mardi 18 février 2020 - par karl eychenne

Coronavirus financier

Le 21 janvier dernier, l’onde de choc du coronavirus se diffusait sur les marchés financiers. Très vite, les investisseurs adoptaient des stratégies de repli, avant d’acquérir finalement la conviction que le pire ne surviendrait pas. Cet épisode nous rappelle certains trains typiques de l’investisseur contemporain.

 

A quoi ressemble un coronavirus financier ?

Dès les premières secondes, l’annonce du virus suscite une réaction binaire et primaire.

 

  • Une réaction binaire car les investisseurs vendent alors tous les actifs financiers supposés souffrir d’un ralentissement brutal de la croissance économique (marchés d’actions, etc. ) pour se réfugier sur des marchés refuges proposant un rendement fixe (marchés des emprunts d’Etat…). Les initiés parleront de réaction risk on – risk off, ou de flight to quality. En vérité, cette réaction binaire se déploie à tout un ensemble de paris : préférence pour les marchés développés au détriment des marchés émergents ; préférence pour les valeurs dites défensives par rapport aux valeurs cycliques ; refuge sur l’or et fuite des matières premières liées au cycle industriel.

 

  • Une réaction primaire car elle ne s’attarde pas sur la nature du risque en question. La réaction sera la même qu’il s’agisse d’un tweet agressif de Donald Trump, la publication d’un chiffre économique très décevant, ou le commentaire inquiétant d’un Banquier Central. Il s’agit d’une forme de réflexe du même type que celui que l’on a lorsque l’on oppose notre bras à un objet se dirigeant vers notre visage. En d’autres termes, la seule vue des réactions des marchés ne permettrait pas d’interpréter le risque en question ; on pourrait seulement en conclure que quelque chose de grave se passe.

 

Très vite, il s’agit ensuite de circonscrire la zone à risque. Les investisseurs identifient les thèmes à éviter et ceux à privilégier, la différence de traitement incarnant la prime de risque coronavirus.

 

  • Eviter la Chine évidemment, ainsi que tous les pays susceptibles de subir un impact économique important de par leurs liens commerciaux particuliers avec le malade : cette défiance s’applique aussi bien aux marchés d’actions, de taux, que des devises. Eviter les secteurs liés au transport aérien ou maritime, ainsi que ceux liés à la consommation de biens durables, l’énergie, le luxe. En fait, il s’agit de constituer une liste de valeurs à éviter, une véritable chasse à sorcières.

 

  • Privilégier les valeurs du E. commerce (seul véhicule de commerce sans risque) ; et de la santé puisque désormais notre avenir dépendrait d’elles. Se réfugier sur des stratégies dites alternatives réputées offrir un rendement insensible aux risques traditionnels. Précisons que cela est susceptible de fonctionner, seulement si la crise est grave… mais pas trop.

 

La fin de la mise en quarantaine boursière

« La crise est derrière nous » : tel est le message délivré aujourd’hui par les marchés. Près de 3 semaines après le début de la crise, les indices actions américain et européens sont revenus sur leurs niveaux initiaux, voire les ont dépassés. Il est possible de décomposer ce retour de la confiance en 3 étapes plus ou moins légères :

 

  • L’étape du crétin digital. L’investisseur n’est pas expert en épidémiologie ; il n’est donc pas qualifié pour rassurer les foules. Alors il guette, la moindre nouvelle susceptible de forger une conviction. Tous ses sens deviennent connectés au seul écran qui lui fait face. Or, à moins de supposer que derrière cet écran couve une omniscience divine, on peut quand même s’interroger. Poussons le bouchon un peu loin : si nous nous inquiétons de nos enfants qui passeraient trop de temps sur l’écran digital, que devrions – nous dire des investisseurs devant leurs écrans ? (la fabrique du crétin digital).

 

  • L’étape du stimuli Jabberwocky  : à tout moment, l’investisseur peut voir défiler une information qu’il juge pertinente, à tort ou à raison. A l’heure de la finance cratylienne, il n’est d’ailleurs pas impossible que l’investisseur délègue cette tâche à certaines régions de son cerveau, qui s’attardent davantage sur la syntaxe et moins sur le sens des phrases lues : « la stamouche du gli a rapodé les prasins », est un extrait du poème Jabberwocky, de Lewis Carroll, dont Stanislas Dehaene nous fait remarquer que « certaines régions du cerveau s'activent même lorsque les phrases n'ont aucun sens, simplement parce que leur syntaxe est juste »

 

  • L’étape du tri sélectif : la crise laissera des traces, comme en témoigne le rebond seulement partiel de certains actifs financiers : les marchés d’actions émergents n’ont repris que la moitié de ce qu’ils ont perdu. Et pour cause, la Chine subira de toute façon un ralentissement de sa croissance économique, de l’ordre d’au moins – 1 % au cours du premier trimestre. Toutefois, d’autres actifs font de la résistance alors qu’on s’attendrait à un rebond plus marqué. On pense aux taux d’intérêt de long terme et au prix du pétrole qui avaient fortement baissé, et qui finalement n’ont récupéré qu’un tiers de leur mouvement.

 

L’illusion du portefeuille immun

On l’a vu, l’investisseur déploie tout un arsenal technique pour traverser les crises sans pertes ni fracas. La crise du coronavirus n’a pas échappé à la règle, et a pu donner la sensation que finalement, l’investisseur était vacciné. Il est vrai que l’on trouve de tout sur les marchés financiers, la théorie envisage même des marchés parfaits qui permettent de s’assurer contre l’occurrence de n’importe quel état de la nature : on dit alors que les marchés sont complets, au sens où ils proposent des actifs qui n’existent pas forcément de manière naturelle, mais qu’il est possible de dupliquer par des titres existants

 

Mais, cette sensation d’être immunisé contre le risque a ses limites : l’investisseur est peut être immunisé contre un coronavirus financier, mais pas contre le vrai coronavirus, celui qui fait de vraies victimes. Que ferait notre investisseur du capital garanti une fois dans la tombe ? Ce besoin d’être assuré contre tous les risques, même les plus extraordinaires, répond toujours au même désir de rendre le monde disponible alors qu’il se dérobe à nous, comme le rappelle le sociologue et philosophe Hartmut Rosa  : « Le projet culturel de notre modernité semble parvenu à son point d’aboutissement… Mais soudain, le monde se referme mystérieusement ; il devient illisible et muet.. »

 

Nous pourrions pourtant nous satisfaire du privilège de l’incertitude, comme nous le rappelle Jean Claude Carrière dans sa deuxième discussion sur l’invisible. Il s’agirait d’une forme de reconnaissance d’un Clinamen providentiel (Lucrèce), cette déviation aléatoire des atomes qui s’entrechoquent dans le vide, posant les limites d’un déterminisme absolu. Mais, on résiste difficilement à la tentation du portefeuille immun, celui qui vous pourrait vous protéger contre tous les risques, même ceux qui ne figurent pas encore sur la liste des risques possibles. Evidemment, ce portefeuille n’existe pas. Mais à l’heure du Big Data et du Machine Learning, il est de plus en plus difficile d’imaginer que quelque chose nous échappe encore.



2 réactions


  • Ruut Ruut 19 février 2020 08:20

    Comme quoi les marchés moderne c’est juste du gros n’importe quoi...


  • jjwaDal jjwaDal 19 février 2020 12:48

    Nous avons peut-être sous les yeux, le facteur déclenchant de la chute en série d’une multitude de dominos économiques, puisque nous avons choisi la vulnérabilité sur la résilience en développant l’économie et la finance telles qu’elles sont et les marchés financiers semblent rassurés. En 2017, la société civile voyait venir le krack de 2008, mais ni les marchés ni la finance.
    Il se dit que des centaines de millions de chinois seraient déjà en quarantaine et que des milliers d’ entreprises vont voir la rupture de leur chaîne d’approvisionnement d’ici quelques semaines (et oui, le flux tendu...). Quand vous avez besoin d’un composant chinois pour fabriquer, quand vous vivez de produits fabriqués en Chine, comment faites-vous s’il y a un risque de pandémie et l’activité économique locale se fige ? Mettre des centaines et milliers de personnes sur le même lieu de travail est une condition favorisant la dissémination de ce virus. Par ailleurs la multiplication des transports depuis la Chine vers le reste du monde est une condition de dissémination du virus.
    Mettez au chômage technique des milliers d’entreprises dépendant vitalement des approvisionnements chinois pour fonctionner et vous avez le premier domino qui va précipiter les autres.


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