samedi 19 janvier 2019 - par
10 ans après (3/6) : l’enrichissement des uns fait toujours plus l’appauvrissement des autres
Disséquer la montée des inégalités est une chose, heureusement très bien faite par des économistes comme Piketty ou Stiglitz. Mais avec le temps, je finis par penser que simplement poser le débat en terme d’inégalités est insuffisant, tant les oligo-libéraux peuvent finir par les justifier. Le problème n’est-il pas plus profondément que les plus riches s’enrichissent en appauvrissant les autres ?
Du sens de la création de valeur
Pour Tocqueville, « préoccupés du seul soin de faire fortune, les hommes n’aperçoivent plus le lien étroit qui unit la fortune particulière de chacun d’eux à la prospérité de tous ». C’est déjà un premier problème que les élites économiques oublient, ou refusent de voir, que leur fortune vient du fait qu’ils appartiennent à une société bien plus grande qu’eux, dont ils sont au sommet. Sans cette appartenance à une société composée de millions de personnes, il n’y aurait pas ces hautes rémunérations, et, sur un plus long terme, ces fortunes amassées. Si accepter des inégalités est probablement utile, la question qui se pose aujourd’hui est leur niveau, revenu aux excès du début du 20ème siècle, où un grand patron peut gagner plus de 1000 fois plus que le salaire minimum, contre 30 sous les Trente Glorieuses…
Car tout le problème est là, comme le notait Paul Krugman dans « L’Amérique que nous voulons » : pendant les Trente Glorieuses, l’ensemble de la société avançait au même rythme. Les fruits de la croissance étaient répartis de manière juste : les plus riches y gagnaient autant que les moins riches. Aujourd’hui, et depuis plusieurs décennies, comme le montrent Piketty et Saez, tous les fruits de la croissance vont à une petite minorité. Pire encore, nous ne sommes pas seulement dans un mécanisme d’accaparement de la création de richesse globale de l’économie, mais dans un processus où une part grandissante de la population finit par s’appauvrir, quand une petite minorité continue à s’enrichir.
Encore une fois, The Economist donne des exemples flagrants. En Californie, les revenus du 10ème pourcent des ménages ont baissé depuis 1963, quand ceux du 90ème pourcent ont presque doublé, leur rapport passant de 6,5 à 14. Et encore, les chiffres du 99ème ou 100ème pourcent auraient été bien plus extravagants. Dans un autre papier consacré à l’Allemagne, The Economist rappelle un des nombreux côtés obscurs de la croissance du pays, à savoir le fait que les succès économiques du pays ne profite qu’à une petite minorité et qu’une grande partie des Allemands s’appauvrissent au passage. Il rappelle le développement de contrats précaires aux droits très limités, certains professeurs n’ayant même pas d’assurance-maladie ou de droits à la retraite, ce qui a provoqué une hausse du taux de pauvreté.
Il y a un peu plus d’un an, The Economist avait également montré que notre époque laisse tomber des pans entiers du territoire, la croissance se concentrant dans les régions les plus riches, quand les plus pauvres tendent à s’appauvrir, dans une illustration de la théorie de la France périphérique, qui, malheureusement, est probablement encore plus valable ailleurs… Mais ce modèle où non seulement les fruits de la croissance sont très concentrés, mais où beaucoup s’appauvrissement, amène à se demander si l’enrichissement des uns n’est pas le fruit relativement direct de l’appauvrissement des autres. Car quand les marchés exigent de la création de valeur, n’est-ce pas pour pressurer la grande majorité au profit exclusif d’une petite minorité, sans qu’il y ait le moindre ruissellement qui se matérialise ?
C’est la question que pose le développement de la nouvelle économie. La condition de taxi a été dégradée au profit des actionnaires et dirigeants de Uber (tant que la bulle n’explose pas), celle des conducteurs de VTC leur étant non seulement inférieure (ils gagnent 10 dollars par heure aux Etats-Unis) et à la merci de baisses de rémunérations arbitraires… Des économistes soulignent de plus en plus les externalités négatives de ce modèle d’affaires. Les chauffeurs peuvent rarement encore agir, comme cela s’est passé en Inde, les Etats restant trop souvent passifs. Et que dire des multiples livreurs employés sans guère de droits, la quintessence du prolétariat économique du 21ème siècle ? Dans le Monde, des livreurs de Deliveroo révélaient leur désarroi devant la baisse de leur rémunération.
Aujourd’hui, pour paraphraser Tocqueville, on peut dire que bien des élites du 21èmesiècle, préoccupées du seul soin de faire fortune, n’aperçoivent plus le lien étroit qui unit leur fortune particulière à leur appartenance à la société, et, de plus en plus, à l’appauvrissement de la majorité. Heureusement, on peut voir dans le mouvement des gilets jaunes une bienvenue réaction à ce triste état de fait.