Service civil obligatoire : vers un rétablissement des corvées féodales ?
La suspension (pour ne pas dire la suppression) du service national obligatoire , par la loi du 28/10/1997, a incontestablement été la réalisation majeure de Jacques Chirac comme président de la République. Ceux qui, comme moi, ont vécu la corvée du service militaire pendant un an, ont certainement, comme moi, applaudi à cette courageuse et intelligente décision, qui a été à Jacques Chirac ce que l’abolition de la peine de mort fut à François Mitterrand. Or, il se trouve que, dans une unanimité étonnante, les principaux candidats à la prochaine présidentielle souhaitent le rétablissement d’un service national civique ou civil obligatoire ! Examinons les faits.
Parmi les candidats à l’élection présidentielle, plusieurs se sont clairement prononcés pour un service civique ou civil obligatoire, citons-les de droite à gauche : à droite, Philippe de Villiers préconise un service civique d’un an, Nicolas Sarkozy est partisan d’un service civil de six mois, Francois Bayrou préconise également six mois, tandis que Nicolas Dupont Aignan limite cette proposition à trois mois. A gauche, le trio socialiste Ségolène Royal, Dominique Strauss-Kahn, Laurent Fabius préconise six mois de service civique, par ailleurs il semble bien que Jean-Pierre Chevènement le préconise également (son programme est en attente de publication). Certains leaders des Verts auraient également pris fait et cause pour ce nouveau service obligatoire, qui ne semble cependant pas figurer dans leur catalogue officiel de propositions. Il semble (sous réserve de prises de positions ultérieures) que les seuls candidats ne proposant pas clairement ce service obligatoire soient à l’extrême-droite, Jean Marie Le Pen, à droite, Dominique de Villepin et bien sûr Jacques Chirac, qui sont partisans du volontariat, l’ensemble des candidats d’extrême gauche, et, sous réserves, le Parti communiste, qui ne semble pas s’être exprimé nettement à ce sujet (données non trouvées).
Les motifs invoqués par les candidats partisans du service civil obligatoire sont identiques, à droite comme à gauche : la suppression du service militaire, disent-ils en résumé, aurait fait disparaître la mixité sociale induite par le fait que, pendant le service militaire, des jeunes de toutes les classes sociales et de toutes origines géographiques se retrouvaient mélangés, et développaient ainsi une sorte de sentiment de fraternité républicaine. La crise des banlieues serait due, entre autres, à la disparition de ce sentiment d’appartenance à une même communauté nationale, sentiment qu’il conviendrait de réinsuffler en établissant un service civil ou civique, dans lequel l’enthousiasme fraternel de la jeunesse serait mis à profit au service de travaux d’utilité collective ou d’associations, dans un grand élan de solidarité républicaine retrouvée entre jeunes de diverses origines !
Comme de bien entendu, les bons sentiments font rarement de la bonne politique, et les bonnes intentions affichées cachent souvent de bien douteuses arrière-pensées. Une idée liberticide trouvera toujours une majorité de politiciens pour la soutenir. Etudions dans le détail les arguments qui démolissent cette nouvelle lubie politicienne.
1°) Inconstitutionnalité du cervice civil : la constitution ne prévoit de contraindre les personnes que dans deux cas, la condamnation pénale et les nécessités de la défense nationale. Il faudrait donc, pour instituer un service civil obligatoire, réviser préalablement la constitution.
2°) Le service civil obligatoire est contraire aux engagements internationaux de la France : en effet, la convention européenne des droits de l’homme, dont, si je ne m’abuse, la France est signataire, stipule (titre 1 article 4, alinéa 1 : " Nul ne peut être tenu en esclavage ni en servitude ", alinéa 2 : " Nul ne peut être astreint à accomplir un travail forcé ou obligatoire ". Il est bien évident que l’alinéa 2 et probablement aussi l’alinéa 1 concernent directement le concept de service civil obligatoire (un travail imposé sous peine de sanctions, qui serait rémunéré semble t-il 300 euros mensuels, ce qui ne permet ni de se nourrir, ni de se loger, c’est quasiment une forme d’esclavage). Il est très curieux de constater que les candidats dans leur immense majorité ignorent le texte de conventions internationales qui ont pourtant force de lois, lois que l’un d’entre eux sera chargé de faire exécuter lorsqu’il sera, justement, au pouvoir exécutif... Ce sont d’ailleurs souvent les même politiciens qui ne manquent pas de rappeler, à juste titre et à n’importe quelle occasion, que l’esclavage est classé parmi les crimes contre l’humanité. Singulière incohérence des prises de position...
3°) Toute obligation fait immanquablement apparaître dans une population des gens qui s’opposeront (en l’occurence avec raison) à cette obligation ! Ceci aboutit inévitablement à l’apparition de sanctions. Quelles pourraient être ces sanctions ? On peut imaginer des amendes, dont les jeunes issus de classes favorisées s’acquitteraient sans problèmes : exit la mixité sociale qui sert d’alibi à cette mascarade ! On peut imaginer une privation du droit de vote tant que le service civique n’est pas accompli, droit de vote auquel un certain nombre de jeunes marginalisés renonceraient volontiers pour ne pas subir cette corvée... exit à nouveau la mixité sociale. On peut enfin proposer la prison, mais les prisons sont déjà pleines, et par ailleurs on ose à peine imaginer les émeutes qui ne manquerait pas de survenir dans les cités si la maréchaussée venait y chercher quelques jeunes réfractaires pour les embastiller pour cause de désertion au service civil !
4°) Toute obligation fait apparaître la nécessité d’un contrôle de l’exécution de cette obligation. Il est bien certain que les enfants et relations amicales de ces contrôleurs auront un contrôle plus élastique que les autres ! Par ailleurs les associations donneront volontiers des " jetons de présence " bidons moyennant finances, mieux vaut un tiroir-caisse bien rempli que des travailleurs forcés non motivés !
5°) Le service civil entraînera un détournement massif de l’argent public vers des intérêts privés. En effet, il est prévu de faire travailler une bonne partie des " conscrits civils " dans des associations. Or, le service civil qui, selon plusieurs estimations, coûterait entre 3 et 5 milliards d’euros annuellement, sera financé par l’argent public, c’est-à-dire celui des contribuables. Autrement dit, il sera établi, en plus du service civil, une cotisation obligatoire indirecte de l’ensemble des Français pour des associations à la raison sociale desquelles tous les citoyens ne sont pas forcément en accord, et qui sont par nature des intérêts privés, quand bien même elles seraient à but non lucratif et déclarées d’intérêt publi ...
6°) Le service civil entraînera une concurrence déloyale sur le marché du travail. En effet, qui dit service dit, en principe, travail d’utilité collective, (je n’ose pas imaginer que l’Etat pourrait subventionner à grands frais des travaux inutiles), on peut tout imaginer : nettoyage des tags sur les murs, nettoyage des sites naturels, aide aux personnes âgées ou aux handicapés, débroussaillage des forêts, etc. (NB : il ne peut s’agir que de travaux peu qualifiés puisque les jeunes censés les assurer n’auront que leur bac, à moins qu’on ne rétablisse des sursis, mais la mixité sociale en prend alors un coup ! ). Mais en payant des clopinettes un travail forcé des jeunes pour ce genre de travail, on retire le pain de la bouche de gens peu qualifiés aptes à exercer ce genre d’emplois.
Alors, me direz vous, pourquoi des politiciens expérimentés et censés être des gens intelligents proposent des absurdités pareilles ? J’y vois plusieurs raisons inavouées. 1°) Faire diminuer le nombre des fonctionnaires pour satisfaire aux critères économiques du traité de Maastricht : en effet , les " conscrits civils " seront rapidement amenés à faire les travaux dévolus jusqu’ici aux employés municipaux, agents d’entretien et autres petits fonctionnaires, pour un " salaire " trois fois moindre, ce qui permettra au futur président de se vanter d’une baisse des dépenses publiques.
2°) Faire baisser mécaniquement, dans un premier temps de 300 000, le nombre de chômeurs officiels, les conscrits civils n’étant évidemment pas considérés comme chômeurs ! (Cet effet disparaîtra dans un deuxième temps avec la diminution de la demande de main-d’oeuvre peu qualifiée...)
3°) Adapter le secteur public à une concurrence croissante avec le secteur privé : on sait que les entreprises privées ont la manie détestable d’user et d’abuser des " stagiaires ", qui occupent pour rien ou presque rien des emplois qui devraient normalement être salariés. Elles ont souvent pris l’habitude de mal ou de non rémunérer les heures supplémentaires dans les contrats ultra-précaires. Le secteur public, jusqu’ici exclu de ce " fromage ", pourra évidemment y avoir accès grâce aux " conscrits civils ", à peine rémunérés !
4°) Enfin , j’y vois une source inépuisable de magouilles politiciennes en tous genres : les associations se retrouveront dans une concurrence et un lobbying forcené pour bénéficier gratuitement du plus grand nombre possible de " conscrits civils ", inutile de dire que les partis politiques s’en donneront à coeur joie pour faire donner à leurs valeureux militants des emplois fictifs par certaines associations en échange de cent conscrits civils supplémentaires, une association bénéficiaire de cent conscrits civils ayant beaucoup plus de chance de prospérer qu’une association ayant les mêmes buts, mais seulement dix conscrits civils. On peut imaginer également tout un marché de nouvelles associations fictives dans lesquelles des conscrits civils aisés passeraient six mois de service civil tout aussi fictif ! Un véritable boulevard du copinage et du népotisme... Dans ces conditions , il est peu probable que la nombreuse progéniture de Ségolène Royal se retrouve un jour, au cours d’un service civil " socialement mixte ", à repeindre les murs de cités sensibles en compagnie des jeunes banlieusards qui y résident...
En guise de conclusion, après le retour de la dîme préconisée par le rapport Machelon et Nicolas Sarkozy (construction des mosquées et autres temples sur les impôts locaux, se rapporter à mon article sur AgoraVox : " Le rapport Machelon , une offensive sans précédent contre la laïcité " ), les politiciens français, dans un grand élan unitaire de médiévalisme, veulent transformer les jeunes en serfs auxquels le " Souverain " aurait de nouveau le droit d’imposer des corvées féodales ! La France a besoin d’autre chose que de pseudo-solutions moyenâgeuses à ses problèmes ! Espérons, et parions que la jeunesse ne se laissera pas faire...