vendredi 28 août 2020 - par Sylvain Rakotoarison

Michel Serres : ne confondons pas identité et appartenance !

« Sur ma carte d’identité, rien ne dit mon identité, mais plusieurs appartenances. » (Michel Serres, "Libération", le 19 novembre 2009).



Le philosophe Michel Serres, qui s’est éteint le 1er juin 2019, est né il y a 90 ans, le 1er septembre 1930. C’est l’occasion de revenir sur ce courtois et regretté académicien, très prévenant, aussi courtois et prévenant que médiatique. Il a fait partie des penseurs de notre temps, indépendant, brillant, pédagogue, capable de dire ce qu’il pense, capable de s’échapper des modes ambiantes, des conformismes de la pensée, mais dont le charisme, le charme même, lui faisait ouvrir tous les médias possibles.

Parmi les nombreuses réflexions dont il a pu faire part dans sa longue carrière de chercheur, il y en a une que je souhaite souligner car le sujet est toujours aussi sensible et aussi actuel. Il s’agit de l’identité. Michel Serres a voulu réagir au débat ambiant sur l’identité nationale voulue par le Président Nicolas Sarkozy, il y a plus d’une dizaine d’années, qui a provoqué sur l’Internet un flux d’expressions particulièrement haineuses et agressives. Il a alors publié une courte tribune très intéressante le 19 novembre 2009 dans le journal "Libération".

Son propos est assez simple : il ne faut pas confondre identité et appartenances. Il reprend le concept d’identité développé par exemple par Alfred Grosser. Se définir par l’identité est une méthode particulièrement exclusive, tandis que se définir par ses appartenances donne un ensemble parfois contrasté, en tout cas, toujours nuancé, de ce qu’on est réellement. Et d’ailleurs, qui sait vraiment qui on est soi-même ?

Au début de son petit texte, Michel Serres prend justement l’exemple de la carte d’identité qui se nomme mal car elle n’indique que des appartenances, celle de plusieurs groupes ou "communautés", celui de ceux qui s’appellent "Michel Serres" (il y en a plus d’un millier), celui de ceux qui sont nés à Agen, celui de ceux qui mesurent 1,80 mètres, etc. et évidemment, celui de ceux qui ont la nationalité française.

Et le faux "immortel" de bien distinguer ces deux notions, avec le concours des mathématiques (la théorie des ensembles) : « Confondre l’identité et l’appartenance est une faute de logique réglée par les mathématiques. Ou vous dites A est A, je suis je, et voilà l’identité ; ou vous dites A appartient à telle collection, et voilà l’appartenance. Cette erreur expose à dire n’importe quoi. ».

Cette erreur, pour lui, est cruciale car elle permet tout : « Mais elle se double d’un crime politique : le racisme. Dire, en effet, de tel ou tel, qu’il est "noir" ou juif ou femme est une phrase raciste parce qu’elle confond l’appartenance et l’identité. ».

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C’est de cette réduction de l’identité que Michel Serres parle : « Réduire quelqu’un à une seule de ses appartenances peut le condamner à la persécution. ». Le sommet a été sans doute atteint avec la Shoah. Être massacré parce que Juif, qu’importe les autres "appartenances". C’était cette difficulté que Barack Obama a exprimée dans son grand discours de Philadelphie le 18 mars 2008, la difficulté de devoir choisir d’être "noir" ou d’être "blanc" alors qu’il est métis, et finalement, n’est-ce pas plutôt son appartenance à l’élite intellectuelle de son pays qui a le plus caractérisé le Président Obama ?

Cette erreur de réduction est très commune : « Or cette erreur, or cette injure, nous les commettons quand nous disons : identité religieuse, culturelle, nationale. Non, il s’agit d’appartenances. ».



Et cette réduction identitaire a beaucoup plus de conséquences philosophiques que l’on ne pourrait le croire. En effet, réduire une personne à une seule appartenance n’est jamais un signe d’intelligence dans un monde si complexe (par exemples, réduire Louis Aragon à son engagement au parti communiste, est-ce pertinent alors qu’il était un poète génial ? réduire Salvador Dali à ses provocations monarchistes, n’est-ce pas oublier le peintre génial qu’il fut ? etc.).

Cette réduction est philosophiquement très grave car elle empêche toute évolution des personnes : faudrait-il rejeter Edgar Morin parce qu’il a été très brièvement communiste, alors qu’il a quitté le parti communiste très tôt et qu’il a au contraire refusé tout esprit partisan dans ses très nombreuses années de vie ultérieures ? (j’écris "rejeter" mais je pourrais écrire "aduler", le raisonnement tiendrait tout autant, bien sûr).

Michel Serres apporte ainsi la clef de l’identité, elle n’est jamais stable, elle est toujours en devenir, en avenir : « Qui suis-je, alors ? Je suis je, voilà tout ; je suis aussi la somme de mes appartenances que je ne connaîtrai qu’à ma mort, car tout progrès consiste à entrer dans un nouveau groupe : ceux qui parlent turc, si j’apprends cette langue, ceux qui savent réparer une mobylette ou cuire les œufs durs, etc. ». Quelque part, le réseau social Facebook montre l’importance sociale de l’appartenance à des "communautés", groupes et sous-groupes humains, mais la fiche de profil de Facebook est-elle réellement la personne citée ?

En somme, pour Michel Serres, réduire l’identité d’une personne à une seule de ses appartenances, et même, à toutes ses appartenances présentes et passées, c’est faire fi de ses appartenances futures, c’est rejeter toute idée de progrès humain. C’est une position philosophique, elle est respectable, mais il faut alors savoir l’assumer, au lieu de seulement crier au repli identitaire, d'une manière ou d'une autre, à la moindre occasion…


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (27 août 2020)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Les jeunes filles égyptiennes et leur petite vertu.
Michel Serres : ne confondons pas identité et appartenance !
Paul Valéry.

François Jacob.
Edgar Morin, le dernier intellectuel ?
Michel Droit.
18 juin 1940 : De Gaulle et l’esprit de Résistance.
Vladimir Jankélévitch.
Marc Sangnier.
Michel Houellebecq écrit à France Inter sur le virus sans qualités.
Jean-Paul Sartre.
Pierre Teilhard de Chardin.
Boris Vian.
Jean Daniel.
Claire Bretécher.
George Steiner.
Françoise Sagan.
Jean d’Ormesson.
Les 90 ans de Jean d’O.

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11 réactions


  • Clocel Clocel 28 août 2020 11:46

    Un « philosophe » qui écrit dans Libération...

    Tout est dit, on peut s’économiser le reste.

    On a payé ce type toute sa vie pour réfléchir, à l’arrivée, il nous laissera des scories bien en-dessous de la réflexion d’un simple ouvrier marxiste du temps jadis.

    Pauvre homme... Il se sera laissé stériliser par son temps.


  • sophie 28 août 2020 11:47

    il est mort ?


  • binary 28 août 2020 13:25

    En quoi le nom propre inscrit sur une carte d’identité est il une « appartenance » ?

    C est à dire un nom commun à tous les éléments de l ensemble qu il désigne.

    La différence entre noms propre et commun, est celle entre élément et ensemble.

    Les langages font de la logique sans le savoir.

    La fonction d’une carte d identité, est de désigner un éléments précis, unique, de l’ensemble de la population référencée par cette carte. Elle n a pas à dire toutes les propriétés de cet élément, mais elle a à le distinguer des autres éléments.

    Ce n est pas parce qu ’une personne est célèbre que sont discours est forcément pertinent. La philosophie et le raisonnement vont rarement bien ensemble.


  • Emin Bernar Emin Bernar 28 août 2020 13:56

    Merci pour ces citations de Michel Serres sur l’identité et les appartenances ; cela me rappelle une phrase d’Alain Robbe-Grillet dans le film l’Année dernière à Marienbad à propos de deux personnages : « Ne leur donnez jamais de nom, ils pourraient avoir eu tant d’autres aventures »


    • Clocel Clocel 28 août 2020 15:19

      @Emin Bernar

      Alain Robbe-Grillet ! Voilà un gibier de choix pour notre ami Roko !

      Le nouveau roman, ce truc à faire vomir le pilon !

      Pauvres de nous, ça annonçait les nouveaux philosophes, ces machins débraillés qui encombraient les plateaux de TV...

      Ah... ! Pivot fondant devant les nouveaux Socrate, voire les nouveaux Diogène pour les plus exaltés.

      On se marrait... On avait tort.

      Maintenant, on a Onfray, forcément, ça le fait moins...


    • Aita Pea Pea Aita Pea Pea 28 août 2020 15:27

      @Clocel

      T’as déjà essayé de te taffer un nouveau roman ? Perso oui ...core heureux que c’était des poches d’occaz ...m’en suis retourné vers les reacs hussards.


    • Clocel Clocel 28 août 2020 16:24

      @Aita Pea Pea

      « T’as déjà essayé de te taffer un nouveau roman ? »

      Pour parler franchement... Non !
      Il m’est arrivé de m’emmerder dans la vie, mais jamais à ce point !

      Par contre, dans mes vertes années, j’ai côtoyé une douce qui s’était un peu égarée dans ses lectures, la pôvrette...

      J’ai eu tôt fait de lui faire admettre, qu’un bon San-Antonio, période culte, disons, entre 60 et 80, valait bien les délires de ces cuistres redondants, on n’était pas sûr de récupérer des trucs essentiels, mais au moins, on se marrait bien.

      Elle s’est laissé convertir la bougresse ! smiley

      T’avais remarqué que l’arrivée de la Gôche au pouvoir avait même niqué la littérature de gare ?


  • Fanny 28 août 2020 23:57

    Il faut reconnaître à notre ami et grand contributeur Rakoto un génie qui lui est particulier sur ce site : celui de détecter les personnalités les plus incolores-inodores-transparentes (et sympathiques pour la plupart) faisant de ce fait l’unanimité dans le mainstream. En soi une spécialité. Dommage car ses articles sont plutôt bien documentés, mais le mainstream a déjà traité le sujet en long et en large et délivré tous les brevets de bienpensance (insignifiance ?). 


  • Jean Keim Jean Keim 31 août 2020 09:13

    Nous sommes ce que nous pensons, mais cette assertion est un peu courte, dans les faits nous pensons à partir de ce que nous savons, si je ne sais pas que je suis juif car personne ne me l’a dit, alors en aucun cas je ne revendiquerai cette appartenance ; et si me disant juif je prends conscience que cette appartenance n’est qu’une démarche intellectuelle, c’est-à-dire une simple information, alors je ne serais plus juif, non pas pas rejet mais par clarté d’esprit.

    Il est donc tout à fait possible d’intégrer cette évidence dans mes rapports avec les autres, car le « je », ce que je « pense » être ne consiste qu’en savoirs.


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