lundi 11 octobre 2010 - par xavier dupret

Analyse du rapport de l’OIT sur le progrès social et la durée du travail

Pour quiconque s’intéresse à la condition salariale sous l’angle de la durée du travail, l’Organisation internationale du Travail (OIT) a, il y a peu, sorti deux sommes sur la question. : « Working Time Around the World. Trends in working hours, laws and policies in a global comparative perspective » de Sangheon Lee, Deirdre McCann et Jon Messenger [Routledge/ILO, 2007, 220 p.] et « Decent working times. New trends, new issues », édité par Jean-Yves Boulin et ali, ILO Genève, 2007. S’il fallait en dégager un fil conducteur, une leçon remarquable, ce serait que la norme portant sur la question du temps de travail présente dans les conventions de 1919 et de 1930 (les 48 heures), 1935 (les 40 heures) et 1957 (le repos hebdomadaire), a progressivement cédé place aux aménagements particuliers, simple reflet de l’explosion de l’emploi atypique, à tel point que, en 2007, on en est venu à parler, pour lui chercher de nouveaux critères, d’un temps de travail « décent », c’est-à-dire dégagé de la norme générale et collective.

Ce qui vaut d’être longuement médité. Dans l’introduction à cet ouvrage, les auteurs rappellent que John Maynard Keynes avait pronostiqué que ses petits-enfants (c’est-à-dire nous) vivraient dans une société où "prédominera la journée de travail de trois heures". Keynes avait, à cette époque, identifié que les gains de productivité connaîtraient une augmentation prodigieuse tout au long du 20ème siècle et escomptaient qu’ils seraient partagés dans l’objectif de créer les conditions du plein emploi au sein des économies occidentales. Nous sommes, à l’évidence, loin du compte.

Le temps de travail constitue un enjeu d’importance pour le mouvement ouvrier dès le XIXème siècle. Et c’est une question dont l’OIT se préoccupe pour ainsi dire depuis le berceau puisque, sa toute première convention, en 1919, porte précisément sur la durée du travail. A l’époque, l’objectif était de généraliser les 48 heures hebdomadaires. Plus tard, la convention n°47 va s’atteler à la promotion des 40 heures.

L’étude de l’OIT intitulée "Temps de travail décents. Tendances et enjeux nouveaux"précisait que des changements profonds étaient intervenus dans la sphère du travail et plus particulièrement de sa durée. C’est ainsi qu’à partir des années nonante, des conventions sur le travail à temps partiel ont été signées au sein de l’OIT. Signe, comme on dit, des temps.

Le retour de la Nation

Cette mutation n’est pas tombée du ciel, précise en substance le rapport. Cela correspond à un mouvement de grande ampleur dans la sphère du travail. C’est que depuis les années 80, on a assisté à la montée du travail à temps partiel et la flexibilisation du temps de travail. Ces évolutions induites par la restructuration en cours du capitalisme contemporain ne doivent pas pour autant oblitérer les différences nationales. Différences qui permettent d’illustrer les marges de manœuvre dont disposent les acteurs sociaux à l’intérieur des frontières nationales. A découvrir comme un témoignage de l’importance de l’échelon national et, somme toute, une réhabilitation du politique.

En Hollande, par exemple, relève le rapport, le nombre d’heures prestées en moyenne annuelle par poste a vigoureusement diminué. Soumission aux lois du marché ? Que nenni, cette évolution résulte d’un acte de régulation posé par les pouvoirs publics hollandais eux-mêmes.

Depuis l’adoption de la loi d’ajustement du temps de travail, le gouvernement des Pays-Bas oblige les employeurs à accepter les demandes des travailleurs en matière d’aménagement du temps de travail. Un des critères permettant de définir un travail décent consiste en sa contribution à l’égalité entre les sexes. En ce qui concerne le modèle hollandais, c’est là que le bât blesse. Car c’est surtout le travail à temps partiel des femmes qui a explosé chez nos voisins bataves. Bref, il y a comme qui dirait tension entre la promotion de l’individu-roi ("mon temps de travail comme je veux quand je veux") et l’idée(récente) d’égalité entre les hommes et les femmes.

Autre inégalité liée au temps de travail, celle afférente aux classes sociales. En France, les pouvoirs publics ont promu, dès 1996, une réduction du temps de travail uniforme et collective dans les grandes entreprises. L’objectif de la mesure était de favoriser à la fois une augmentation de l’emploi, une amélioration des conditions de travail des salariés sans nuire aux performances économiques des entreprises.

Au terme de la négociation, le patronat a réussi à pousser un élément de son agenda : l’annualisation du temps de travail. Au bout du compte, la mise en œuvre des 35 heures n’aura pas permis d’enrayer la montée du travail précaire et/ou à temps partiel. Par exemple, 41% des employés faiblement qualifiés du tertiaire sont employés à temps partiel.

Le rapport de l’OIT pointe également une détérioration de la compatibilité entre horaires de travail et vie sociale. C’est qu’au bout du compte, l’annualisation du temps de travail a, en effet, fortement déstructuré le rythme de vie des travailleurs. Le réel a de ces complexités qui laissent parfois songeur. En l’occurrence, deux modèles que l’on a l’habitude d’opposer (le français qui a les vertus jacobines que la gauche depuis toujours affectionne tandis que le hollandais mise sur la responsabilité individuelle) semblent finalement aussi décevants l’un que l’autre.

L’enseignement vaut son pesant d’or. Comme quoi, une politique de l’emploi, cela se décide au niveau national. Exclusivement ? Et l’Europe dans tout cela ?

L’alibi européen

Il est évident que la construction européenne a induit une flexibilisation et une précarisation accrues du monde du travail. Pour ce faire, les "élites" dirigeantes européennes ont mobilisé les instruments législatifs et les institutions communautaires dans une optique clairement néolibérale. En un mot comme en cent, l’idée européenne sert aujourd’hui de cheval de Troie à des stratégies d’adaptation à pas forcés de nos sociétés à la mondialisation capitaliste.

Et le développement des politiques économiques au niveau européen suit de très près les injonctions néolibérales des institutions financières internationales (Fonds monétaire international et Banque mondiale). Ainsi peut-on relever qu’au sein des instances européennes, "la présomption selon laquelle la compétitivité se traduit automatiquement par la croissance et, en l’occurrence, par la prospérité et le bien-être pour tous, conduit la Commission européenne à développer, le plus souvent avec l’appui du Conseil et d’une majorité au Parlement européen, une approche "taille unique" pour favoriser la croissance économique, dans la droite ligne du Consensus de Washington. Du coup, ils négligent d’autres modèles économiques qui ont prévalu dans le passé pour assurer le décollage économique de certains pays et ils ignorent que d’autres voies économiques peuvent être explorées pour atteindre la prospérité, sans compromettre la viabilité de la planète".

Les élites européennes ont, à cette occasion, inventé une parade, un jeu d’écran de fumée leur permettant de se défausser de leurs responsabilités en reportant le poids de ce détricotage sur la seule Commission. En omettant de mentionner, et c’est là que réside la supercherie, que rien ne peut vraiment se décider au niveau européen sans l’aval des gouvernements nationaux qui ne peuvent donc légitimement se poser ne victimes de l’"Europe". Une fois que l’on évente cet écran de fumée, il faut en revernir à un constat clair : c’est au sein des Etats-nations que se noue la trame des rapports sociaux suscitant la mise en œuvre des politiques de précarisation, de flexibilisation du temps de travail.

Et c’est au sein de ces mêmes entités nationales que se développeront des résistances à cette vague de fond. –nations. "C’est que les "non" français et hollandais à la Constitution européenne ont brusquement et heureusement réveillé un débat que l’on croyait en coma terminal depuis la ratification du traité de Maastricht, en 1992… et fait apparaître les "non" précédents, danois, irlandais et suédois, comme de profonds symptômes du malaise généralisé de l’Europe plutôt que, selon la bonne parole des dirigeants européens, de simples péripéties conjoncturelles."4

Nous formulerons, au passage, l’hypothèse que ces mouvements n’ont effectivement rien de conjoncturel et que loin de témoigner d’une poussée nationaliste et réactionnaire, ils peuvent donner naissance à une protestation de type égalitaire contre le modèle néolibéral. Et cette référence égalitaire peut donner lieu à une refondation des politiques en matière de droits du travail.

Liberté, régulation, fraternité ?

A partir de quel critère peut-on, in fine, évaluer les politiques normatives de l’emploi ? Certes, comme l’a dit en son temps, Anatole France, "la majestueuse égalité des lois interdit aux riches comme aux pauvres de coucher sous les ponts, de mendier dans la rue et de voler du pain." Et si, malgré tout, on reparlait de l’égalité ? Le terrain est, hélas, miné.

Le concept libéral d’égalité des chances a fait bien des dégâts. L’égalité des chances ne fait, en effet, peser sur le législateur qu’une simple obligation de moyens, laissant les déterminismes sociaux jouer, par ailleurs, à plein. Plus ambitieusement, l’égalité sociale, comme objectif politique, confronte, quant à elle, le politique à une obligation de résultats. Il lui faut s’engager, moyennant l’action publique, afin de dépasser certaines pesanteurs du social.

Par exemple, en dotant un pays des équipements collectifs assurant une meilleure compatibilité entre travail à l’extérieur et vie de famille. C’est ainsi qu’il devrait être possible à toutes les femmes d’associer vie professionnelle et vie familiale. En l’état actuel des choses, seules celles qui disposent des moyens permettant d’avoir recours à des services extérieurs (souvent privés) sont en mesure d’échapper au dilemme. De même, c’est en mobilisant le concept d’égalité sociale que l’on devrait construire une réflexion qui envisage fondamentalement et prioritairement la réduction du temps de travail comme un moyen de favoriser l’accès égalitaire de chacun à l’emploi.

Dans cette optique, un troc du type "annualisation contre réduction de la durée hebdomadaire du travail" comme celui qui s’est produit en France dans les années nonante n’a évidemment aucun sens. Car les gains de productivité induits par la flexibilisation annulent le potentiel de création d’emploi des 35 heures. Faire le choix de l’égalité, cela fait, il est vrai, un peu ringard de nos jours. Mais avec le recul, cela ne semble pas complètement insensé.

 

1. Il s’agit de "Working Time around the World – Trends in working hours, laws and policies in a global comparative perspective" de Sangheon Lee, Deirdre McCann et Jon Messenger, Routledge/ILO, 2007 et "Decent working times. New trends, new issues", édité par Jean-Yves Boulin et ali, ILO Genève, 2007.

2. Version française de "Decent working times. New trends, new issues", op.cit.

3. Inès TREPANT, "Les dessous du cadre macro-économique de l’Union européenne. Coup de projecteur sur quelques idées fixes et leurs conséquences", Etopia : juillet 2007, p. 4. URL : http://www.etopia.be/IMG/pdf/Trepant_macro.pdf (date de consultation du site : 11 juin 2008).

4. Manifeste des Européens pour une autre Europe, p.1, Paris, Assemblée Nationale, lundi 29 mai 2006. URL : http://static.scribd.com/docs/dv2kefkum9yf2.pdf (date de consultation du site : 17 novembre 2008).



4 réactions


  • plancherDesVaches 11 octobre 2010 15:12

    Bonne analyse d’un rapport de l’OIT, malgré que ce dernier soit un organisme qui ne peut pas « trop » critiquer le système en place.

    Merci de nous apporter la preuve, à nouveau, que la valeur travail a été complétement détruite par la valeur rentier.
    Mais vu ce qui se passe en ce moment, cela pourrait ne pas durer...


    • xavier dupret xavier dupret 12 octobre 2010 10:04

      Effectivement, je crois qu’on est arrivé à un point de non-retour. J’ai vu hier un gars bien placé dans les petits secrets de l’Etat et il m’a lâché que les banques vont connaître des turbulences dans les mois à venir. Le type est pourtant de centre-gauche.


  • Blé 12 octobre 2010 08:35
    Quelques extraits d’un article sur le site de Marianne : « Français, souriez, il y a un millionaire près de chez vous » ! cela confirme l’article, nous revenons petit à petit à la belle époque du 18 ème et 19 ème siècle dans notre beau pays.
    [...]
    "Pourtant au jeu du millionnaire, le grand gagnant est…la France. Étonnamment, on entendra pas le Medef se réjouir d’une telle situation qui fait de notre pays un des territoires les plus accueillants de la planète pour les très riches. Selon une étude de Crédit Suisse publiée par La Tribune du11 octobre, plus de 2,2 millions de millionnaires en dollars résident dans l’hexagone. La banque helvétique s’est livrée à un classement brut qui donne le résultat suivant : la France accueille 9 % des 24,2 millions de millionnaires, soit 2,2 millions de personnes, et se classe au troisième rang après les Etats-Unis (41 %) et le Japon (10%). Loin devant l’Allemagne (5%) à égalité avec la Grande Bretagne, deux pays qui se font distancer par l’Italie (6%). Quant à la Chine elle ne compte que 3 % des millionnaires.

    [...]

    "Le document fait également état d’un triplement de la richesse dans l’hexagone entre 2000 et 2007, et un recul de 15% depuis. Aujourd’hui, sur les 195 000 milliards de dollars de richesses détenue par les 4,4 milliards d’adultes de la planète, la France en concentre 12 100 milliards de dollars. Cette montagne de patrimoine place la France en quatrième position, première nation européenne, la Chine ayant depuis rattrapé l’hexagone. Au final, le patrimoine total des adultes français de l’ordre de 1 % du total mondial représente 6 % de la richesse totale. Voilà qui 4,5 ans de PIB annuel, contre moins de 4 ans pour les Etats-Unis, le pays le plus riche du monde avec 54 600 milliards de dollars."


    "Reste que la France demeure un territoire parmi les plus riches de la planète malgré une fiscalité tant de fois dénoncée comme « décourageante ». Voilà qui éclaire le débat fiscal, au moment où se décide le sort de l’ISF, en fait sa disparition en contrepartie de celle du bouclier à 50% et l’instauration d’une tranche supplémentaire sur l’impôt sur le revenu, comme le voudrait une centaine de députés de la majorité.
    Une réponse un peu courte. A gauche le débat sur la fiscalité fait également rage. François Hollande, l’ex-patron de Solférino, et Pierre-Alain Muet, le député PS qui dirige le conseil d’analyse économique du parti ont chacun de leur côté tiré parmi les premiers. Le 21 octobre prochain, c’est au tour de Vincent Drezet, secrétaire national du Syndicat national des unifié impôts, et de Liem Hoang-Ngoc, député européen PS de sortir un livre, au titre sans détour, « Il faut faire payer les riches ».« 

    Je crois que les français se doutaient bien que la France est un pays riche, les helvètes nous le disent, ce n’est donc pas »une illusion".

    C’est le travail des travailleurs qui produisent la richesse (de tout temps et partout), on s’en doutait, mais les banquiers, les actionnaires et les rentiers ne vont surement pas lâcher le morceau que ce soit en France ou ailleurs.



  • xavier dupret xavier dupret 12 octobre 2010 10:01

    A part cela, le nain de l’Elysée va nous dire que le bouclier fiscal est nécessaire pour éviter une fuite des capitaux.


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