mardi 1er octobre 2019 - par Paul Jael

Ce qui cloche avec la microéconomie

La macroéconomie est traversée par une opposition apparemment irréductible entre néoclassiques et keynésiens qui dure depuis plus de quatre-vingts ans. Par contraste, la microéconomie ressemble à un long fleuve tranquille. La domination néoclassique semble triomphale. Les économistes néoclassiques considèrent d'ailleurs que le théorie microéconomique existante doit servir de fondation à la macroéconomie. Cette sérénité, est-elle justifiée ?

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Je voudrais ici énumérer certaines faiblesses de la microéconomie mainstream. Certes, on trouvera çà et là un modèle de tel économiste pour répondre à la plupart de ces critiques, mais la théorie en tant que corpus et en tant qu’enseignement y reste sensible.

 

LES FIRMES

La théorie est nébuleuse au sujet de la nature des entreprises. On connaît leur but qui semble unique : maximiser ce qu’on appelait auparavant le profit et qui est ensuite devenu la maximisation de leur valeur conçue comme l’actualisation des cash flows futurs. Les firmes de la théorie n’ont ni âge ni histoire ; leur rapport avec l’entrepreneur n’est pas pris en considération. A priori, cela semble acceptable puisque la théorie doit se préoccuper du général, non du particulier ; mais trop d’éléments ne sont-ils pas rejetés dans le particulier simplement parce qu’ils sont plus difficiles à modéliser ? La théorie devrait expliquer comment une entreprise dont la taille est limitée par la volonté de contrôle des propriétaires peut être florissante, comment des firmes rentables de tailles diverses coexistent sur un marché. La détermination théorique de la taille est purement mécanique et fait intervenir trop peu de facteurs.

Le risque semble absent des préoccupations de l’entreprise. La théorie ne nous explique pas comment la firme choisira entre des investissements qui diffèrent à la fois par la rentabilité et le risque. Une fonction d’utilité mêlant profit et risque n’est que trop rarement reconnue aux entreprises. La gestion du risque est reportée des épaules de l’entrepreneur vers le marché financier. Les actionnaires sélectionneraient leur portefeuille en fonction du risque associé aux différentes entreprises ; il suffit alors aux managers d’écouter le marché, ordonnateur des prix, pour prendre les bonnes décisions. Cette conception n’explique pas pourquoi différentes entreprises ont des niveaux de risque divergents et quels facteurs déterminent le niveau de risque de telle entreprise ainsi que le comportement de son management.

L’entrepreneur est aussi fantomatique que son entreprise. On sait qu’il se rémunère avec le profit résiduel, ce qui est interloquant puisque sur le long terme ce profit est censé tendre vers zéro. On peut en inférer que l’entrepreneur doit donc être le détenteur de l’un des facteurs de production, mais la théorie est étonnement peu diserte sur cette identification. Par exemple, le mystère plane quant à savoir lequel de ses organes est l’entrepreneur d’une société par actions.

Un des grands paradoxes est que l’économie politique décrit la fonction de l’entrepreneur de telle façon qu’il pourrait être remplacé par un ordinateur : élaborer un plan de production à partir d’un système de prix. Alors qu’en société, les qualités le plus saluées sont l’initiative et l’intuition.

 

La concurrence

Les économistes définissent des structures de marché. Les principales sont : la concurrence parfaite, le monopole, l’oligopole et la concurrence monopolistique. Les critères pour les départager sont :

  • Le nombre d’offreurs
  • L’homogénéité ou l’hétérogénéité du produit
  • L’absence ou la présence de collusion
  • L’absence ou de la présence de barrières à l’entrée.

La concurrence parfaite capte une part prépondérante de l’attention des économistes[1]. Pourtant, dans l’économie réelle, les quatre critères ci-dessus sont rarement combinés de la façon qui y mène, ce qui fait d’elle un cas plutôt rare. Mais, comme son nom l’indique, la concurrence parfaite est érigée en une perfection théorique vers laquelle le secteur concurrentiel de l’économie est censé tendre. A ce titre, elle en est une représentation sublimée, sans quoi l’effort d’analyse qui la concerne serait disproportionné.

La concurrence parfaite, est-elle réellement la représentation simplifiée d’une vaste réalité ? Certaines de ses propriétés en font douter. Un exemple : à l’équilibre de longue période, la firme de la théorie produit au minimum de son coût moyen, en conséquence de quoi, un accroissement de la demande sur le marché ne peut être rencontré que par une variation du nombre de firmes. Est-ce là une représentation même simplifiée de l’économie réelle ?

A mon avis, la concurrence parfaite est représentative d’un type de marchés très spécifique : les marchés organisés, tels ceux de certaines matières premières. Les autres situations s’en écartent. Idéalement, l’appellation « concurrence parfaite » devrait même être remplacée par celle de « marchés organisés ». En fait, ce qui est « parfait » dans cette structure de marché, ce n’est pas l’ardeur compétitive des firmes protagonistes mais l’adaptation aux besoins de la modélisation économique. La concurrence parfaite est « modélogénique ».

En fait, un type de structure de marché est ignoré des économistes. Celle où un petit nombre d’entreprises se livrent à une concurrence acharnée. Elle est certainement plus courante que la concurrence dite parfaite. Comme nous l’avons vu au sous-chapitre 5.5.4, dans le cadre de la controverse marginaliste, Harrod regrettait que cette structure n’était même pas nommée ; il proposait l’appellation « libre concurrence avec marché imparfait ». Dans les pages qui suivent, je l’appellerai « concurrence oligopolistique ». Les producteurs à la demande non horizontale sont suspicieusement regardés comme au moins partiellement protégés de la concurrence. Pourtant, on connaît des situations où des milliers d’artisans boulangers appliquent les tarifs préconisés par leur association professionnelle et vendent le pain plus cher que des grandes surfaces sensiblement moins nombreuses mais au comportement plus compétitif.

Le piédestal de la concurrence parfaite s’accorde avec la prééminence du premier critère, le nombre d’offreurs. Que des facteurs aussi importants que la liberté d’accès ou la pratique de la collusion ne soient pas discriminants heurte le sens commun. Leur tort aux yeux des économistes est d’être moins mesurables[2].

Quel est l’objet ou quels sont les objets de la concurrence ? Selon Chamberlin, les firmes manient trois paramètres pour se faire une place sur le marché :

  • le prix,
  • la qualité du produit,
  • les dépenses promotionnelles[3]

Toujours comme suite de la préférence des économistes pour le quantifiable, la première de ces formes de concurrence est infiniment plus étudiée que les deux autres. Mais elle l’est par le petit bout de la lorgnette. Le prix comporte deux éléments : le coût de production et la marge bénéficiaire. La concurrence peut porter sur chacun de ces deux éléments. Tout observateur sensé admettra que la concurrence sur les coûts est l’une des caractéristiques essentielles de l’économie réelle. La place que lui réserve la théorie économique est anecdotique. Comme si la concurrence sur les prix était avant tout une concurrence sur les marges. Mais la malléabilité des marges par la concurrence est forcément limitée[4] : elles doivent fournir un profit suffisant pour satisfaire les marchés boursiers. Un fossé sépare la concurrence réelle et l’image qu’en donnent les ouvrages de microéconomie.

Les formes de concurrences portant sur les coûts, sur la qualité des produits et sur la préférence de marque sont une course à la performance. Il s’agit d’être plus productif que les concurrents, d’offrir de meilleurs produits ou de se créer une image plus attirante. Elles offrent aux entreprises l’opportunité de se distinguer alors que la concurrence sur les marges est uniformisante.

 

L’équilibre du producteur

Le monde de l’entreprise comporte certainement plus de faiseurs de prix que de preneurs de prix. Peu d’entrepreneur se reconnaîtront dans la description walrassienne : l’homme à l’écoute des prix criés par le commissaire-priseur et qui sait exactement combien produire à chaque prix. L’entreprise réelle recherche la combinaison prix-quantité idéale et cette quête est complexe, car interviennent de multiples paramètres. Une relation lie généralement la qualité du produit d’une part avec le coût et le prix d’autre part. Ces variables sont au centre d’un choix. Le rapport qualité-prix n’étant pas quantifiable, il intéresse peu les économistes. Autre choix, les dépenses R&D influent sur le rapport entre la qualité et le coût. Les dépenses de marketing importent également, tout comme la publicité gratuite qu’offre un volume de ventes élevé. La fixation du prix ne peut s’expliquer qu’au vu de tous ces paramètres.

Dans l’équilibre général d’Arrow-Debreu, l’ensemble des firmes comprend aussi celles qui n’existent pas encore ; de même l’ensemble des produits comporte ceux qui restent à créer. Globaliser les produits existants et futurs est une négation de la concurrence, car la mise sur le marché de nouveaux produits est justement l’un de ses objets fondamentaux ; c’est l’occasion par excellence de faire mieux que ses concurrents ; les nouveaux produits ne sont pas un fruit qu’on cueille mais un arbre qu’on plante.

Revenons à l’idée selon laquelle le plan de production peut être décidé sur base de la seule connaissance du vecteur des prix présents et futurs. Si l’on se réfère à des idées émises par Muth et Radner, l’anticipation des prix futurs pourrait même se limiter au décodage des prix présents et passés. La toute-puissance du système de prix anime le modèle de Lucas ; tout ne serait qu’harmonie sans l’inaptitude potentielle du producteur à distinguer si le prix a varié à cause de l’inflation ou d’un déplacement de la demande. Dans le même ordre d’idées, Hayek écrit que “production is generally guided not by any knowledge of the actual size of the total demand, but by the price to be obtained in the market (… The entrepreneur) is not in the least concerned with the amount by which, in a given case, the total amount demanded will alter ; he only looks at the price he can expect to get after the change in question has taken place”[5].

Peu d’entrepreneurs se reconnaîtront dans cette description. Ils tentent au contraire de s’informer à toutes les sources possibles à propos de tous les aspects de leur commerce : fiscalité, technologie, politique publique, goûts du public, actions des concurrents, évolution conjoncturelle… Les grandes entreprises et les associations professionnelles disposent souvent d’un bureau d’étude ; l’information commerciale est devenue l’objet d’un commerce où opèrent des firmes spécialisées. Reconstituer le puzzle du futur à partir de toutes ces pièces d’information est un jeu où certains entrepreneurs se révèlent plus inspirés que d’autres. L’affirmation de Lucas (cf. supra) selon laquelle les entrepreneurs se soucient peu de l’évolution conjoncturelle et ont du mal à se repérer dans le cycle paraît erronée. C’est l’une des lacunes de la microéconomie de se croire dispensée d’analyser l’effet du cycle conjoncturel sur le comportement des agents. Les économistes se sont préoccupés d’assurer les microfondations de la macroéconomie mais ont oublié les macrofondations de la microéconomie, comme si le contexte dans lequel opèrent les agents n’influençait pas leurs actions.

Grâce au coût unitaire croissant (à partir d’un certain niveau de production), les courbes de recette marginale et de coût marginal se rejoignent, ce qui permet de déterminer un optimum de la firme, tant à court terme qu’à long terme. Pourtant, les coûts croissants sont loin de faire l’unanimité et les études empiriques ne tendent pas à les confirmer. En concurrence imparfaite, cette hypothèse es même inutile puisque la courbe de demande de la firme est décroissante, ce qui suffit à déterminer un équilibre. Mais cet équilibre, vient-il vraiment de l’intersection entre la recette marginale et le coût marginal ?

Dans la théorie orthodoxe, en égalisant recette marginale et coût marginal, les firmes obtiennent normalement un profit net ; celui-ci attire de nouveaux arrivants. La demande de chaque firme s’en trouve progressivement réduite jusqu’à ce que ce profit disparaisse. En voulant maximiser le profit à court terme, les entreprises ont fait disparaître le profit à long terme et ont vu fondre leur part de marché et leur taille. Il est peu probable que des firmes gérées par des managers rationnels se comportent de la sorte. Comme expliqué au sous-chapitre 5.5.4, Harrod avait parfaitement résolu ce problème. Les firmes savent le prix qu’elles peuvent demander sans stimuler l’accroissement de l’offre. En l’absence de collusion et de barrières à l’entrée, ce prix ne peut évidemment pas comporter de surprofits importants.

Puisque la marge bénéficiaire ne doit assurer que la rémunération normale du capital comprise dans le coût, il est parfaitement rationnel pour une entreprise de produire au-delà de l’égalisation de la recette marginale avec le coût marginal. Obtenir un profit supérieur reste possible ; la clé est d’être plus performant que les concurrents : avoir un rapport qualité-coût supérieur permet de gagner soit sur la quantité soit sur la marge.

L’erreur des marginalistes est de croire que l’entreprise maximise son profit à long terme en maximisant son profit instantané à tout moment. L’intuition des full costers fut de comprendre que les profits aux différents instants ne sont pas des variables indépendantes et que la maximisation du profit à long terme, forcément le véritable objectif de la firme, doit comporter une règle propre. Malheureusement, les full costers ont exprimé leur intuition maladroitement en discréditant la maximisation du profit. Trop heureux de l’erreur de leurs adversaires, les marginalistes en ont profité pour clore la controverse prématurément.

 

Capital, intérêt, épargne et préférence temporelle

La théorie fisherienne demeure le fond de la pensée néoclassique en cette matière. Elle a été intégrée dans l’équilibre général néo-walrassien. La préférence temporelle y joue un rôle fondamental.

Avant d’aborder la théorie de l’intérêt, examinons plus en détail la maximisation de l’utilité intertemporelle du consommateur. Voici une des multiples variantes de l’équation générique (présentée ici en temps discret) :

L’utilité intertemporelle au temps t notée Vt est la somme des utilités instantanées u de la consommation aux différentes époques t+k, actualisées au taux de préférence temporelle ρ. L’initiateur de cette équation n’est autre que Samuelson (1937), s’inspirant de Rae, Böhm Bawerk et Fisher. Mais Samuelson, sceptique à l’égard de sa créature, ne revendique pour elle ni valeur normative, ni valeur descriptive. Ces scrupules n’ont pas empêché l’économie politique moderne d’en faire l’un de ses piliers.

Les dernières décennies du XXe siècle virent une importante littérature analyser le bien-fondé de l’escompte des satisfactions futures, aux niveaux tant de l’individu que du gouvernement appelé à ménager les intérêts discordants de la génération présente et des générations à venir. Cette réflexion recouvre un double questionnement : est-il rationnel et est-il éthiquement défendable ? Le débat fut occupé par les philosophes plus que par les économistes.

Pour répondre adéquatement à la question, il faut sérier deux aspects apparemment semblables mais indépendants :

  • la préférence temporelle pure (le terme β de 10.1) par laquelle une satisfaction aujourd’hui est préférable à la même satisfaction dans le futur ;
  • le fait que divers facteurs tendent à réduire l’utilité instantanée u qu’une consommation C produira dans le futur par rapport à la même consommation présentement.

Mais l’effet de dévalorisation de la consommation future est identique et cumulable.

Un argument avancé en faveur de la préférence temporelle pure est que l’être humain n’a pas une personnalité continue. Il est au cours des phases de sa vie une succession de personnalités différentes. Que la personnalité présente ne se soucie que modérément du sort de ses « successeurs » n’a rien d’irrationnel.

En faveur du déclin de l’utilité instantanée future, il est argué notamment qu’avec la croissance économique, les sujets anticipent généralement une hausse du revenu futur, donc de leur consommation dont l’utilité marginale est ainsi appelée à décroître. Cet argument me paraît peu pertinent ; comme l’a montré Duesenberry, l’individu s’attache surtout au rapport entre sa consommation et celle du reste de la société ; en moyenne, ce rapport ne varie forcément pas ; l’utilité marginale de la consommation ne subit donc pas de biais systématique de ce type.

L’incertitude est un autre argument souvent invoqué. L’individu se préoccupe moins de ses intérêts futurs, car il ne sait pas s’il sera encore en vie, ni quel seront son état de santé, ses goûts etc.

En dépit de tous les arguments exprimés dans le cadre de ce débat et antérieurement, Trostel et Taylor arrivent en 2001 à cette conclusion partagée par d’autres auteurs : « Despite the almost universal assumption of time preference in models of intertemporal choice, an adequate explanation of why people discount the future has not been provided »[6].

En l’absence d’une préférence systématique pour la consommation présente, la prime au report de la consommation serait rendue inutile. Il faudrait alors rechercher l’explication de l’intérêt dans d’autres types de considérations. Déterminer la forme préférée de la répartition temporelle de la consommation s’avère donc critique pour l’ensemble de la problématique.

Les théories que nous avons étudiées au chapitre 9.5 mettent en avant le souhait de lisser la consommation, d’en faire l’élément constant par opposition à l’épargne qui est l’élément résiduel. Ceci ne suffit pas à exclure une préférence pour un trend croissant ou décroissant sur la vie. Les expériences « psychologiques » révèlent que les sujets mis face à cette alternative préfèrent généralement un trend croissant à un trend décroissant[7], ce qui n’est pas étonnant. Il me semble en outre que terminer sa vie dans le dénuement est pour l’homme moyen une perspective effrayante et qu’il est motivé à prendre les dispositions nécessaires pour l’éviter.

Knight, un des rares économistes sceptiques à l’égard de la préférence pour le présent, pose correctement la problématique : « If a man were given his entire income for a year in a lump-sum payment on January first, how would he distribute its expenditure through the year ? (…) A zero-time preference obviously means a uniform distribution in time (…) As to the facts of human nature, it is safe to assume that different individuals would give the most varied forms of distribution. »[8]. L’individu se construit une image de l’évolution de ses besoins au cours de sa vie, fonction de sa situation familiale, de sa santé, de ses projets personnels et professionnels... Il tentera de faire adhérer sa courbe de consommation à cette courbe de besoins tout en respectant sa contrainte budgétaire[9]. Cette tendance pourrait être appelée « préférence pour une consommation équilibrée » ; elle semble plus plausible que la préférence pour le présent.

Une facette de la conception néoclassique connexe au principe de l’impatience consiste à ne voir en l’épargne qu’une consommation différée. Fisher argumente que seule la consommation apporte la jouissance et que l’épargne n’a donc aucune justification si la consommation n’est pas au bout du chemin. En est-il vraiment ainsi ? Des grands économistes comme Pigou ont reconnu le désir de posséder comme motif à l’épargne. Il arrive que des auteurs concèdent cette motivation aux très riches, mais elle semble généralement déniée aux autres classes sociales. Admettons que les très pauvres ne sont pas tentés par l’épargne, car elle mettrait leur vie en danger. Mais les membres de la classe moyenne semblent trouver une satisfaction à posséder un capital. L’économie politique, peut-elle réellement répondre de façon scientifique à ces questions : comment les différentes catégories sociales épargneraient-elles en l’absence d’intérêt ? Et si l’intérêt devait être une agent motivant indispensable, quelle gêne servirait-il à compenser : l’impatience, le simple sentiment d’être séparé de son argent, la peur de le perdre[10] ? A moins que gagner de l’intérêt ne devienne un but en soi ?

Chez Fisher, les écarts entre le taux de préférence pour le présent et le taux d’intérêt génèrent des mouvements de capitaux qui tendent à ramener le taux d’intérêt vers le taux d’impatience. Mais les études empiriques semblent indiquer une élasticité très faible de l’épargne par rapport au taux d’intérêt. Keynes avait d’ailleurs intégré ce trait dans sa Théorie Générale. Dans ces conditions, il est douteux que le taux d’intérêt puisse être guidé par la préférence pour le présent, même dans l’hypothèse implausible où celle-ci est avérée.

Marx avait élaboré le concept de plus-value pour montrer que tout l’intérêt provient de l’exploitation du travail. Ce concept est inobservable et donc impropre à l’analyse scientifique. Böhm Bawerk vînt avec le concept de préférence pour le présent, tout aussi inobservable et lui aussi plus adapté à la spéculation qu’à l’analyse scientifique. La vérité est qu’au XXIème siècle, l’économie politique est incapable d’expliquer l’intérêt.

*

Pour l’approfondissement de certaines questions, je renvoie les lecteurs à deux articles que j’ai publiés sur le site du MPRA.

Concernant la concurrence et l’équilibre du producteur :

https://mpra.ub.uni-muenchen.de/id/eprint/69015

Concernant la productivité marginale et la rémunération des facteurs :

https://mpra.ub.uni-muenchen.de/93814/

 

 

[1] L’équilibre général d’Arrow-Debreu qui sert de socle à la microéconomie moderne postule la concurrence parfaite. La grande majorité des modèles macroéconomiques posent également cette hypothèse, principalement ceux qui concernent l’économie du bien-être.

[2] « Mesurables » n’est pas le terme le plus exact. L’utilité n’est pas mesurable non plus ; elle est pourtant omniprésente dans l’économie. Les économistes apprécient les concepts qui sont des quantités ou sonnent comme telles, afin d’en faire des variables dans leurs équations.

[3] Les deux dernières formes sont parfois regroupées sous l’appellation « nonprice competition ».

[4] Je considère ici la malléabilité volontaire, reflétant les décisions stratégiques de l’entreprise.

[5] Hayek (von) Friedrich A. (2008) « Monetary Theory and the Trade Cycle » in Prices and Production and Other Works : F.A. Hayek on Money, the Business Cycle, and the Gold Standard., The Ludwig von Mises Institute, Auburn Alhabama, p. 33

[6] Trostel & Taylor Trostel Philip A., Grant A. Taylor (2001) « A Theory of Time Preference » in Econmic Inquiry, vol 39 n°3, p. 379. Dans cet article, les auteurs proposent une « nouvelle » justification de l’escompte. Ils évacuent toute préférence temporelle pure, mais considèrent qu’en vieillissant, l’individu voit baisser sa capacité de profiter de la consommation, ce qui abaisse l’utilité instantanée future. L’anticipation de ce déclin l’amène à escompter le futur.

[7] Frederick Shane, George Loewenstein, Ted O'Donoghue (2002) « Time Discounting and Time Preference : A Critical Review » in Journal of Economic Literature, vol 40 (june) p. 363

[8] Knight Frank H. (1921) Risk, Uncertainty and Profits, Hart, Schaffner & Marx, Boston. Site Internet Library of Economics and Liberty http://www.econlib.org/library/Knight/knRUP.html § 2.4.51. Dès 1921, il écrivait : « The assumption of a general preference in human nature for present over future goods is so commonly and so confidently made that some courage is required to call in question the foundations of the entire body of doctrine on the subject ; yet it must be done ».

[9] Cette contrainte est d’ailleurs souvent définie erronément dans les modèles, car elle néglige la réticence et les obstacles à l’emprunt.

[10] L’expression « le risque zéro n’existe pas » est entrée dans le langage courant pour une multitude de questions non économiques. En économie, le terme « actifs sans risque » intervient couramment. Est-on sûr que certains placements ne rapportent pas une prime de risque ? Que cette prime de risque n’englobe pas toute la rémunération du capital ?



2 réactions


  • Séraphin Lampion Séraphin Lampion 1er octobre 2019 09:15

    « La vérité est qu’au XXIème siècle, l’économie politique est incapable d’expliquer l’intérêt.  »

    merci de nous révéler la vérité qui avait échappé à Marx dont la préoccupation n’était pas tant l’« intérêt » que le « profit »

    que les économistes ne soient pas en mesure de justifier « scientifiquement » leurs spéculations n’est pas un scoop : ils sont la plupart du temps des idéologues au service de l’idéologie dominant pour fournir aux chroniqueurs économiques des JT des schémas pour bourrer le mou des naïfs, des imposteurs

    cela ne change rien au fait que l’appropriation du fruit du travail des autres permet à une minorité de s’enrichir et que cette minorité dégage une telle richesse qu’elle peut même assurer le fonctionnement de la police, de l’armée et restaurer des cathédrales incendiées


  • Pascal L 1er octobre 2019 15:15

    Vous devriez lire Steve Keen « l’imposture économique ». Il montre que les courbes d’offre et de demande sont parfaitement indéterminées et peuvent se croiser en autant de points que vous voulez.

    L’analyse des phénomènes économiques doit se faire avec les même outils que pour les phénomènes physiques turbulents. Il faut donc maîtriser les équations différentielles et les solutions ne sont pas des points mais des surfaces ou des volumes. Keen a démontré la rapport qu’il existe entre le volume du chômage de masse et la variation de la dette, d’où l’imbécilité d’une monnaie dont la contrepartie est la dette... Enfin, pas si imbécile pour ceux qui possèdent la dette car elle vous transforme en esclave volontaire. Génial !

    Keen nous montre également comment l’université a été préemptée par les économistes néoclassiques. Aucune chance d’obtenir un poste si vous ne récitez pas la pensée unique. C’est cette pensée qui est enseignée aux futurs journalistes et aux futurs politiques.


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