Chine : quand la mondialisation force l’égalité des conditions
Y aurait-il une « main invisible » dont les fortes têtes disent que, comme le diable, sa ruse est de faire croire qu’elle n’existe pas ? Cette « main » ne serait-elle pas les conséquences jamais prévues des actions humaines ? Ce « tout » qui est « plus que la somme des parties » ? C’est en tout cas un paradoxe réjouissant de constater que le libre-échange entre les États-Unis et l’Asie force à reconsidérer l’actuelle disparité des revenus aux États-Unis.
L’IRS ou service fédéral des impôts, cet Internal Revenue Service popularisé par la bande dessinée de Vrancken et Desberg (éd. Le Lombard), montre que les écarts de revenus aux États-Unis ont un atteint un niveau jamais vu depuis les années 1920. Les 1% des revenus les plus riches (et l’on ne parle pas du capital) représentent aujourd’hui 17% de la consommation nationale américaine. Les travailleurs des classes moyennes, employés, techniciens, commerçants et artisans, représentent 80% de la population active. Ne vous étonnez pas de ne pas trouver les « cadres », ce statut est une exception française très Ancien Régime, qui ne saurait exister aux États-Unis. Les revenus réels (après inflation) de ces 80% n’ont pas augmenté pendant les dix dernières années. Et ils ne devraient pas le faire, étant donné la concurrence des pays à bas salaires pour toutes les activités industrielles et pour les services délocalisables. La conséquence immédiate est à rechercher en Asie, particulièrement en Chine.
Si chaque dollar de consommation supplémentaire allait aux produits étrangers, au début des années 1990, aux États-Unis, c’est désormais 40 cents sur 1$ qui y vont. Les biens de consommation courants sont désormais importés d’Asie, à un rythme deux fois supérieur à celui des biens importés d’Europe depuis 2002. Pour profiter de la manne, les salariés bloqués dans leurs évolutions doivent emprunter. Le crédit est facile et très à la mode aux États-Unis, mais il dépend des taux directeurs décidés par la Banque centrale, et la Fed doit prendre en considération l’inflation. Pas question de pousser à la bulle les prix de l’immobilier en laissant filer les crédits. La consommation courante des ménages dépend du niveau de remboursement de leur prêt immobilier : l’échéance fixe comprend plus ou moins d’intérêts mensuels en fonction des taux directeurs. Comme les prêts immobiliers américains sont presque tous à taux variables, une baisse générale des taux se répercute immédiatement sur le pouvoir d’achat puisque, à mensualité de remboursement égale, la part immobilière de ce crédit revolving permanent diminue. Or, la Fed a décidé d’augmenter ses taux. Les salaires ne bougeant pas, la consommation en pâtit, ce qui est voulu à la fois pour contrer l’inflation et pour diminuer le déficit commercial américain envers le reste du monde. Mais cela pénalise la production asiatique.
Les Américains vont-ils être forcés de libérer du pouvoir d’achat par la redistribution ou les salaires ? Sans doute pas dans l’immédiat, mais certainement à terme, c’est tout le modèle de société américain qui est en cause. Sans libre-échange, pas d’american way of life ? Mais pas de développement des pays sous-développés. La croissance est un partage, un intérêt mutuel. Et la Chine, qui est très près de ses intérêts, comme « un notaire de province », disait un politicien français des années Mao, commence, très diplomatiquement, à faire les gros yeux devant ce ralentissement américain. Il va lui falloir coopérer avec d’autres zones. L’administration d’État des réserves en devises extérieures de Pékin, déclare le 5 janvier, qu’un de ses objectifs pour 2006 est d’améliorer la gestion des réserves en devises étrangères. « Nous voulons que les réserves de change soutiennent une stratégie nationale, une économie ouverte et les ajustements macro-économiques », déclare-t-elle pour la première fois publiquement. Il faut dire que ces réserves de change représentent 1000 milliards de dollars, et que les deux tiers sont investis en bons du Trésor américain et autres valeurs dollar. Ciel ! Le dollar va-t-il s’écrouler ? Les Cassandre avaient-elles raison ?
Oh, que non. Pas du fait de la Chine, en tout cas. M. Tang Xu, directeur général de la recherche économique de la Banque centrale de Chine, a précisé que personne n’est idiot au point de mettre tous ses œufs dans le même panier : « Il est improbable que la Chine réduise le volume actuel de ses investissements dollars pour accroître la proportion d’autres investissements. » Que délicatement ces choses-là sont dites : certes, les Chinois ne toucheront pas au stock actuel en dollars pour ne pas déstabiliser brutalement l’équilibre en devises internationales, mais ils se réservent la possibilité manifeste de placer le surplus à venir sur d’autres devises comme l’euro ou le yen. L’économie, sans la psychologie, n’est que comptabilité sans intérêt. Ici, c’est du Balzac.
La croissance de l’économie chinoise, en PIB ajusté de tout cet informel qui n’était pas pris en compte, pourrait tourner autour de 9,8% en 2005, assurant un revenu fiscal de 20% de plus qu’en 2004 ! Un vrai paradis social-libéral. Il est facile de dénigrer la « croissance » chinoise, purement quantitative, donc « sale » en termes écologiques et sociaux. Tout comme notre fin de XIXe siècle, charbonneux et épuisant, surtout pour les enfants européens. Mais cette critique « vertueuse » sent sa jalousie inconsciente : nous ne sommes déjà plus les maîtres de la planète, les plus riches, les plus intelligents, les plus forts ?
De ce développement, il faut se réjouir : la croissance économique améliore le niveau de vie, l’alimentation, la santé, l’éducation. Elle pousse, une fois un certain niveau de vie atteint, à d’autres besoins moins quantitatifs, à prêter attention à l’environnement par exemple, ou à ses voisins, la coopération étant toujours plus confortable que l’agressivité quand on a quelque chose à défendre. Mais ne mettons pas la charrue avant les bœufs. La Chine part de très loin ; elle a réussi en une seule génération ce que nous avons mis un siècle à accomplir. Elle n’en est encore qu’aux années 1950 françaises, si l’on tient à l’analogie. La suite sera plus proche de notre évolution actuelle, et c’est sans doute cela qui fait problème pour certains « alters » de café de la gare (pas du commerce, quand même). Ces « gens-là » vont « nous bouffer », nous « aspirer le boulot ». « Salauds de pauvres », disait déjà Jean Gabin dans un film qui se passait sous l’Occupation.
Mais devant tout changement, il y a toujours deux attitudes : celle des autruches qui se rencognent dans leur « statut » et hululent à la lune, se lamentant sur leurs privilèges perdus (en cassant du Parlement ou de la Préfecture à l’occasion) ; et celle des entrepreneurs (chercheurs, producteurs, commerçants) qui voient une nouvelle frontière s’ouvrir. Le vice-ministre du commerce chinois, Wei Jianguo, à Hangzhou le 8 décembre dernier, déclarait devant une assemblée de chefs d’entreprise chinois et de représentants étrangers, que 450 des 500 plus grosses sociétés du monde ont investi en Chine. Elles sont établies dans les services, l’industrie, les infrastructures rurales, la construction, les hautes technologies, le commerce. Combien de françaises sont-elles dans le lot ? Il y a Axa, Danone, Peugeot, bien d’autres encore. Les entreprises conjointes ont représenté l’an dernier 27,8% des plus-values industrielles, ainsi que 20,8% du revenu national. Elles ont créé près de 20 millions d’emplois en Chine. « Il y a un temps pour parler et un temps pour agir », disait déjà la Bible. Il y a ceux qui braillent et ceux qui retroussent leurs manches. Décidément, l’économie sans la psychologie n’est vraiment qu’une comptabilité sans intérêt.