de certains hommes". Puisqu’on parle de civilisation et que tu fais bien de prolonger les racines du mot, c’est la République de Platon, même si Platon ne se réduit pas à cela. Sa théorie a probablement inspiré le Général De Gaulle à s’appuyer sur l’ENA et les Grandes Ecoles de formation des élites de la République. Une bonne intention qui a dégénéré comme tu le dis si bien "à leur service".

       


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